Stéphane Comar est économiste spécialiste des filières agro-tropicales et associé-fondateur de la société coopérative Ethiquable, acteur de référence du commerce équitable en France. Pour Nouvelle Europe, il revient sur de nombreuses questions relatives au développement durable et à l'agriculture, notamment dans les relations Nord/Sud.
Stéphane Comar est économiste spécialiste des filières agro-tropicales et associé-fondateur de la société coopérative Ethiquable, acteur de référence du commerce équitable en France. Pour Nouvelle Europe, il revient sur de nombreuses questions relatives au développement durable et à l'agriculture, notamment dans les relations Nord/Sud.
L'expression « développement durable » est aujourd'hui abondamment utilisée. Selon vous, en quoi consiste concrètement l’économie du développement durable ? Y a-t-il pour vous une différence fondamentale entre les entreprises dont le cœur d’activité est à vocation durable et celles pour qui le développement durable s’est simplement additionné aux activités traditionnelles ? Participent-elles réellement de la même démarche ?
L’approche classique consisterait à dire : « l’économie du développement durable regroupe l’ensemble des activités conçues et mises en œuvre dans le souci de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Mais concrètement, il me semble plus réaliste de parler d’un ensemble d’activités réalisées avec la volonté de prendre en compte de façon systématique les aspects économiques, sociaux et environnementaux. Bref, il s’agit d’un développement économique à forte valeur ajoutée sociale dans le respect et la préservation de l’environnement. Évidemment, il est important de faire la différence entre les entreprises dont l’objet social s’inscrit dans le développement durable et les entreprises qui développent des activités de développement durable soit parce qu’elles y sont obligées soit par opportunisme marketing. Mais dans tous les cas, il me semble important d’encourager la moindre démarche qui va dans le bon sens quelles que soient les motivations initiales.
Plus précisément, pourriez-vous rappeler en quelques mots ce qu’est le commerce équitable ? Comment expliquez-vous la croissance de ce marché, dans le secteur agro-alimentaire, en Europe en général et en France en particulier, et quelles en sont les limites ? Comment expliquez-vous la différence d’approche et de sensibilisation entre les différents pays européens ?
Le commerce équitable est une relation commerciale régulée qui permet à de petits producteurs agricoles du Sud de vivre dignement de leur travail en s’appuyant au Nord sur des consommateurs engagés soucieux de l’origine des produits et des conditions de production, au regard du respect de l’environnement et des droits économiques et sociaux. Le développement rapide du commerce équitable alimentaire en France s’explique par la conjugaison de deux éléments :
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l’attente des consommateurs, la demande existait et existe toujours, certainement aiguisée par les différentes crises sanitaires (poulet à la dioxine, vache folle, ...) et le manque de transparence face aux aléas des agro-industries ;
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le développement d’une offre qualitative de produits équitables relayé par les réseaux de distribution.
En France, c’est sur la période 2002-2004, que ces deux facteurs se conjuguent pour donner naissance au fort développement du commerce équitable. La limite éventuelle viendra probablement de l’offre qui par nature est limitée aux produits agricoles provenant du Sud. La consommation et plus encore la consommation responsable sont des phénomènes complètement liés à l’histoire culturelle et sociale des consommateurs. Ceci explique les grandes différences d’approche et de sensibilisation de chacun des pays européens face au commerce équitable.
Le développement par les grands groupes de distribution de produits du commerce équitable vous paraît-il cohérent avec une démarche de développement durable ? Plus largement, l’évolution des grandes filières agricoles et agro-alimentaires vous semble-t-elle aller dans le sens d’une plus grande durabilité ou au contraire s’en éloigner ? En particulier, quel regard portez-vous sur la promotion des biocarburants ?
Je pars du principe qu’il faut encourager toutes les initiatives qui vont dans le bon sens. Les groupes de la grande distribution s’engagent dans le commerce équitable : c’est très bien ! Évidemment, il ne faut pas être dupe, leurs motivations profondes sont de se placer sur les créneaux porteurs d’image et de modernité. Mais pourquoi pas ? À mon avis, il vaut mieux les encourager à persévérer et à aller plus loin plutôt que de leur tirer dessus à boulets rouges. Au moins, ils ont fait un pas dans la bonne direction.
