Le 1er janvier 1973, le Danemark rejoignait la Communauté économique européenne (CEE), marquant son adhésion aux principes du traité de Rome. Dix ans plus tard, le gouvernement danois négociait avec ses partenaires européens les conditions d’un retrait du Groenland de la CEE. Cet épisode constitue encore à ce jour l’unique exemple d’un retrait du traité de Rome.
Le 1er janvier 1973, le Danemark rejoignait la Communauté économique européenne (CEE), marquant son adhésion aux principes du traité de Rome. Dix ans plus tard, le gouvernement danois négociait avec ses partenaires européens les conditions d’un retrait du Groenland de la CEE. Cet épisode constitue encore à ce jour l’unique exemple d’un retrait du traité de Rome. Quelles sont les logiques à l’origine de ce retrait et quelles en sont les implications pour la dynamique d’intégration communautaire ?
L’adhésion de 1972, contre la volonté des Groenlandais
Le Groenland rejoignit la CEE à l’occasion du référendum du 2 octobre 1972 organisé par les autorités danoises sur l’adhésion au traité de Rome. A l’époque de cette consultation, le Groenland était partie intégrante du royaume. Colonie danoise depuis le début du XVIIIe siècle, le Groenland avait obtenu le statut de « province » suite à l’amendement de la Constitution en mai 1953. Dès lors, le Groenland jouissait d’une représentation au Folketing, le parlement national, mais demeurait tenu par les engagements communautaires consentis par les autorités du royaume. A l’inverse, les îles Féroé, bénéficiant d’un statut d’autonomie dès l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ne furent pas intégrées à la CEE.
Pour autant, l’adhésion du Groenland au traité de Rome, en tant que partie intégrante du Danemark, masquait la réalité d’une défiance précoce des Groenlandais à l’égard du processus communautaire. En effet, les résultats du référendum de 1972 donnaient une large majorité des Danois en faveur de l’adhésion, à hauteur de 63%. En revanche, une lecture plus fine de ces résultats montre que dès 1972, les Groenlandais s’étaient prononcés à plus de 70% contre l’entrée dans la CEE.
L’autonomie au sein de la couronne danoise à partir de 1979
Les résultats du référendum de 1972 sont le symptôme d’un phénomène plus profond, à savoir la volonté croissante d’autonomisation à l’égard de la couronne danoise. Outre la dépendance politique, la campagne de « danification » entreprise par Copenhague à partir de 1953 avait alimenté le ressentiment des Groenlandais contre une centralisation jugée excessive. Dans ce contexte, la volonté d’autonomisation connut une vigueur nouvelle avec la création du parti Siumut (En Avant) en 1977. Cette formation d’inspiration sociale-démocrate, réclame une autonomie plus poussée au sein du royaume. Sur la même période apparut le parti Inuit-ataqatigiit (Communauté Inuite). D’inspiration socialiste, il réclamait, quant à lui, l’indépendance du Groenland, la maîtrise des ressources naturelles, la protection de l’environnement et la sauvegarde de la culture inuite. A la fin des années 1970, ces partis gagnèrent en influence et la représentation au Folketing fut jugée insuffisante.
Ainsi, à partir 1978, une commission du parlement danois étudia les possibilités de satisfaire les demandes groenlandaises. Les débats aboutirent, en janvier 1979, sur l’octroi d’un nouveau statut pour l’île. Autrefois province, le Groenland devint territoire autonome. De nouvelles institutions furent créées avec une assemblée parlementaire, le Landsting et un pouvoir exécutif, le Landstyre. L’autonomie conduit également à la dévolution au Groenland de compétences toujours plus nombreuses en matière de politique intérieure. De son côté, l’Etat danois conserve la responsabilité des domaines régaliens tels que la monnaie, la défense, la politique étrangère et la police.
L’affirmation autonomiste : un peuple distinct
Ce nouvel agencement institutionnel traduisait la volonté autonomiste groenlandaise et lui offrit, dans le même temps, les instruments d’une réalisation plus poussée. Dans ce contexte, la question d’un retrait du traité de Rome se fit de plus en plus pressante. Ses promoteurs, les partis Siumut et Inuit-ataqatigiit qui avaient acquis un poids significatif au sein des nouvelles institutions, avançèrent plusieurs arguments. Jonathan Motzfeldt, le leader de Siumut, pouvait ainsi affirmer qu’en raison de leur mode de vie, de leur organisation sociale et de leurs caractéristiques ethniques, les Groenlandais « ne pourraient jamais s’assimiler aux pays et aux régions européennes ».
