Jana Hensel, Claudia Rusch, Julia Schoch, Falko Hennig… connus sous le nom de « génération Zonenkinder », du nom du livre de Jana Hensel paru en 2002, ou « génération Trabant », ces jeunes auteurs, nés dans les années 1970, sont la dernière génération de République démocratique allemande (RDA) et la première de l’Allemagne réunifiée. Ils livrent aujourd’hui leurs souvenirs de la RDA, faisant de l’ostalgie un phénomène littéraire allemand.
La Chute du Mur de Berlin en 1989 est intervenue durant leur enfance ou alors qu’ils devenaient de jeunes adultes. Depuis, de nombreux livres narrant la fin d’un monde et les débuts d’une autre vie dans une Allemagne réunifiée se sont succédés. Les auteurs de la "génération Trabant" ou "génération Zonenkinder" partagent plusieurs traits communs. Récits autobiographiques mêlant des éléments de fiction aux souvenirs, les livres de ces jeunes auteurs allemands en vogue replongent le lecteur au cœur de la vie quotidienne est-allemande d’avant 1989.
L’éducation se fait à coup de socialisation, le sport de haut niveau est porté aux nues, les enfants saluent sous le drapeau tous les matins et apprennent à se fondre dans le moule de la conformité : Jana Hensel rapporte ainsi les efforts faits pour rester dans la norme, et surtout ne pas se faire remarquer sur les bancs de l’école (Zonenkinder, 2002). Les enfants participent aux camps pionniers, écoutent des lectures publiques, ramassent papier, verre et plastiques recyclables (Altstoffe), et travaillent plus tard dans des coopératives.
Pourtant, une autre réalité interpelle. L’Ouest fascine, en particulier la République fédérale d'Allemagne (RFA), « omniprésente et intouchable, qui suscite rêves et répulsions », écrit Anne Lemonnier Lemieux, maître de conférence à l’École normale supérieure. Les enfants regardent furtivement les émissions télévisées interdites, venues de l’Ouest, comme « Tom et Jerry », ou lisent Jules Verne, Mark Twain, Jack London, ajoute encore Carola Hähnel-Mansard, dans un article consacré à la rupture causée plus tard par la Chute du Mur dans la vie de ces nouveaux auteurs.
Les rapports entretenus avec le passé et la façon de l’exprimer varient bien sûr selon les auteurs. Certains, comme Jana Hensel, trop jeunes pour avoir déjà eu à prendre des décisions importantes pour leur existence en 1989, vivent la Chute du Mur au moment même où ils basculent vers l’âge adulte, à l’adolescence. Ils sont ce que l’on a appelé « la génération du Mur » (Mauergeneration). Pour d’autres, la fin de la RDA a pu remettre en cause les premiers choix d’existence.
Au moment où ils écrivent, ces auteurs ont pourtant tous conscience d’appartenir à une génération particulière, sans pour autant tous revendiquer leur appartenance à un genre littéraire. Si certains auteurs comme Julia Schoch, se créent leur propre style, d’autres reprennent un style journalistique, combinant commentaires contemporains et évocation du passé sans prétention littéraire. Le style est souvent clair et explicatif, amusant, voire parfois emprunt de « snobbisme », qu’Anne Lemonnier-Lemieux explique comme tiré de la conviction nouvelle que les auteurs ont de pouvoir, à leur tour, « exclure autrui s’il ne satisfait aux critères non-dits qui président à l’intégration dans le groupe ». Il s’agit de faire entrer les lecteurs non-initiés dans leur monde, à la manière de Jana Hensel qui conclue son ouvrage par un glossaire sur le vocabulaire est-allemand. Certains passages, plus implicites, sont, à l’inverse, des clins d’œil de connivence adressés aux lecteurs de l’ancienne RDA, pour rappeler cette existence commune partagée jusqu’en 1989, explique Carola Hähnel-Mesnard.
La place donnée à la mémoire
Les auteurs de la génération Zonenkinder s’appuient sur leurs souvenirs pour écrire leurs livres. Or, la mémoire reste un réceptacle imparfait et non totalement fiable du passé : pour le sociologue Harald Welzer (cité par Hähnel-Mesnard), elle sert surtout à éclairer le présent, pour mieux y agir. La conscience de ces distorsions est alors plus ou moins assumée par les auteurs. Ce n’est pas tant une image fidèle de la RDA qu’il faut rechercher dans ces textes, mais bien plutôt une image du ressenti de cette génération dans le présent
La question de la culpabilité à l’égard du passé national-socialiste allemand fait aussi l’objet d’un traitement différent. Anne Lemonnier-Lemieux parle d’une « certaine indifférence aux problématiques de la culpabilité, ou du moins de la responsabilité dans la catastrophe humaine du IIIe Reich », à propos du roman de Katrin Askan, Aus dem Schneider (2000). L’ostalgie est ce regard vers un temps perdu, après une rupture dans l’histoire, Anne Lemonnier-Lemieux montre les générations antérieures à celle des jeunes auteurs ont-elles aussi déjà fait l’expérience d’une perte de leur passé, d’un premier échec. La prise de conscience de ce pan de l’histoire soigneusement masqué par le contenu des programmes à l’école pour convaincre les Allemands de l’Est de lutter contre l’impérialisme américain, est en revanche douloureuse, confie Jana Hensel dans Zonenkinder.