En revanche, je ne dirais pas la même chose des grandes filières agricoles et agro-alimentaires européennes. Le libéralisme à outrance et la recherche débridée de profitabilité donnent des résultats généraux catastrophiques en termes de gestion de l’environnement, de valeurs ajoutées humaines et sociales, de qualités tant sanitaires qu’organoleptiques de notre alimentation. La disparition des goûts, des saveurs, des odeurs singulières caractéristiques d’un terroir, d’un savoir-faire, d’une région, m’attriste un peu plus chaque jour.
En ce qui concerne les biocarburants, mon point de vue n’est pas complètement tranché sur la question. Je pense qu’il est encore trop tôt pour avoir suffisamment de recul et pour y voir clair. Ceci étant dit, ma plus grande crainte est de voir l’homme développer une concurrence entre lui-même et la machine au regard de la production agricole. Je pense que je n’arriverai jamais à me résigner à accepter et à reconnaitre l’utilité de la promotion des biocarburants tant qu’il y aura des crises alimentaires ici et là.
Le commerce équitable s’appuie sur une vision Nord/Sud du monde. À ce titre, quel a été selon vous l’impact de la Politique agricole commune (PAC) sur les pays du Sud et comment est-elle ressentie et comprise ? Cela varie-t-il beaucoup en fonction des filières et des États ?
L’impact de la Politique agricole commune sur les pays agricoles du Sud est une catastrophe. Elle va à l’encontre des idées qui me sont chères comme la souveraineté alimentaire, l’autonomie des peuples à produire ce qu’ils mangent, le respect des cultures et du savoir-faire. D’ailleurs, elle fait l’objet des plus vives critiques dans les différentes instances de négociations internationales.
De leur côté, quels sont selon vous les principales ressources dont disposent les États ou régions les plus faibles pour faire vivre leur agriculture et leurs paysans, souvent dans un contexte d’expansion démographique rapide ? Voyez-vous une lutte entre innovation/exportation et relocation/agriculture vivrière se profiler, notamment en cas de renchérissement du coût des transports, une fois la crise économique passée ?
Le principal instrument à la disposition des États pour développer le secteur agricole et faire vivre décemment les paysans est en premier lieu la volonté politique. Ce qui signifie être capable de poser un vrai diagnostic sur la situation agricole de son pays, identifier des objectifs qui correspondent au plus grand nombre de personnes concernées, mettre à disposition les moyens disponibles sinon nécessaires ainsi que les régulations adéquates et surtout évaluer objectivement et régulièrement les résultats obtenus. Mais cela ne peut être réellement efficace que si cette approche est le fruit d’une démarche participative et démocratique.
Cette approche innovation/exportation versus relocalisation/agriculture vivrière est une approche très manichéenne… L’agriculture dispose heureusement de multiples aspects qui sont autant de ressources potentielles pour son développement. L’association entre innovation et agriculture vivrière n’est pas dénuée d’intérêt et certainement porteuse d’avenir. La crise économique peut probablement être l’occasion de se reposer de bonnes questions notamment sur le sens de ce que nous faisons : faire manger à Noël des cerises du Chili à un Anglais ou encore faire manger toute l’année du raisin d’Afrique du Sud à un Français… Quel sens cela peut-il avoir ?
Dans le prolongement de cette hypothèse, l’extension du commerce équitable vous semble-t-il à terme possible et souhaitable aux agriculteurs européens, dans une optique de défense de ce qu’il reste de petite paysannerie européenne, notamment dans les pays les plus ruraux (Pologne, Roumanie, Moldavie, Balkans…), où beaucoup font face à de nombreuses difficultés ?
Plus le temps passe, plus je suis convaincu que les mécanismes du commerce équitable peuvent avoir une vocation bien plus étendue que les relations Nord/Sud. Historiquement, le commerce équitable était et reste toujours indissociable de la notion de développement des pays du Sud. Cette notion de « développement des pays du Sud » fait partie intégrante de la promesse faite aux consommateurs engagés du Nord. Elle constitue l'un des ressorts du mécanisme. Modifier, aujourd’hui, cet aspect du commerce équitable et étendre son champs d’application au commerce Nord/Nord risque de compromettre les résultats déjà obtenus, qui sont encore fragiles. Néanmoins, avec une dénomination différente, un dispositif de régulation des échanges agricoles au Nord reposant sur des mécanismes similaires (relations les plus directes possibles, régulation des prix, accès aux financements, information et sensibilisation des consommateurs) me semble tout à fait envisageable et même souhaitable.
Pour aller plus loin :