Ce 30 novembre s'est ouvert à Munich le procès de John Demjanjuk, soupçonné d'être un ancien gardien du camp d'extermination nazi de Sobibor. Ce n'est pas le procès d'un Allemand, mais celui d'un Ukrainien, ce qui amène à s'interroger sur la participation à l'Holocauste des bourreaux non allemands et à en examiner les implications mémorielles pour l'Europe.
Ce 30 novembre s'est ouvert à Munich le procès de John Demjanjuk, soupçonné d'être un ancien gardien du camp d'extermination nazi de Sobibor. Ce n'est pas le procès d'un Allemand, mais celui d'un Ukrainien, ce qui amène à s'interroger sur la participation à l'Holocauste des bourreaux non allemands et à en examiner les implications mémorielles pour l'Europe.
Une bataille judiciaire de longue haleine
Né en 1920 en Ukraine, John Ivan Demjanjuk est soldat dans l'Armée rouge puis capturé par les Nazis au printemps 1942. Il est ensuite formé au camp de Treblinka et sert dans les camps d'extermination de Sobibor, Maïdanek et Flossenbürg ainsi que dans le camp de travaux forcés de Trawniki. Classé en tête des criminels de guerre les plus recherchés par le centre de Simon Wiesenthal de Vienne, spécialisé dans la traque des derniers Nazis encore vivants et en fuite, John Demjanjuk a toujours nié sa participation à l'Holocauste, adoptant en cela la tactique de la dénégation à l'instar des autres criminels nazis ayant eu à répondre de leurs actes devant la justice depuis 1945.
Émigré en 1951 aux États-Unis puis naturalisé en 1958, il mène une vie tranquille d'ouvrier de l'industrie automobile avant d'être une première fois rattrapé par le passé. Sur la base d'accusations selon lesquelles il aurait été gardien au camp de Treblinka sous le sobriquet d' « Ivan le Terrible », il est condamné à mort en Israël le 25 avril 1988 grâce à 18 témoignages l'ayant identifié. En août 1993, la Cour supérieure de Justice israélienne décide pourtant de l'acquitter, se fondant sur des dossiers du KGB faisant montre de l'insuffisance des preuves permettant d'établir avec certitude que Demjanjuk est « Ivan le Terrible ».
Revenu aux États-Unis, John Demjanjuk ne connaît un repos judiciaire que de quelques années. En 2001 débute aux États-Unis un nouveau procès, avec la présentation de photos et de documents d'archives, qui convainquent le tribunal que Demjanjuk a servi comme gardien dans différents camps d'extermination. Demjanjuk est déchu de sa nationalité américaine en juin 2004 pour avoir menti sur son passé et en 2008, l'Allemagne, en possession de nouvelles preuves, demande son extradition. Inculpé de complicité d'assassinat pour son rôle actif dans le meurtre de 27 900 Juifs au camp de Sobibor, où il a été le gardien du 27 mars à fin septembre 1943, il est finalement extradé en Allemagne en mai 2009, en dépit de ses 89 ans et de son état de santé critique, afin d'y être jugé à compter du 30 novembre.
Le prototype d'un auxiliaire du crime européen
Demjanjuk est de ces quelques 5000 hommes qui « aidèrent » le régime nazi à perpétrer l'Holocauste, de ces travniki chargés par les nazis d'accomplir les plus basses besognes du crime à l'intérieur des camps de la mort. Mais avec cet inculpé, c'est aussi la première fois que les coupables étrangers de tout acabit se retrouvent sous les feux de l'actualité : policiers auxiliaires ukrainiens et baltes, cheminots hongrois, mais aussi employés des services du renseignement néerlandais, Ministres norvégiens, paysans anonymes courbant le front, parfois non sans zèle, devant les injonctions sanguinaires d'un Ion Antonescu ou des Einsatzgruppenallemands (groupes d'intervention). Tous n'étaient pas fatalement des sadiques, tous ne formaient pas nécessairement la lie de la population, mais tous n'ont pas forcément agi parce qu'ils n'en avaient pas le choix...
