Ukraine, que deviendras-tu?

Par Martin Janíčko et Benjamin Schifres | 24 août 2015

Pour citer cet article : Martin Janíčko et Benjamin Schifres, “Ukraine, que deviendras-tu? ”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 24 août 2015, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1927, consulté le 02 avril 2023

Alors que les médias européens absorbés par les soubresauts qui secouent la zone euro détournent peu à peu leur regard de l’Ukraine, une solution durable au conflit est pourtant loin d’avoir été trouvée. De la guerre ouverte à l’enlisement en passant par la construction fédérale, quels scenarii se dessinent pour l’Ukraine post-Maidan ?

Le « Maidan », qui est presque devenu le nom d’usage du mouvement qui a mené à la chute de régime de Viktor Ianoukovitch, s’est bien terminé plusieurs fois. Le premier « Maidan » s’est déjà achevé en février 2014. Par la suite d’autres « Maidans » métaphoriques se sont succédés, porteurs des idées du peuple ukrainien.

Le conflit a réveillé la fracture de la société ukrainienne, ancrée dans son histoire nationale et exacerbée lors de la Seconde Guerre Mondiale. L’Ukraine a dû assurer sa survie en 2014, au niveau politique comme économique La survie politique a été assurée par l’élection sans contestation du président Porochenko. Cependant, une partie du territoire, Crimée incluse, n’a pas voté. Le nouveau gouvernement de « technocrates », qui comprend aussi des représentants étrangers comme Natalie Jaresko, Aivaras Abromavicius et Aleksandre Kvitashvili, parait davantage à l’abri de la corruption, mais il doit démontrer sa légitimité du fait de son expérience limitée. Ainsi une politique de « dé-soviétisation » à marche forcée conjuguée au recrutement de talents neufs et présumés incorruptibles serait la voie de la rémission. Si, dans l’immédiat, l’effondrement des institutions semble être évité, il ne demeure pas moins que la république ukrainienne ne contrôle pas l’intégralité de son territoire et qu’elle fait face à une situation de guerre civile, avec une armée faible.

Alors que la Russie connaissait mieux que quiconque la fragilité de l’Ukraine et aurait pu contribuer à déminer la situation, elle a choisi d’attiser les tensions, en commençant par la Crimée, action motivée par le désir russe d’étendre ses territoires et d’élargir son « Lebensraum im Westen ». Autre facteur à prendre en compte, le désir potentiel de la Russie d’intervenir de manière préemptive contre l’installation possible de bases militaires de l’OTAN sur le territoire ukrainien.

Ainsi, les objectifs initiaux de la Russie sont à peu près clairs : reprendre influence et souveraineté sur l’Ukraine ou du moins sur une partie du pays. Cela entrainera le contrôle des zones d’exploration d’énergie fossile en Ukraine et en mer noire par la Russie et sécurisera la dépendance énergétique de l’Ukraine. Pour ce faire, la stratégie de la Russie est simple : protection des minorités russes et soutien à leurs activistes. Cette stratégie est facilitée par la dépendance énergétique de l’Europe et le spectre d’une intervention armée. Personne n’a intérêt à une guerre ouverte, mais la Russie n’a pas grand-chose à perdre et est prête à jouer ses cartes jusqu’au bout. Elle peut le faire d’autant plus facilement que l’Ukraine est exsangue économiquement et que l’Occident a d’ores et déjà annoncé son refus de toute option militaire. La réaction internationale, qui a isolé la Russie plutôt que l’Ukraine, a initié une réaction russe :

  • Une campagne médiatique et d’influence tous azimuts pour réaffirmer les prétentions russes.
  • Une rupture de l’isolement diplomatique avec l’affirmation de l’Union eurasienne et une ouverture vers les autres « BRICS ».
  • Une tentative de temporiser avec les pays occidentaux en recherchant la coopération, tout en tentant de les diviser en utilisant la rhétorique nationaliste.
  • Un positionnement retrouvé en leader de la contestation de l’impérialisme américain.

