
La décision de Viktor Ianoukovitch de ne pas ratifier l'accord d'association avec l'Union européenne le 21 novembre 2013 fait suite à une série de décisions qui ont, au final, plongé l'Ukraine dans la violence et ont provoqué le détachement de fait d'une partie de son territoire qui a bien vite été absorbé par la Russie de Vladimir Poutine. La crise ukrainienne a montré qu'on affaiblit et qu'on n'humilie pas impunément la Fédération de Russie, le plus grand et le plus peuplé des Etats européens. Mais cette crise n'est pas seulement une crise entre l'Ukraine et la Russie, c'est aussi la mise en lumière des tiraillements entre Etats membres de l'UE.
De nombreux points de discorde
La crise russo-ukrainienne est un révélateur des tensions qui existent au sein des 28 Etats membres sur l'attitude à porter à son voisinage et sur la nécessité (ou non) de se doter d'une politique étrangère, de défense et de sécurité commune.
Des divergences existent au sujet de l'opportunité et de l'étendue des sanctions à l'encontre des intérêts russes. Certains Etats y sont favorables, d'autres les redoutent; certains veulent les limiter au gel d'avoirs et à des restrictions de voyages de proches du pouvoir et/ou d'oligarques liés à Vladimir Poutine, d'autres veulent des mesures à fortes conséquences pour l'économie russe. Bien souvent, la recherche d'une position commune achoppe sur des questions d'intérêts économiques et financiers. En effet, ces sanctions sont à double-tranchant et leur impact varie d'un Etat membre à l'autre. Les gouvernements de l'UE redoutent donc que ce soit du perdant-perdant en cette période de crise économique. Un problème connexe mais majeur concerne l'approvisionnement de l'UE en gaz russe qui transite par l'Ukraine. La Russie subvient aux besoins de nombreux pays européens (environ 30% de la consommation des membres de l'UE). L'enjeu est également celui de l'approvisionnement de l'Ukraine, car la mise en place de flux rebours de gaz (de l'UE vers l'Ukraine) ne pourra être techniquement prête que d'ici plusieurs années.
Il ne faut pas non plus sous-estimer le poids de l'histoire dans l'approche différenciée de la crise ukrainienne par les 28 Etats membres de l'UE. Les ex-satellites et anciennes régions de l'URSS craignent des répétitions au scénario de l'annexion de la Crimée joué par Moscou. Dans ce contexte, certains Etats européens ont fait appel à l'OTAN, lui redonnant par là une nouvelle raison d'être. Faute d'une défense européenne, certains pays à fortes minorités russophones (les Etats baltes en particulier) s'inquiètent, en effet, des possibles troubles qui pourraient surgir sur leur territoire. Dans cette optique, une intégration de l'Ukraine à l'OTAN serait la seule riposte au renouveau de l'expansionnisme russe. Toutefois, cet appel ne fait pas l'unanimité. Le service d'action extérieure de l'UE n'a pas caché ses craintes que cet élargissement de l’OTAN provoque un raidissement contre-productif de Moscou.
Enfin, la question des visas ne fait pas non plus consensus parmi les 28 Etats membres. Si les négociations sur les visas sont suspendues avec la Russie, la plupart des pays européens demandent des garanties avant de libéraliser la politique des visas à destination de l'Ukraine.
Voyons maintenant plus précisément les positions de certains Etats membres de l'UE dans la crise ukrainienne.
Allemagne
Si depuis le début de la crise ukrainienne, la diplomatie allemande est en première ligne c'est que Berlin s'inquiète d'une instabilité à l'Est de l'Europe, si proche. Par rapport aux autres membres de l'UE, l'Allemagne dispose de la plus grande influence auprès du Kremlin: Frank-Walter Steinmeier (ministre des Affaires étrangères) y a gardé de nombreux contacts du temps où il était le bras droit de Gerhard Schröder et Angela Merkel peut parler franchement à Vladimir Poutine.