Reinhard Heydrich, chef du RSHA (Office central de la sécurité du Reich) veilla tout particulièrement à ce que ses hommes « encouragent discrètement » et « intensifient » les agissements des mouvements d'extrême-droite en Ukraine et dans les Etats baltes et jouent de l'amalgame largement opéré entre Juifs et communistes lors de l'offensive contre l'Union soviétique en 1941. Sans aller systématiquement jusqu'à commettre des pogroms, tous ont été d'infimes mais nécessaires rouages de la machine criminelle et ont contribué à l'ampleur de l'hécatombe, établissant des « registres des Juifs » afin d'aider les Nazis dans leur traque, facilitant l'identification des Juifs au sein de ces mosaïques ethniques qu'étaient les villes d'Europe de l'Est, en les dénonçant. Ce dernier procédé était rémunéré, voire informalisé, ce dont témoigne l'existence en Pologne du terme spécifique de szmalcowniki (terme autrefois appliqué aux receleurs) pour désigner les informateurs. Des 23 000 engagés volontaires hollandais dans la Waffen SS, le plus fort contingent de toute l'Europe occidentale, en passant par la Norvège, dont le cinquième des officiers a volontairement rejoint le Nasjonal Samling (Rassemblement national) de Vidkun Quisling avant ou après avril 1941, des experts comme Dieter Pohl, de l'Institut allemand d'histoire contemporaine, évaluent à 200 000 le nombre de non Allemands qui ont « préparé, mis en œuvre et soutenu les massacres », soit à peu près autant que d'Allemands et d'Autrichiens
(Der Spiegel, 20/05/09).
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Refoulement d'une opprobre traumatique et instrumentalisations politiques
Cet exposé à charge ne doit cependant pas conduire à la conclusion hâtive et restrictive selon laquelle les Européens auraient participé massivement et uniquement à l'extermination de six millions de Juifs, ce d'autant que des actes isolés ne font pas des politiques nationales. Ainsi l'historien polonais Feliks Tych évalue-t-il dans le Spiegel du 20 mai 2009 à 125 000 le nombre de Polonais qui ont sauvé des Juifs, chiffre proportionnellement bien supérieur à celui de Dieter Pohl évoqué plus haut et comptabilisant les bourreaux européens. De même, la biographie du critique littéraire allemand d'origine juive Marcel Reich-Ranicki, tout récemment portée à l'écran en Allemagne, montre que ce dernier a survécu à l'occupation allemande dans les faubourgs de Varsovie parce qu'un typographe polonais a pris tous les risques et l'a caché, lui et son épouse.
Il ne s'agit en outre pas plus d'éclipser cette vérité élémentaire, à savoir que les populations de l'Est, ces « Slaves » que Hitler considérait comme des « sous-hommes », furent avant tout des victimes, et de minimiser le lourd et incommensurable tribut physique et psychologique qu'elles ont dû verser. Cependant, le refus de saisir la nature inédite de l'extermination des Juifs procéderait justement d'un mécanisme de défense psychologique ; il serait le refus d'une souffrance côtoyée risquant d'occulter les souffrances propres des autres nations. De plus, le pouvoir communiste dans les satellites de l'Est a contribué après le conflit mondial à élaborer une martyrologie nationale et à aseptiser un passé exclusivement étalé sous son angle le plus favorable et présenté comme héroïque. Il a également imposé la thèse de nations premières victimes de Hitler et une perception antifasciste de la lutte contre l'Allemagne nazie. Et ce à grand renfort de preuves fournies par des historiens faisant acte de juges et d'idéologues et de méthodes de criminalisation des récits dissidents.
Seule donc une faible minorité a pris part à l'extermination des Juifs directement ou indirectement. Mais une faible minorité qui fut néanmoins déterminante pour faciliter la tâche des Nazis, un sujet de ce fait éminemment sensible et embarrassant car peu glorieux et déparant par là-même l'identité nationale. Aussi, d'hier à aujourd'hui, le paradigme messiano-romantique ne manque-t-il pas d'être complaisamment réactivé par une catégorie particulière de responsables politiques, captant ce faisant les incertitudes et les frustrations de peuples durablement ébranlés par le deuxième conflit mondial et l'expérience soviétique.
Jörg Haider en Autriche, Andrzej Lepper en Pologne, Jan Slota en Slovaquie, Istvan Csurka en Hongrie, Erika Steinbach en Allemagne, en sont autant d'incarnations, exhibés dans le cadre de « politiques historiques » et de stratégies de scandalisation du passé et ce notamment lorsqu'il s'agit de mobiliser un électorat. Ainsi certains veulent-ils redorer le blason national letton et mettent en avant l'alibi moral justifiant l'engagement des soldats lettons dans les divisions SS par un réflexe patriotique et non le reflet d'une quelconque collusion idéologique avec les Nazis. Par là se trouveraient donc « excusés » le massacre de Rumbula des 30 novembre et 8 décembre 1941 ayant causé la mort de 25 000 Juifs, ou encore les agissements barbares du Commando Arajs responsable de la mort de dizaines de milliers d'individus, notamment de Juifs. Ici trouverait donc sa justification la journée officielle du souvenir du 16 mars en usage dans les années 1990 et voyant défiler dans les rues de Riga un cortège en l'hommage de la Légion lettone des volontaires SS. Un défilé interdit depuis quelques années sous la pression européenne.