Vladimir Poutine manie ces différents instruments selon ses besoins tactiques. In fine, l’objectif reste le même, soit retrouver tout le poids de la Russie impérialiste dans un échiquier européen morcelé, principal obstacle à une influence mondiale durable.

 Alors que le statu quo se maintient pour l’instant, différents scenarii peuvent être identifiés pour l’avenir.

 1. « L’invasion russe/ ou guerre ouverte » (probabilité faible)

La Russie attaquerait ouvertement l’est du pays et annexerait les régions russophones à la Russie. Politiquement parlant, l’Ukraine deviendrait un pays plus faible, mais homogène en ce qui concerne les nationalités. Économiquement parlant, l’Ukraine perdrait une partie importante, relativement développée par rapport au reste du pays contenant des ressources minières et énergétiques. L´est du pays est en effet une région très industrielle, faisant de l´Ukraine le 8e producteur mondial d’acier et l’un des 10 premiers exportateurs d’armes. C´est aussi pour cela que sans l’aide financière de l’étranger, le pays risque de faire faillite.

Il est peu probable que la Russie décide officiellement l’envoi de troupes en Ukraine, tout simplement car cela contredirait la communication du Kremlin depuis le début de la crise. La Russie ne pourrait reconnaitre à posteriori l’engagement militaire qu’après la résolution de la crise à son avantage. La Russie peut néanmoins faire la guerre en Ukraine sans jamais l’avouer, et le soutien aux séparatistes peut continuer à prendre de l’ampleur. Les offensives sur Marioupol, dont la population a majoritairement voté pour le président Porochenko, le suggèrent car cette ville représente davantage un objectif militaire pour les Russes qui ont annexé la Crimée plutôt que des minorités à défendre, et les séparatistes ne semblent pas manquer de ressources militaires pour leur campagne d’indépendance.

De son côté, et en dépit des discours musclés, l’Ukraine ne possède pas les moyens militaires nécessaires pour mener une guerre ouverte. Selon les estimations du magazine Expert, sur les 4000 chars et plus de 800 avions dont elle a hérité lors de l’éclatement de l’URSS, seulement 680 chars et près de 160 avions militaires sont fonctionnels à l’heure actuelle. Quant aux effectifs, estimés à 200 000 soldats, ils n’ont jamais combattu depuis l’indépendance de l’Ukraine. Certes, l’industrie militaire ukrainienne est florissante, mais la production est exportée à presque 90 %, l’armée n’ayant pas les moyens d’entretenir un nouvel équipement de pointe. Si un soutien de l’OTAN peut aider le pays à régénérer son armée, cela ne se fera pas en quelques mois, et ne sera probablement pas suffisant en cas de conflit généralisé. Les meilleures parades ukrainiennes semblent donc rester sur le plan diplomatique et sur celui très disputé de l’opinion.

Si le scénario d’une guerre ouverte est peu probable, celle-ci peut-être camouflée en guerre civile. Il faudrait cependant que le conflit s’étende beaucoup plus, ou que les séparatistes attaquent les centres économiques de l’ouest, pour toucher réellement le gouvernement et enclencher la guerre civile. On estime que 20 % de l’appareil économique ukrainien est neutralisé par la guerre. Il reste à savoir si les objectifs des séparatistes se limitent réellement au Donbass, ou si ce ne sont que des enjeux intermédiaires dans le cadre d’une stratégie russe de décloisonnement de la Crimée.

2.  « L’effondrement Ukrainien » (probabilité faible)

Dans ce scenario, les provinces de l’Ouest prennent leur indépendance sans même l’intervention de la Russie. Le scenario de la Crimée se répète et l’Ukraine se scinde, aboutissant à la faillite de l’État.