Toutefois, l'interdépendance économique entre les deux pays (l'Allemagne est le 3e partenaire économique de la Russie), et singulièrement la dépendance allemande au gaz russe (40% de sa consommation), inquiètent les partisans d'une ligne dure vis-à-vis de la Russie. Le Premier ministre polonais Donald Tusk a d'ailleurs affirmé que cette dépendance est de nature à limiter réellement la souveraineté de l'Europe.
La "relation particulière" de l'Allemagne avec la Russie explique sa frilosité sur la question des sanctions. Cette position d'équilibriste est d'autant plus difficile à maintenir que l'Allemagne a récemment indiqué qu'elle souhaitait jouer un plus grand rôle dans le monde. La crise ukrainienne est donc un véritable test pour Angela Merkel. Ses alliés (y compris les Etats-Unis) en attendent beaucoup.
France
Moteur de la relance du Triangle de Weimar ─ trio politico-diplomatique formé par l'Allemagne, la France et la Pologne ─ Paris soutient une position européenne unifiée et solide. Mais si la crise ukrainienne est prise au sérieux, le gouvernement français prône la fermeté, sans non plus montrer les gros bras. En effet, des intérêts économiques sont en jeu, dans les secteurs militaire, bancaire et énergétique notamment. Selon Paris, il ne fallait pas imposer des sanctions trop tôt pour ne pas bloquer le jeu diplomatique et éviter le scénario du pire, c'est-à-dire un risque de glaciation telle que nous la connaissons au Belarus.
A la différence de l'Allemagne et de la Pologne, la France ne veut pas entendre parler d'un éventuel rattachement de l'Ukraine à l'UE, même dans le futur et sous conditions. L'Etat français souhaite néanmoins rassurer ses partenaires européens: des avions de combats seront envoyés pour renforcer la surveillance aérienne assurée par l'OTAN au dessus des pays baltes et de la Pologne.
Pologne
Avocate des intérêts ukrainiens, la Pologne est intransigeante dans ses positions vis-à-vis de la Russie. L'adhésion du pays à l'OTAN et à l'UE a poussé la Pologne à redéfinir ses relations avec ses voisins orientaux. Mais celles-ci restent pétries d'incompréhension, de craintes et de sentiments d'injustice. Depuis la chute du régime communiste, les diplomates polonais ont encouragé le processus de démocratisation de l'Ukraine. La Pologne n'a eu de cesse, depuis son adhésion à l'UE, de proposer des politiques de coopération entre Bruxelles et Kiev (exemple : le Partenariat oriental dont le renoncement, le 21 novembre 2013, par l'ancien pouvoir ukrainien a provoqué les manifestations de Maidan). La Pologne fut, en outre, le premier Etat à reconnaitre en 1991 le nouvel Etat ukrainien. Toute cette diplomatie active a pour but de minimiser l'influence russe sur les pays d'Europe centrale et orientale et, comme telle, elle entre en opposition frontale avec la stratégie du Kremlin en Europe qui s'appuient sur l' "étranger proche". L'attention particulière de la Pologne pour l'Ukraine trouve également son fondement dans le souvenir des "Kresy" ("confins" en polonais) c'est-à-dire des territoires à l'est de la Pologne d'aujourd'hui (Lituanie, Belarus, Ukraine occidentale) qui se trouvaient pendant longtemps sous la férule des rois polonais. Des territoires qui font justement partie de l' "étranger proche" de la Russie.
Les événements ukrainiens sont donc pris très au sérieux par les Polonais qui ne se souviennent que trop bien du pouvoir soviétique. Radoslaw Sikorski a d'ailleurs déclaré: « Nous savons que chez les rapaces l'appétit vient en mangeant. L'enjeu pour le monde libre est de s'opposer à cette logique ». Suite à la réaction timorée de certains de ses partenaires européens face à ce qu'il juge comme la menace d'un conflit armé, le gouvernement polonais a appelé l'OTAN (et par là les Etats-Unis) à la rescousse, tout en offrant à l'Ukraine de l'aide humanitaire, et l'évacuation et l'hospitalisation des blessés de Maidan. La Pologne se dit, en outre, prête à faire face à une éventuelle coupure de gaz russe grâce au développement de ses infrastructures.
