
Fin janvier 2014, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, plusieurs responsables politiques de haut rang allemand ont appelé à un changement de la politique étrangère très prudente suivie par l'Allemagne depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Cet article essaye de voir s'il s'agit d'un changement cosmétique ou bien de quelque chose de plus profond. L'Allemagne pourrait-elle à l'avenir se montrer plus présente dans les opérations militaires menées par l'UE?
Introduction
La Conférence sur la sécurité de Munich est un forum qui, depuis 1963, réunit annuellement dans la capitale bavaroise les acteurs mondiaux les plus importants en matière de sécurité, en particulier occidentaux. Des chefs d'Etat et de gouvernement, des ministres des affaires étrangères et de la défense, des représentants de l'UE, de l'ONU, de l'AIEA et d'organisations non gouvernementales se réunissent pour discuter de questions de sécurité et de défense. Cette conférence a été comparée au « Forum économique mondial de Davos » en matière de sécurité. Comme ce dernier, elle est souvent l'occasion de faire de grandes (et parfois fracassantes) déclarations.
En 2005, par exemple, après les polémiques suite à la guerre d'Irak et aux déclarations du Secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld sur l'existence d'une «vieille Europe» qui serait à opposer à une «jeune Europe» (les nouveaux Etats membres de l'UE pour le dire rapidement), le Chancelier Schröder fit lire une déclaration en son nom dans laquelle il critiquait sévèrement l'action des Etats-Unis et remettait en cause l'existence même de l'OTAN.
Dans le cadre de la 50éme conférence de Munich, qui s'est tenue entre le 31 janvier et le 2 février 2014, trois figures politiques de haut rang - le Président Joachim Gauck, la ministre fédérale de la Défense Ursula von der Leyen et le ministre fédéral des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier - ont plaidé pour une refonte de la politique étrangère allemande dans un sens plus interventionniste.
Les discours
Le discours le plus marquant a été celui du Président Gauck. Après avoir rappelé les raisons historiques de la posture très prudente en politique étrangère suivie par l'Allemagne depuis 1945, il a ajouté que «nous ne pouvons pas espérer ne pas être touchés par les conflits mondiaux. Mais si nous prenons part à leur résolution, nous pouvons au moins influencer l'avenir. Il est donc important pour l'Allemagne d'investir vraiment dans la coopération européenne et dans l'ordre mondial. [...] l'Allemagne et ses partenaires européens doivent assumer plus de responsabilités dans leur sécurité.». À la base de ce tournant se trouve notamment, mentionné par le Président dans son discours, le concept de responsabilité de protéger développé au sein de l'ONU au cours des dernières années; ce principe oblige un pays à intervenir dans le cas où un autre Etat commettrait des crimes contre l'humanité. Une position proche de celle défendue en son temps par Joschka Fischer (ministre des Affaires étrangères sous Gerhard Schröder).
Moins explicites mais tout aussi importants ont été les deux autres discours. La ministre de la Défense von der Leyen a déclaré que «les nations européennes doivent être prêtes à assumer une partie raisonnable du fardeau transatlantique [...] rester en attente n'est pas une option. Si nous avons les moyens, si nous avons les capacités, nous avons aussi l'obligation et nous avons la responsabilité de nous engager». Le même concept a été répété par le ministre des Affaires étrangères Steinmeier, qui a souligné que «dans aucun cas une politique de la retenue ne doit devenir pour l'Allemagne une politique de désengagement. L'Allemagne est trop grande pour se limiter à commenter la politique mondiale sans y participer».
Le fil rouge commun de ces discours peut être résumé ainsi : il est temps de revoir la politique allemande traditionnelle de non engagement en politique étrangère, et particulièrement sa contribution militaire sur la scène internationale. Avant d'aller plus loin, il importe de revenir sur la position de l'Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La politique étrangère allemande lors de la Guerre froide
L'origine de la posture très prudente en politique étrangère suivie jusqu'à aujourd'hui par l'Allemagne remonte aux circonstances entourant la naissance de la République Fédérale allemande (RFA).
Après la chute du IIIe Reich et le partage de son territoire en deux Etats différents, l'Allemagne était devenue un importateur net de sécurité. Etant incapable de faire face seule à la menace d'une invasion soviétique, la RFA avait besoin du soutien militaire de l'OTAN pour pouvoir assurer sa propre sécurité. Intégrée à l'OTAN, l'armée allemande (la Bundeswehr) - armée de citoyens en uniforme placée sous le contrôle des élus de la nation et non sous celui du Chancelier ou du ministre de la Défense - était chargée de la défense avancée de l'Europe occidentale en cas de déferlement des chars soviétiques dans les plaines d'Europe centrale. Cette situation imposait par conséquent de fortes limitations à la politique étrangère et militaire du pays, qui ne pouvait pas se permettre de provoquer des disputes avec ses alliés, en particulier les Etats-Unis.