Pourquoi écrire ?
La fin de la RDA représente la fin de tout un ensemble de repères, de logiques et d’habitudes de vie. Il est, aux dires de Julia Schoch, « l’expérience fondamentale que ce qui est ne va pas de soi ». Écrire des récits autobiographiques permet aux auteurs d’assumer cette partie de leur histoire, et aussi de retrouver un « fond de souvenirs communs » (Jörg Magenau, cité par Hähnel-Mesnard). Pour Anne Lemonnier-Lemieux, c’est un moyen de créer une « identité minimale est-allemande ». Paradoxalement, en ravivant la mémoire de l’ancien régime est-allemand, ces auteurs contribuent en même temps à la transmission de stéréotypes sur la RDA. De fait, ils s’influencent les uns les autres, à l’occasion notamment de séances de lectures orales des textes en public, dans des bars, des jardins à Berlin, lors des Lesebühnen : les thèmes se recoupent, la mémoire se reconstruit collectivement, entre autre pour que la réunification ne soit pas seulement synonyme d’assimilation à la société de l’Ouest.
Peut-on alors parler d’ostalgie, soit de nostalgie pour la vie à l’Est ? Les auteurs apportent des réponses variées.
Claudia Rusch, fille de dissidents, a écrit, sur la quatrième de couverture de son livre Meine freie Deutsche Jugend (2003), que « ce qui reste, ce sont principalement de beaux souvenirs d’une enfance presque normale ». Pourtant, les pages à l’intérieur du livre montrent qu’elle ne ressent pas d’ostalgie. Elle a été déçue par la réunification car elle croyait en la possibilité de réformer la RDA, mais son enfance est restée marquée par les privations et la dureté répressive du régime.
Pour Annett Gröscher, Jana Hensel et Katrin Askan, la RDA était « mortifère » et synonyme d’échec, écrit Anne Lemonnier-Lemieux, qui affirme qu’à travers « les formulations disparates et contradictoires », « c’est un même deuil et une même lutte pour survivre à ce deuil » qui animent ces jeunes auteurs. À la question de savoir si l’on peut faire le deuil de la RDA, elle répond qu’il s’agit d’abord de se demander si l’on le souhaite.
Julia Schoch affirme qu’à travers ce retour en arrière par la littérature, elle garde la possibilité de trouver un contre-modèle intellectuel et culturel à la société occidentale actuelle. Elle affirme ainsi, sans nostalgie, que « l’Est est un principe, non pas un État. Un point cardinal où les idées comptent plus que les choses. Où je puise (…) des questions et des problèmes que je discute avec le présent » (citée par Hähnel-Mesnard).
L’on pourrait dire enfin, que, plus que par nostalgie du temps passé, l’autobiographie reste une forme de réappropriation de l’enfance, d’un âge de la vie structurant et essentiel, qui continue à occuper une place particulière dans la mémoire - et ce indépendamment de l’importance des évènements vécus.
De façon plus pragmatique enfin, le flot d’ouvrages sur cette ancienne existence en RDA relève aussi de pressions des éditeurs allemands. Écrire sur ces évènements est vendeur, en quelque sorte. Les éditeurs ont ainsi poussé la création de cette « génération » d’écrivains, à une époque où le public pouvait être réceptif, ce qui explique l’absence de style littéraire chez certains des auteurs, et aussi l’utilisation de stéréotypes et de « recettes répétitives » d’écriture, de la sentimentalité de certains passages, selon Anne Lemonnier-Lemieux.
Ceci conduit Anne-Marie Corbin et Carola Hähnel-Mesnard à penser que le succès de ces auteurs n’est pas durable, sauf pour les quelques auteurs qui ont développé un style véritablement littéraire. Ces deux auteures soulignent toutefois comment ces ouvrages renouvellent le genre de l’autobiographie. Cet engouement d’auteurs qui écrivent leurs mémoires si jeunes est symptomatique d’une recherche particulière : celle de faire de l’individu le représentant d’une génération, et plus seulement de lui seul. En ce sens concluent-elles, l’ostalgie reste une « tendance sociale et culturelle », à laquelle la littérature, parmi d’autres genres, a permis de donner corps.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de décembre 2009 : Les nostalgies du communisme
Sur Internet
- Institut Goethe sur la littérature ostalgique
À lire
- LEMONNIER- LEMIEUX Anne, « Le deuil de la RDA chez quelques jeunes auteurs des nouveaux Bundesländer : Annett Gröschner, Katrin Askan, Jana Hensel », in La Clé des langues , (consulté le 21/11/09)
- HAHNEL- MESNARD Carola, " La rupture dans la vie " — Les récits de la jeune génération d’Allemands de l’Est entre témoignage et fiction, in Allemagne d’aujourd’hui , (consulté le 21/11/09)
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DEPRETTO Laure, « Quel genre pour quel moi ? Les paradoxes du récit de soi », In Fabula , la recherche en littérature, (consulté le 21/11/09)
Illustration : Poggemann, Karl-Ludwig. ► В Е Я Г l И ◄ - 180° - ►mirage◄, Août 2, 2006. Flickr