Une question se fait toujours plus cruciale dans le débat européen: quelles sont les frontières de l'Europe?
Alors que les 10 nouveaux pays ont en commun d'être tous (sauf la République Tchèque) à la frontière de l'Europe, vont-ils fermer la porte derrière eux? Les traités européens précisent que "tout pays européen peut devenir membre de l'Union Européenne", mais qu'est qu'un pays européen? Un grand débat devrait naître sur cette question importante et je voudrais livrer ici quelques éléments de ma réflexion sur le sujet.Dans les discussions autour de l'adhésion turque mais aussi des Balkans, de l'Ukraine ou du Bélarus, je perçois deux types de raisonnements courants qui ne disent pas toujours leur nom.
Le premier est "essentialiste": il présume ce qu'est l'Europe à travers un ensemble de caractéristiques non-débattues et tente de dire quels pays en font partie à l'aune de ses critères parfois discordants. On pourrait la résumer de cette façon: "nous pouvons nous marier parce que tu me ressembles". Cette approche tire ses justifications de l'histoire, de la religion, de la géographie ou de la notion même de "civilisation".
Prenons-les les unes après les autres:
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La géographie est la plus souvent utilisée.
Elle prend appui sur la déclaration de De Gaulle, "l'Europe de l'Atlantique à l'Oural". Ainsi, selon cette conception et un bon manuel de géographie, l'Islande, La Norvège, la Suisse, les Balkans, l'Ukraine, le Bélarus et éventuellement la Russie, ont vocation à intégrer l'Union Européenne. Par contre, la Turquie (dont le territoire européen est finalement très petit) mais aussi Chypre n'ont pas cette vocations: elles sont en Asie (Nicosie est 800 kilomètres plus loin qu'Istanbul de l'Europe géographique). Pourtant Chypre est membre de l'Union Européenne... Première contradiction, tout ceci sans compter les territoires ultra-périphériques de certains Etats membres: la Guyane, la Réunion etc...) -
L'histoire est appelée à la rescousse de la géographie pour expliquer ces "exceptions géographiques".
Je pense qu'il convient de se méfier de ces explications historiques car, selon l'adage, "Toute histoire est histoire contemporaine". Ainsi, on nous dit que la Russie a toujours fait partie de "l'histoire européenne", ce à quoi on pourrait opposer que l'Empire Ottoman était bien "l'Homme malade de l'Europe" et pas de l'Asie! Une grande partie des Balkans, Chypre ou la Grèce ont bien longtemps partagé la culture ottomane sans que leur "européanité" soit remise en cause... Alors que l'on utilisait l'histoire pour justifier la géographie, un renversement s'applique: "Oui, mais les Balkans ou la Grèce sont géographiquement en Europe !". Voyant que la géographie et l'histoire forment l'alliance de l'estropié et de l'aveugle pour définir l'Europe, intervient le vieux fantôme de l'identité européenne. -
Cet argument, c'est la culture. "Sont européens, les pays qui ont une culture européenne." Mais cette "culture" est rarement définie. Parlons-nous des Lumières? Tous les pays européens ont connu le mouvement des "Lumières" à des époques différentes et les Ottomans eux-mêmes se sont posées les questions fondamentales des Lumières. Mais le fait des élites se préoccupent de droits de l'Homme suffit-il? Je ne crois pas que les droits de l'Homme n'aient jamais été plus appliqués dans la Russie tzariste que dans l'Empire ottoman...
Mais pour être tout à fait honnête, je crois que ce qui se cache derrière cette notion de "culture" est une question de religions. Ainsi, l'Europe serait "chrétienne", sans en dire plus en cachant que les Chrétiens d'Europe sont très divisés (orthodoxes, catholiques et protestants avec toutes leurs divisions internes). L'Islam ne serait-il pas européen? Je me suis souvent posé cette question et je dois dire qu'après quelques lectures sur l'Espagne musulmane ou sur l'Empire Ottoman, je crois qu'ils ont participé au génie de la culture européenne. C'est bien Averroes qui a, en partie, permi l'éclosion du thomisme et la redécouverte d'Aristote. Le Judaïsme ne serait-il pas européen (dans une Europe chrétienne)? Donc Spinoza, Lévinas, Freud et Marx ne seraient pas européens?Avec ce raisonnement, la Russie, l'Ukraine ou le Bélarus peuvent postuler, mais pas l'Albanie, ni la Bosnie, ni la Turquie qui sont majoritairement musulmanes. Oui, mais là encore, on appelle la géographie à la rescousse: les Balkans sont en Europe géographique.
Peut-etre la solution se trouve -t'elle à l'intersection de ces critères, mais cette intersection ne colle pas avec la réalité européenne d'aujourd'hui: Chypre est déjà membre mais n'est pas en Europe; l'Albanie et la Bosnie ont vocation à le devenir mais ne sont pas "chrétiennes" et partagent une part de l'héritage ottoman.
Je dirais que l'Europe à géométrie variable existe déjà, dans la tête des Européens. On justifie une question de sentiments par des critères qui ne se recoupent pas et se contredisent.
Face à cette attitude, je pense qu'il faut revenir au projet initial des Européens, une attitude que je qualifierai de "constructiviste". "On se marie parce qu'on a un même projet de vie, malgré nos différences". Les Européens ne prennent pas le temps de se mettre d'accord sur leur projet: construire un Etat? Créer une zone de prospérité commune? Devant cet abandon de projet, ils cèdent à la tentation "essentialiste".
Je crois que seul ce débat permettra de clarifier la situation pour les Etats, pour les populations, pour les adhésions. Ainsi, nous pouvons imaginer une Europe bâtie autour d'un projet. Les partisans de la zone de prospérité pourraient y participer sous la forme d'une ZEE+ (Zone Economique Européenne améliorée) et on pourrait imaginer que la Grande Bretagne en soit leader. Les autres pourraient aller plus loin dans la construction d'un projet de fédération originale, démocratique, décentralisée, multilingue mais unifiée et capable de promouvoir ses valeurs, ses intérêts et d'influencer la mondialisation. Cela clarifierait le dossier des adhésions: je ne suis pas sûr que les Turcs aient envie de partager leur souveraineté avec les Espagnols et pourraient participer à la ZEE+.
Je crois que le temps est venu de parler de notre projet, de notre avenir européen même si ce débat est pénible et douloureux. Il serait salutaire et nécessaire au risque de voir cette aventure unique dans l'histoire, la construction volontaire d'un objet politique nouveau, se diluer dans les incertitudes et les égoïsmes.