À cela s'ajoutait le poids de l'histoire (de 1914 à 1945) sur les engagements stratégiques de la RFA. La marque d'infamie liée à la période nazie risquait toujours d'être évoquée dans le cas d'une action militaire allemande à l'étranger et explique la prudence de l'Allemagne quant au développement d'une Europe militaire. Pour Dominique Moïsi, le rejet absolu et radical de la politique de puissance et de la tradition militariste telles que pratiquées de Guillaume II à Hitler pousse l'Allemagne vers un "désir d'impuissance" sur le plan de la sécurité et de la politique étrangère.
La politique étrangère allemande après la Guerre froide
Toutes ces conditions ont changé avec la fin de la guerre froide et le rééquilibrage stratégique qui en a découlé. Avec la disparition de la menace soviétique et la réunification du pays, l'Allemagne - parallèlement au reste de l'Europe occidentale - est devenue un exportateur, et non plus un importateur, de sécurité, ce qui a augmenté sa liberté d'action. L'unification a transformé la façon des Allemands de se percevoir en tant que nation. Cela a été favorisé par la bonne santé économique du pays mais aussi par des changements de mentalité dans la société allemande: soixante ans après, les nouvelles générations ne se considèrent plus liées par la nécessité de se disculper du passée nazi.
La naissance d'une forte composante pacifiste au sein de la population allemande met toujours des freins à une présence militaire plus affirmée sur la scène internationale. Ce pacifisme trouve ses origines dans la réconciliation réussie entre des ennemis jurés d'hier devenus des voisins et des partenaires ainsi que dans le sentiment qu'ils ne devaient pas se soucier de la sécurité de l'Europe, celle-ci étant assurée par d'autres.
L'évolution actuelle de la politique extérieure allemande a été graduelle et constitue l'aboutissement d'un processus de reconstruction historique. Une première brèche dans la tradition de "retenue militaire" observée jusqu'alors a été ouverte en 1993 avec l'envoi de troupes en soutien de l'opération Restore Hope de l'ONU en Somalie. En 1994, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe autorise l'armée allemande à participer à des missions de maintien de la paix de l'ONU hors du territoire de l'OTAN. Le véritable tournant à eu lieu dans les Balkans. Il y eut l'emploi de l'aviation allemande dans les opérations de l'OTAN en Bosnie en 1995, l'envoi de la Brigade franco-allemande en Bosnie-Herzégovine en 1996 et les opérations au Kosovo en 1999. Le ministre des Affaires étrangères d'alors, Joschka Fischer, parvint à convaincre l'opinion et les cercles de pouvoir que la défense des droits de l'homme pouvait passer, en dernier ressort, par le recours à la force. Son argument: "Nie wieder Auschwitz" ("Plus jamais Auschwitz"), plus jamais de carnages et d'exterminations sur le sol européen.
Cependant, il ne s'agit pas d'une évolution linéaire. Ministre des Affaires étrangères du précédent gouvernement d'Angela Merkel, Guido Westerwelle avait renoué avec la tradition de "retenue militaire". C'est au nom de celle-ci que l'Allemagne (dans son rôle de membre non permanent), s'était abstenue au moment du vote du Conseil de sécurité de l'ONU sur l'intervention en Libye. Sous Westerwelle, l'Allemagne préférait laisser aux autres les tâches ingrates et se réserver un rôle de nation moralisatrice. Quelle est donc la portée des changements proposés par le Président Gauck et les ministres von der Leyen et Steinmeier?
Les raisons du changement de position et sa portée
Plusieurs raisons tant externes qu'internes à l'Allemagne expliquent ce revirement de position. Tout d'abord, il faut garder à l'esprit que l'Allemagne ne recherche qu'une chose: la stabilité et la paix sur le continent européen, propices au commerce et aux échanges. Puissance commerciale, scientifique et innovante, l'Allemagne occupe désormais une place centrale au sein de l'espace européen élargi à l'est ainsi qu'une place prépondérante dans un monde désormais multipolaire. Cette responsabilité grandissante l'oblige à assumer celle-ci en passant à l'acte. D'autant que l'on assiste à un éloignement et un désintéressement des Etats-Unis des enjeux de sécurité et de défense européens mais aussi vis-à-vis de l'Afrique et même du Moyen-Orient, régions à la périphérie de l'UE. Troisième exportateur mondial d'armement, l'Allemagne est préoccupée par la défense de la sécurité européenne au sens large, particulièrement lorsqu'il s'agit de mini-conflits ethniques ou religieux à la périphérie de l'UE ou lorsque les intérêts des 28 Etats membres sont menacés aux marches de l'UE (y compris en Afrique). Entre temps, la Bundeswehr est passée en 2011 d'une armée de conscrits à une armée de professionnels.