L'Autriche constitue un autre exemple de cette lecture biaisée et indulgente du passé, favorisant l'octroi d'une respectabilité sociale et morale aux idées et personnages les plus radicaux ; en témoignent l'affaire Kurt Waldheim, cet ancien officier de la Wehrmacht accusé d'avoir participé à la déportation des Juifs dans les Balkans et élu Président de la République en 1986, ou encore, des lieux de mémoire pour le moins équivoques tels cette partie du boulevard du Ring à Vienne continuant de porter le nom de Karl Lueger, Maire de la ville de 1897 à 1910, mais surtout fondateur du Parti chrétien-social, le premier parti de masse antisémite d'Europe, et référence idéologique fondamentale pour le jeune Adolf Hitler. {mospagebreak}
L' « effet Jebwabne » et l'élargissement de l'Europe : vers une requalification et une historicisation de passés pluriels
Un changement se produit à la fin des années 1980 avec de nombreuses initiatives telles que la diffusion en Pologne du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), la publication de l'article « Les pauvres Polonais regardent le ghetto » de Jan Blonski (1987) et l'affaire du Carmel d'Auschwitz à partir de 1984 (grave crise entre Juifs et Chrétiens déclenchée à la suite de l'installation d'un carmel dans l'ancien théâtre du camp d'Auschwitz). La redécouverte et la publicisation du massacre de Jebwabne, bourg au Nord-Est de Varsovie, grâce notamment à la publication d'un ouvrage de Jan Gross en 2001, d'ailleurs fortement décrié par le leader du syndicat Solidarnośc et prix Nobel de la paix Lech Wałęsa, a cependant eu valeur inaugurale, et a suscité une introspection historiographique, politique et morale comparable au débat sur le régime de Vichy en France ou à la querelle des historiens allemands.
Le 10 juillet 1941, des centaines de Juifs furent brûlés vifs dans la grange du village après que viols, pillages et meurtres individuels furent perpétrés par les Polonais. Et non par les troupes allemandes. Plusieurs dizaines de massacres analogues furent également commis, tels qu'à Radziłów, le 7 juillet 1941. Pour rendre compte de cette responsabilité de l'horreur à l'Est, des instituts de la mémoire et des commissions bilatérales d'historiens ont souligné la prégnance de l'antisémitisme d'avant-guerre. D'ailleurs, le pogrom de Kielce en Pologne du 4 juillet 1946 (massacre de Juifs rescapés du conflit et revenus chez eux) fournit la preuve d'un antisémitisme autonome et indépendant des Nazis.
En outre, le stéréotype de la trahison des Juifs sous l'occupation soviétique en Pologne de 1939 à 1941 (que l'on pense au massacre de Katyn découvert par les troupes allemandes en août 1941 et venant fortifier l'amalgame entre Juifs et communistes), le nationalisme outrancier rêvant d'un État-nation épuré de ses minorités, des populations locales pressurées de toutes parts par le joug nazi et le besoin induit en argent, nourriture et biens, contribuent à expliquer la participation aux crimes. Ainsi, dans le contexte du débat sur Jebwabne, l'anthropologue Joanna Tokarska-Bakir, professeur à Varsovie, a-t-elle pu parler de « fin de l'innocence », formulation reprise par Jean-Yves Potel pour le titre de son ouvrage paru en février 2009.
Ce débat est indissociable de l'élargissement européen de 2004 qui a imposé d'envisager la dimension européenne de la Shoah ainsi qu'une lecture commune du passé et non plus seulement strictement nationale. Un « ticket d'entrée pour l'Europe » rebutant et plein de défis difficiles à relever mais acceptables à condition de voir l'Ouest reconnaître les crimes soviétiques à l'Est. Ce « donnant-donnant » mémoriel suffit donc à souligner le véritable exercice d'équilibriste auquel se livre l'Europe depuis 2004, tant l'élargissement implique de mettre en regard des « trajectoires mémorielles divergentes » comme le souligne Pascal Bonnard en 2009, l'une à l'Ouest puisant son mythe fondateur dans la Shoah, et l'autre à l'Est le puisant dans le Goulag. À tel point qu'à l'Est on en vient à parler dans cette quête éperdue de reconnaissance de « deux génocides » mis côte à côte, juif et national. Ainsi, la mémoire continue d'être instrumentalisée, dans une perspective pro-européenne ici.