Pays baltes
Avec de fortes minorités russophones vivant sur leurs territoires, les pays baltes craignent d'être les prochains sur la liste. En effet, en Lettonie près du tiers de la population est d'origine russe, en Estonie cette proportion s'élève à 25% et elle est de 5% en Lituanie. Après leur adhésion à l'UE, la question du statut de ces minorités est restée une source de préoccupation pour les autorités russes qui reprochent leur mise à l'écart, victimes notamment de l'exclusion de leur langue dans les administrations.
Présidente de la Lituanie, Dalia Grybauskaité a qualifié le comportement de la Russie de menace directe pour la sécurité régionale dans les pays baltes; pour elle: « Après l'Ukraine, il y aura la Moldavie, et après la Moldavie, ce sera le tour d'autres pays ». Il faut dire que le transit par son pays est le chemin le plus court pour les troupes russes qui se rendent dans l'oblast de Kaliningrad. Le discours est le même en Estonie et en Lettonie.
Pour autant, la dépendance totale des pays baltes vis-à-vis du gaz russe engendre une crainte parmi les milieux d'affaires estonien, letton et lituanien quant à l'effet dans leurs pays des sanctions économiques contre leur grand voisin. La crise russo-ukrainienne a d'ailleurs commencé à faire sentir ses effets sur l'économie lettone dont les actions ont déjà perdu entre 10 et 19% en bourse. Le secteur du tourisme pourrait également en pâtir.
Roumanie (et Moldavie)
En Roumanie également l’inquiétude domine et les officiels redoutent que Vladimir Poutine ne réactive les conflits gelés de la région pour progresser vers une sorte de recréation de l'Union soviétique. Toutefois, il faut noter un manque de réaction ferme de la part des autorités roumaines. Deux raisons peuvent être avancées: le fait que le relations financières et commerciales entre la Roumanie et la Russie ne sont pas très importantes (le pays n'est pas dépendant du gaz russe); d'autre part, une partie de la presse voit dans l'affaiblissement de l'Ukraine une opportunité d'obtenir des gains territoriaux en Bucovine du nord, un territoire ukrainien où vit une forte minorité roumaine (20% de la population selon Bucarest).
Autre point d'attention: la Moldavie voisine, affaiblie par la présence de quelques 1500 soldats russes en Transnistrie (province séparatiste) et les revendications indépendantistes dans le territoire autonome de Gagaouzie. Afin de dissuader la Russie de déstabiliser son voisin, la Roumanie a réclamé que l'UE accepte d'urgence la candidature de la Moldavie a entrer dans l’UE.
Comme l'Ukraine, la Moldavie est en étau entre l'Europe et la Russie. Et la crise ukrainienne fait écho à la situation actuelle du pays, partagé entre des périodes d'orientation pro-russe et pro-européenne (actuellement), déchiré par des crises politiques incessantes et par la présence d'intérêts russes en Transnistrie et en Gagaouzie. Dmitri Rogozine, vice-Premier ministre russe, a notamment déclaré: "le train de la Moldavie vers l'Europe va dérailler en Transnistrie". Face à ce péril, les autorités actuelles entendent bien approfondir leurs relations avec l'UE. A cet égard, le paraphage d'un accord d'association et d'un accord de libre échange lors du sommet de Vilnius du 28-29 novembre 2013, constitue un succès pour Chisinau qui a même fait miroiter à sa population une libéralisation imminente des visas vers l'UE.