Dès 1979, le Groenland, nouvellement autonome, s’empressait de revendiquer une identité inuite. Les villes furent rebaptisées, à commencer par la capitale Nuuk, connue auparavant sous le nom de Godthåb. Les programmes scolaires laissèrent une place plus importante à l’héritage et à la culture inuits. Cette composante identitaire se retrouva également, en 1985, avec l'adoption d'un drapeau distinct reprenant, certes, les couleurs du Dannebrog, le drapeau danois, mais abandonnant la croix scandinave. Pour autant, c’est bien la question économique, et en particulier celle de la pêche, qui dominait l’argumentaire des partisans d’un retrait.
La question de la pêche
En effet, avec l’adhésion à la CEE, le Danemark, et par conséquent le Groenland, acceptèrent d’ouvrir leur zone économique exclusive (ZEE) aux autres pays membres. La ZEE est une notion de droit maritime international selon laquelle chaque pays exerce un droit souverain en matière économique dans une zone pouvant s’étendre sur 200 miles marins à partir de ses côtes et ce, sur l’ensemble du littoral. Avec l’entrée dans la CEE, le Danemark renonça en partie à ce droit, la zone d’exclusivité se trouvant réduite à 12 miles marins. Cet arrangement fut mal reçu par le secteur de la pêche groenlandais dont le poids économique était considérable. A l’époque, l’industrie de la pêche comptait, en effet, pour 55% des exportations du pays. Rapidement, certains avancèrent l’idée que le Groenland devait se retirer de la CEE, prendre le contrôle de ses eaux territoriales et revendre des droits aux pays désirant pêcher au large de ses côtes.
Face à ces arguments, Atassut (Sentiment de Communauté), le parti d’inspiration libérale et favorable à une collaboration étroite avec le Danemark, mit en garde les Groenlandais contre un retrait de la CEE. Une fois en dehors, l’île perdrait le bénéfice de l’accès au marché commun pour écouler le produit de sa pêche et elle ne recevrait plus l’aide économique communautaire. Ce dernier argument, repris par le commissaire européen à l’agriculture et à la pêche, le Danois Poul Dalsager, ne rencontra que peu d’écho. En effet, en 1980, la valeur totale des pêches réalisées par les pays membres de la CEE au large des côtes groenlandaises était équivalente à cinq fois le montant des subsides européens perçus par l’île. De son côté, le Danemark exprima clairement que la perte de l’aide communautaire ne serait pas automatiquement compensée par les allocations budgétaires consenties par le gouvernement danois.
Le référendum de 1982 : le Danemark, exécutant de la volonté groenlandaise
Pour autant, le 23 février 1982, le gouvernement groenlandais organisa un referendum sur le retrait de la CEE. La campagne référendaire suscita la mobilisation massive des principales formations politiques du pays. Avec un corps électoral de quelque 33 000 inscrits, chaque voix serait cruciale, d’autant plus que le résultat s’annonçait incertain. Aussi, les leaders politiques s’efforcèrent d’approcher les électeurs au plus près, allant jusqu’à rallier en hélicoptère et en traîneau les villages les plus isolés. En conséquence, la participation fut à la hauteur de l’enjeu, atteignant un taux de 75% des inscrits. Avec 12 615 voix contre 11 180 voix, soit une majorité de 52%, le camp du retrait l’emporta.