Si l’Ukraine se divise, elle risque la faillite économique. Ayant déjà étendu les échéances de ses titres à long terme, le pays paie beaucoup d’intérêts, avec des taux qui avoisinent en moyenne 14 %. En cas de scission, ce taux continuera à augmenter ce qui mettra en péril la capacité de l´État de financer ses obligations et son fonctionnement. A l’heure actuelle, l'Ukraine a besoin de 30 à 35 milliards de dollars pour faire face à ses échéances, alors que ses réserves de changes diminuent rapidement du fait de sa monnaie artificiellement surévaluée. Une monnaie trop forte diminue la compétitivité de l’Ukraine sur les marchés internationaux dont la demande a déjà fortement chuté avec la crise. Trop centrées sur l’agriculture simple et l’industrie sidérurgique, les exportations de l’Ukraine ont ainsi fortement souffert. L’Ukraine ne peut donc compter sur balance courante, qui dans le cas d’une scission restera très largement déficitaire, creusant la dette externe du pays. D’un autre côté, l’abandon d’un ancrage de la monnaie nationale sur le dollar causerait un appauvrissement extrême de la population.

Le FMI, qui pourrait aider le pays, est échaudé : en 2011, il avait dû suspendre son plan d´aide, Kiev ne remplissant pas sa part du contrat en procédant aux réformes demandées. Toute nouvelle aide requerra des garanties, l’Ukraine devant prouver qu’elle est capable de se réformer. Une aide du FMI serait également rendue difficile par l’interdépendance économique entre l´Ukraine et la Russie

3.  « Scenario long » (probabilité forte)

Les sanctions économiques et le sauvetage économique de l’Ukraine permettraient à celle-ci de se maintenir en paix armée, ou guerre confinée, et empêcheraient la Russie de pousser son avantage mais sans donner de solution définitive au problème. La Russie peut avoir elle-même intérêt à maintenir le statu quo, afin de réaliser son objectif de division entre les États européens et d’influence sur les partis d’opposition. Des négociations interminables sont à l’avantage de la Russie, permettant à terme à l’est de l’Ukraine d’obtenir de facto son indépendance, même restreinte. Le ravitaillement russe au Dombass peut déjà être compris comme le début d’une allégeance. 

Dans ce scenario, les rebelles arriveraient à consolider leur position sans obtenir pour autant de reconnaissance politique. En contrepartie, le gouvernement ukrainien n’arriverait pas non plus à imposer son pouvoir sur tout le territoire. Et si les reformes, telles que l´optimisation des dépenses de l´Etat, la remise en ordre du secteur énergétique (notamment l’augmentation des prix du gaz), le déracinement de la corruption ou encoreles restructurations d'entreprises publiques ne sont pas mises en place, l’enlisement sera certain. Dans ce scenario, le territoire entièrement contrôlé par l’Ukraine risque de se réduire et le risque de guerre civile d’augmenter. Les lois récentes pour « dé-soviétiser » le pays interdisant les monuments, les rues et les références à la gloire de la période soviétique, participent au clivage du pays.

Dans ce scenario, l’Ukraine pourrait perdre de facto et de manière définitive des portions de son territoire. 

4. « Gouvernement fasciste » (probabilité faible)

L’arrivée du fascisme ou autoritarisme en Ukraine est une menace relativement réelle, car vu l’absence d’un pouvoir fort à Kiev, les groupes politiques extrémistes apparaissent comme étant les seuls à avoir la volonté et les moyens de créer un État national avec un gouvernement et des structures de pouvoir. Ils sont influents et aident à l’organisation de la défense. Ce scenario deviendrait probable si les groupes radicaux perdaient patience devant la situation à l’est de l’Ukraine. Pour l’instant, le gouvernement essaie de maintenir les mouvements d’extrême-droite sous contrôle, notamment en leur proposant de participer à l’activité des forces de l’ordre. Cette situation est cependant précaire, dans la mesure où les ultranationalistes montrent clairement leur volonté de se transformer en une branche de pouvoir à part entière. Ils séduisent également une partie de l’électorat ukrainien par leurs appels à une nationalisation massive des moyens de production et par leurs références nationalistes. On peut citer par exemple les références à Stepan Bandera et sa vision de la « Grande Ukraine » excluant les Polonais, les Russes et les Juifs. On peut espérer que la loi récente sur l’interdiction de l’apologie du nazisme calmera le jeu et retirera un argument à la Russie.