À l'appui encore de cette volonté de reconnaissance mémorielle, notons l'outil géopolitique : en 2005, la Communauté du Choix démocratique est initiée par les Présidents géorgien Saakachvili et ukrainien Iouchtchenko dans le dessein d'intégrer officiellement à l'Europe la région s'étendant de la mer Baltique à la mer Noire et de l'extraire en repoussoir de l' « asiatisme » russe et de la barbarie atavique qui lui est associée. Il s'agit ici d'une véritable « géopolitique de la mémoire » (T. Zhurzhenko) dans la mesure où la mémoire est utilisée pour repositionner une zone géographique dans une autre. À l'inverse, les réticences à l'Ouest à reconnaître le passif soviétique sont aisément assimilées à l'Est à un déni de mémoire et font le lit des « politiques historiques ».
Afin de rendre compte de cet antagonisme mémoriel concernant l'héritage communiste, Tony Judt écrit que le communisme a été pour les intellectuels d'Europe occidentale « la variante ratée d'un héritage progressiste commun », tandis que pour leurs homologues d'Europe centrale et orientale, il n'a été qu' « une application locale qui n'avait que trop réussi des pathologies criminelles de l'autoritarisme du XXe siècle ». Peut-être est-ce donc, pour les pays est-européens, et notamment après leur effort de mise en place des « bonnes pratiques » mémorielles européennes, une victoire que le vote le 2 avril 2009 de la résolution instituant une « Journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme » le 23 août, jour anniversaire de la signature du Pacte germano-soviétique, bien que la mise en équation officielle du stalinisme et du nazisme n'aille pas de soi et que sa pertinence au point de vue analytico-historique en soit discutable.
Se souvenir pour oublier
En fin de compte, la périlleuse politique mémorielle de l'Union européenne se doit d'éviter de nombreux écueils, en premier lieu celui de la contrition mémorielle, de la moralisation réductrice, de la culpabilisation forcenée. Tout autant que celui consistant à adopter des postures extrémistes, euphémisant, dans un grand récit unificateur et politiquement correct, ou conflictualisant les « gisements mémoriels » comme les appelle George Mink, comme le font les « politiques historiques » ou certaines assertions telles que celle de l'historien berlinois Götz Aly évoquant un « projet européen » d'extermination des Juifs, ces stratégies ne faisant que minimiser des brûlures du passé mal pansées et sociologiquement très présentes.
La nouvelle « grammaire » de l'Union européenne consiste à historiciser les héritages, autrement dit à les passer au crible du rééxamen historique, d'en permettre la réappropriation critique, et si possible à les réconcilier, grâce à une panoplie de dispositifs parmi lesquels les commissions bilatérales d'historiens, telle celle de 2004/2005 composée d'historiens polonais et français et ayant donné lieu à la parution en janvier 2009 à l'ouvrage Juifs et Polonais : 1939-2008 (Albin Michel) sous la direction de Jean-Charles Szurek et d'Annette Wieviorka.
De fait, « à la différence de la mémoire qui se confirme et se renforce, l'histoire contribue au désenchantement du monde » comme l'explique Tony Judt dans sa monumentale histoire de l'Europe après-guerre. Il s'agit en somme de mettre un terme aux stratégies d' « externalisation » ou de « nationalisation » du passé, la première consistant à considérer certains épisodes historiques comme relevant de facteurs exogènes, la seconde sélectionnant pour les reprendre à son compte les événements les plus gratifiants et rassurants au point de vue de l'identité nationale. L' Europe ne peut pas être qu'une « maison des morts », et c'est pour cela qu'il lui faut non pas ressasser pour se crisper, mais sans cesse se souvenir « pour commencer à oublier », autrement dit, se souvenir pour intérioriser son passé et non pas pour l'évacuer, se souvenir pour aller de l'avant sans l'écran biaisant et aveuglant d'un passé incompris à l'horizon. {mospagebreak}
Pour un dynamitage des catégorisations
Le procès de John Demjanjuk aura donc le mérite d'accorder de la visibilité à un certains nombres de postulats, de certitudes et de tabous qui ont jusqu'alors corseté la dimension européenne de l'Holocauste et sa juste appréciation, et peut-être aussi sera-t-il l'occasion de les prendre en défaut, d'ébrécher un peu plus ce « Rideau de Fer mémoriel » branlant depuis l'élargissement européen de 2004 mais à l'évidence toujours debout. Tout en risquant de réveiller par ailleurs les vieux démons de l'antigermanisme à l'Est.