Ces résultats se trouvaient confirmés, quelques mois plus tard, lors de l’élection du Landsting qui consacra la victoire d’une coalition entre les partis Siumut et Inuit-ataqatigiit. Pour Atassut, la faiblesse de l’écart ne pouvait conduire à une décision aussi importante que le retrait de la CEE. C’est cependant bien la direction prise au lendemain du référendum, lorsque le gouvernement danois, prenant acte de la volonté groenlandaise, entama les négociations, au niveau communautaire, pour obtenir le retrait de l’île du traité de Rome. A ce titre, les Danois purent déplorer la tiédeur de leurs partenaires européens et la lenteur du règlement de la question groenlandaise. Ainsi, l’Allemagne de l’Ouest, assurant la présidence du Conseil des ministres, a été vivement critiquée pour son entrain tout relatif à voir les négociations aboutir. Il faut dire qu’à l’époque, les pêcheurs allemands figuraient parmi les premiers bénéficiaires de l’accès aux eaux groenlandaises, remontant chaque année plusieurs dizaines de milliers de tonnes de sébaste et de morue.
Le traité sur le Groenland : un PTOM danois
Le 13 mars 1984, soit plus de deux ans après le référendum groenlandais, les ministres des Affaires étrangères européens réunis à Bruxelles adoptaient une décision finale sur les termes du retrait groenlandais, connue aujourd'hui comme le traité sur le Groenland. Conformément à la proposition danoise, le traité de Rome se voyait amendé d'un article 188 attribuant au Groenland le statut de PTOM (pays et territoire d’outre-mer). Cette catégorie PTOM est détaillée dans la quatrième partie du texte de 1957 qui définit les relations entre les Communautés européennes et les entités territoriales jouissant d'une relation spéciale avec un des États membres. Contrairement aux régions ultrapériphériques tels que les départements d'outre-mer (DOM) français, ces PTOM ne font pas partie de la CEE et à ce titre, le droit communautaire ne leur est pas applicable. Ainsi, dans, leurs relations avec l’Europe, les PTOM sont parfois traités comme des pays tiers, notamment en ce qui concerne la dimension commerciale.
A l’issue des négociations, cette requalification de l’île danoise se trouvait assortie d’un « protocole » annexé au traité de Rome fixant le « régime particulier applicable au Groenland ». Selon cette annexe, les relations entre la Communauté et le Groenland seraient régies, à partir de 1985, par un accord valable dix ans et prévoyant une compensation financière en échange de la liberté accordée aux navires de pêche communautaires d'accéder aux eaux territoriales groenlandaises. A cette compensation financière s’ajouterait le libre-accès de la production halieutique groenlandaise au marché commun. Dès lors, le Groenland ne recevrait aucune assistance financière du Fonds européen de développement mais il percevrait, en revanche, les retombées financières des protocoles sur la pêche signés avec la CEE. Prévue initialement pour le 1er janvier 1985, l’effectivité de cet accord fut ajournée d’un mois, consacrant le retrait du Groenland de la CEE et inaugurant une relation particulière qui se poursuit aujourd’hui, avec l’Union européenne.
L'exemple du Groenland constitue, à ce jour, le seul antécédent en matière de sortie du traité de Rome. Ce départ ne fut envisageable qu'après la modification des textes du traité et son acceptation par tous les membres de la CEE. Son implication reste cependant à préciser. En effet, le cas groenlandais illustre l'aboutissement logique d'un réagencement des rapports institutionnels entre la métropole danoise et ses territoires les plus éloignés. Dans ce sens, l'épisode groenlandais peut difficilement constituer un précédent solide pour les partisans du retrait, comme purent l'être les travaillistes britanniques au début des années 1980. En revanche, le cas du Groenland demeure pertinent pour anticiper les conséquences éventuelles d'une réévaluation des rapports entre les régions ultrapériphériques actuelles, leurs métropoles respectives et, par conséquent, l'Union européenne.
Pour en savoir plus
Sur Internet
- NASH, Michael L, "The European Union and Secession" paru dans The Contemporary Review, 1er mai 1997
- Traité de Rome
- Traité sur le Groenland, version numérisée à commander gratuitement sur le site Eur-Lex
- Informations sur le statut PTOM sur le site Europa
À lire
- BRITTENDEN, Wayne, "Greeland's Glacial Split from West Europe", The Christian Science Monitor, 14 avril 1983.
- "EEC Worries as Greenland Quits", The Globe and Mail, 25 février 1982
- "If Labour Wins...", The Economist, 21 mai 1983
- "Polarisation in Greenland", The Economist, 20 février 1982
-
WYLES, John, "Danes Protest over Slow Pace of EEC Talks on Greenland", The Financial Times, 26 mai 1983.