La réalisation d’un tel scenario mettrait les pays occidentaux dans une situation très embarrassante, dans la mesure où ils perdraient devant leurs opinions publiques la justification du soutien à  l’Ukraine en vue d’un avenir démocratique et de bonne gouvernance. La Russie quant à elle gagnerait en crédibilité. Le risque d’isolement politique et donc économique de l’Ukraine serait très grand.

5. « Partenariat mixte » (probabilité moyenne)

Ce scenario se base sur l’hypothèse où les rebelles obtiennent la fédéralisation du pays, synonyme de satisfaction politique. Cela suppose que la Russie soutienne cette solution et contienne les rebelles, et que l’Ukraine accepte d’envisager un fonctionnement décentralisé. Ceci étant, ce scenario n’exclut pas une incertitude politique dans la mesure où les compétences régionales seront à définir d’un point de vue à la fois politique et financier. On peut se demander quelle sera la combinaison gagnante.

Ce scenario est sans doute le plus constructif et positif pour l’avenir du pays puisqu’il signifierait une solution à long terme dans laquelle la Russie et l’Ukraine enterrent définitivement la hache de guerre. La réalisation de ce scénario n'est possible que si le pays bénéficie d’un soutien extérieur et si l’oligarchie est remise en question. Les experts politiques s’accordent à dire que la fédéralisation permettrait à l’Ukraine de rester unie. Même chose pour la langue ukrainienne, qu’un pourcentage important de la population ne maitrise pas à l’est du pays.

La fédéralisation ne garantirait cependant pas à l’Ukraine une gouvernance économique saine et transparente, qui lui manque cruellement depuis vingt ans. La situation économique du pays s’améliorerait à condition que la Russie ne pose pas d’obstacle au développement du pays et maintienne le prix du gaz à un niveau raisonnable, conforme au niveau négocié sous la présidence de Viktor Ianoukovitch. La Chine pourrait également contribuer au développement de l’ouest du pays où elle a déjà fait des investissements en 2012 et 2013. La fédéralisation permettrait donc au pays de sortir lentement de la crise économique, rendant possible une dévaluation progressive de la monnaie et des aides financières de tout bord (Russie, UE, Chine, Etats-Unis).

Conclusion

Chaque jour supplémentaire d'hostilités dans le Donbass coûte à l'économie ukrainienne 100 millions de hryvnias, soit près de 5 millions de dollars. Il devient donc urgent de trouver une solution au pays et de s’assurer que l’Ukraine puisse décider de son propre avenir, ce qui est encore loin d’être le cas.

D’un point de vue économique, la situation est critique. Le PIB ukrainien a chuté de 6.8% en 2014 et on s’attend à une baisse de 7,5 % cette année. En même temps, le FMI demande des reformes qui mettent une forte pression sur la population. Les baisses des pensions et des salaires dans l´administration publique sont douloureuses. L’économie ukrainienne souffre de plusieurs handicaps : faible diversification, dépendance marquée à l’égard des cours des métaux et du prix du gaz importé, surendettement du secteur privé, environnement des affaires dégradé par une corruption omniprésente et une économie parallèle très importante. Si la crise continue, l´Ukraine verra son déficit se creuser et sa dette publique, actuellement de près de 41 %, grimper en flèche pour atteindre 94 % du PIB à la fin de cette année.

Pour pouvoir reformer son économie, l´Ukraine a besoin de stabilité politique et de sécurité militaire. L´effondrement du pays ne servirait qu’à engendrer de la frustration pour les Ukrainiens, des couts financiers pour les Européens et le FMI, et des pertes économiques pour la Russie. Celle-ci étant toujours le principal fournisseur de l’Ukraine ainsi que son créancier, elle se doit de réfléchir à une solution constructive. 

 

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