Mais par-delà ce procès, les non-dits et les règlements de compte qui le sous-tendent, l'essentiel ne peut être de recompter les victimes et de désigner une fois pour toutes des coupables, comme l'y invite trop souvent et irrésistiblement la configuration de notre esprit, le portant à affectionner le confort de la taxinomie. Dans la tourmente de situations extrêmes, est-il encore une place pour la rhétorique manichéenne ? Est-il possible de démêler les frontières du bien et du mal ? Rien n'est moins sûr, et c'est désormais un poncif que d'affirmer la porosité des identités les plus antithétiques, leur dilution au sein de cette « zone grise » qu'évoquait Primo Levi, cet « espace qui sépare les victimes et les bourreaux, [...] constellé de figures abjectes ou pathétiques » dans Les naufragés et les rescapés.
Cette « zone grise » ne sera pas et ne pourra être élucidée, mais si comme l'écrivait Czeslaw Milosz, la langue de l'Europe est la traduction, il semblerait que la réponse aux « asymétries mémorielles » au sein de l'Europe réside dans une traduction des mémoires respectives, circulaire et vivante, ne posant pas de limites au rappel, mais évitant l'écueil de la muséification de la mémoire, de la crispation du passé. Cet écueil guette lorsque les initiatives mémorielles, et les procès en sont une, versent dans l'enflure, ne faisant par là-même que traduire et entretenir un rapport malaisé au passé, devenant anesthésiantes, et désobligeantes en dernière instance à l'égard même de l'épisode du passé qu'elles tentent d'invoquer.
Rappelons à cet effet la réaction de Marek Edelman, le dernier chef survivant de l'insurrection du ghetto de Varsovie, qui signa en 2003 une pétition contre le projet de créer à Berlin un musée consacré à toutes les victimes de nettoyages ethniques. Il est donc à souhaiter sans en surestimer la portée que de ce procès pour l'Histoire émanent au moins non comme insignifiante piqûre de rappel mais comme ressource contre l'accoutumance, les relents tragiques de l'indifférence et de la passivité, berceuses de l'orgueil des nations.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2007 : Retour vers le futur, les politiques de la mémoire
À lire
- Jan BLONSKI, « Les pauvres Polonais regardent le ghetto », Tygodnik Powszechny, 1987
- Emmanuel DROIT, « Le Goulag contre la Shoah ; Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l'Europe élargie », Vingtième Siècle, n° 94, février 2007
- Tatiana ZHURZHENKO, "The geopolitics of memory," Eurozine, 10 mai 2007
- Timothy SNYDER, "Holocaust: The ignored reality," Eurozine, 25 juin 2009
- "En Autriche, l'amer bilan des années Haider", Le Monde diplomatique, juillet 2009, N°664
- Jan GROSS, Neighbors: The Destruction of the Jewish Community in Jedwabne, Poland, Princeton University Press, 2001
- Tony JUDT, Après-guerre : une histoire de l'Europe depuis 1945, trad. P-E. DAUZAT, Grand pluriel, Hachette Littératures, Paris, 2009
- Georges MINK, Laure NEUMAYER (dir.), L'Europe et ses passés douloureux, La Découverte, Paris, 2007
- Jean-Yves POTEL, La fin de l'innocence ; La Pologne face à son passé juif, Autrement, 2009
- Timothy SNYDER, The Reconstruction of nations : Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999, Yale UP, 2003
- Jean-Charles SZUREK, Annette WIEVIORKA (dir.), Juifs et Polonais : 1939-2008, Albin Michel, Paris, 2009
- Primo LEVI, Les Naufragés et les Rescapés : Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, 1989
Sur Internet
- "The Dark Continent ; Hitler's European Holocaust Helpers", Der Spiegel, 20/05/09
- "Polish Reactions to Spigel Cover Story ; A Wave of Outrage", Der Spiegel, 21/05/09
À voir
- Shoah, filmde Claude Lanzmann, 1985
Illustration : Andy. Holocaust-Mahnmal , Décembre 29, 2008. Flickr.