Sur le plan de la politique interne, des motivations électorales et personnelles s'entremêlent. Ainsi, le parti libéral (FDP), hostile aux interventions extérieures des forces armées allemandes, ne fait plus partie de la coalition au pouvoir au niveau fédéral. D'autre part, ces prises de positions publiques peuvent également être un moyen pour Frank-Walter Steinmeier (qui était, il faut souligner, le chef de l'opposition jusqu'à la formation de la Große Koalition) et plus encore pour Ursula von der Leyen d'occuper le devant de la scène et se profiler comme véritable homme/femme d'état, capable d'assumer les plus hautes responsabilités.
Si ce changement appelé de leurs vœux passe le cap de la simple déclaration de principe, à quels changements pouvons-nous nous attendre en matière de sécurité et de défense? Tout d'abord, il faut noter le rapprochement franco-allemand sur ces enjeux. Ainsi, on note l'idée d'effectuer des visites à l'étranger en doublé (Laurent Fabius-Frank-Walter Steinmeier), le renforcement de la coopération dans le domaine de la défense annoncé par Angela Merkel le 15 février 2014 et la promesse de soutenir les interventions françaises en Afrique. Il ne s'agit cependant pas de missions de combats. L'OTAN a d'ailleurs beaucoup critiqué les règles d'interventions extrêmement restrictives qui encadrent fortement l'action des soldats allemands en Afghanistan. Des règles qui ont également provoqué des situations traumatisantes pour les militaires sur place.
Sur le plan européen, cette nouvelle approche a pour effet de relancer l'Europe de la défense. Pour l'Allemagne, celle-ci est un moyen d'intégration et de rationalisation intra-européenne et non un vecteur de projection de la puissance hors de ses frontières. Comme le souligne Andreas Schockenhoff, vice-président du groupe CDU/CSU au Bundestag: "La politique étrangère et de sécurité commune et la politique européenne de défense [comme toutes les politiques de l'UE] doivent renforcer le rôle de l'Europe sur la scène internationale mondialisée. Elles doivent contribuer au renforcement de la force économique européenne et ainsi au bien-être en Europe". L'Allemagne défend la mise en place d'un véritable dialogue stratégique. A la différence de son prédécesseur (Thomas de Maizière), Ursula von der Leyen plaide, elle, pour une véritable armée européenne. Seulement, ce projet ne sera crédible que si la Bundeswehr s'implique dans des missions dangereuses. Pour l'instant, les initiatives concrètes se font attendre.
Conclusion
Même si l'Allemagne demeure paralysée par son passé, elle n'est plus obsédée par lui. Pour preuve, la présence à l'heure actuelle de près de 5000 militaires allemands sur neuf théâtres d'opérations extérieures. Les déclarations ambitieuses et de haut rang appellent l'Allemagne à une sortie de la neutralité et à la mise en place d'une "culture de la responsabilité et de l'aide". L'Allemagne veut désormais se présenter comme un allié sur lequel ses partenaires occidentaux peuvent compter. Ce tournant est prometteur pour l'unité européenne s'il se traduit par des faits.
Cependant, il faut nuancer ce propos: il n'est, pour le moment, pas question de missions de combat et le moindre envoi de médecins militaires à l'étranger doit systématiquement recevoir l'aval du Bundestag. En outre, la position d'Angela Merkel n'est bien souvent ni linéaire ni entreprenante sur ce sujet. Pour elle, la règle est: "Aucun conflit ne peut être résolu par la seule solution militaire. La politique étrangère allemande est la mise en réseau des capacités civiles et militaires", une règle qui coïncide, par ailleurs, avec la philosophie du "Comprehensive Approach" au cœur de la politique de sécurité européenne. Un signe clair se fait toujours attendre et les sondages d'opinions ne font que renforcer le flou de sa position. Récemment encore, 61% des Allemands étaient contre une intervention plus grande de l'armée dans les régions en crise (sondage ARD de janvier 2014) et seulement 51% d'entre eux estimaient que la Bundeswehr doit s'engager dans le cadre de missions humanitaires en Afrique (sondage Stern janvier 2014).
Pour aller plus loin
- Site officiel de la conférence de Munich (site en Anglais et Allemand) .
- Transcriptions des discours tenus à la conférence de Munich 2014 (site en Anglais et Allemand).
- Interview with German Defense Minister: 'We Can't Look Away', Der Spiegel, 28 janvier 2014
- Interview with German Foreign Minister Steinmeier: 'History Judges the Success of Foreign Policy', Der Spiegel, 24 février 2014
- "L'Allemagne doit s'investir davantage dans la résolution de crises et de conflits", Entretien avec Andreas Schockenhoff, vice-président du groupe CDU/CSU au Bundestag et Président du groupe d'amitié France-Allemagne, Fondation Robert Schuman, 17 février 2014