Royaume-Uni
Loin des peurs polonaises et baltes et des inquiétudes roumaines, le Royaume-Uni craint, lui, pour ses intérêts économiques. Si le pays a décidé de suspendre ses exportations miliaires à destination de l'armée russe ainsi que sa participation aux préparatifs du G8 prévu à Sotchi (comme la France et d'autres) et si Londres considère toujours officiellement la Crimée comme faisant partie de l'Ukraine, un document officiel laisse entendre que la diplomatie britannique ne soutiendrait pas les sanctions commerciales qui seraient infligées à Moscou et qu'elle découragerait toute discussion de représailles militaires auprès de l'OTAN. En revanche, le gouvernement n'est pas contre les restrictions de visas de figures proches du pouvoir russe.
Outre l'implantation d'entreprises sur le sol russe, c'est principalement les effets sur Londres et la City qui sont redoutés. Pas moins de 70 sociétés russes y sont cotées en bourse et quelques 300000 Russes travaillent rien que dans la capitale britannique, rappelle Julien Nocetti de l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Parmi eux, de nombreux oligarques milliardaires. Les prix des biens londoniens seraient fortement affectés par leur départ, ce qui aurait un effet boule de neige sur toute l'économie du Royaume-Uni.
Bulgarie/Hongrie
Avec la Serbie, la Bulgarie et la Hongrie sont les maillons d'une chaine constituée par la Russie dans la région. La Bulgarie a, en effet, des liens spécifiques avec la Russie, d'autant que le pays dépend de l'approvisionnement énergétique russe et des recettes apportées par les touristes de ce pays. Le ministre des Affaires étrangères bulgare Kristian Vigenin a déclaré que son pays reconnaitrait le résultat du référendum tenu en Crimée le 16 mars 2014, donnant ainsi l'impression que la Bulgarie soutenait l'intervention russe en Crimée.
Son homologue hongrois, János Martonyi, a prévenu que son pays était très réticent à un durcissement des sanctions à l'encontre de la Russie. Celles-ci pourraient avoir des conséquences extrêmement négatives pour la Hongrie et provoquer une « longue guerre économique ».
République tchèque/Slovaquie
Les membres du groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ont fait le lien entre les événements ukrainiens et les répressions de l'armée soviétique en 1956 (soulèvement de Budapest) et en 1968 (invasion de la Tchécoslovaquie).
Plus affirmée que la position slovaque, la diplomatie tchèque soutient les sanctions à l'égard de la Russie. Elle a aussi insisté auprès de ses collègues européens pour mettre en place un embargo sur les armes russes ainsi que la suspension des négociations sur les visas pour les ressortissants de ce pays. Deux faits sont à noter en ce qui concerne la République tchèque dans la perspective de la crise ukrainienne: environ 130000 Ukrainiens vivent dans le pays et 70% de son gaz est importé de Russie via l'Ukraine (idem pour le pétrole).
Conclusion
Les divergences observées au sein des Etats membres de l'UE mettent en doute la capacité de celle-ci à se mettre d'accord sur une politique unique et solidaire vis-à-vis de la Russie. Elles entament le poids et la crédibilité de l'UE dans une crise à ses portes. Tant que les Etats membres poursuivront leurs intérêts propres, nulle politique étrangère commune forte et crédible ne verra le jour.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d’avril 2014 : L'Ukraine en crise
- Irina Boulin-Ghica, Prochain Maidan à Bucarest ? Les conséquences des événements en Ukraine sur les pays voisins
- Aurélie Champagne-Morozov, L’Ukraine, l’étincelle européenne et la crise-passion russe
Sur internet
- Georges Mink, "Maidan, l’Ukraine rêvée de la Pologne", Libération, 16 mars 2014
- Pierre-Antoine Klethi, "Accroître la crédibilité de l’UE : quelques leçons à tirer de la crise en Ukraine", http://aucafedeleurope.com
A écouter
- "Crimée: une onde de choc mondiale?", France culture, Du Grain à moudre, émission du 24 mars 2014 avec Bertrand Badie, Simon Serfaty et François Géré