Chercheur au CERI, Christian Lequesne a dirigé le Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES) à Prague, et a récemment occupé un poste de Alliance Professor au sein de l’European Institute de la LSE, à Londres. Aujourd’hui, il revient pour nous plus en détail sur l’attitude des gouvernements français envers les nouveaux États membres et sur l’incapacité de la politique française à s’adapter au nouvel environnement stratégique créé par l’élargissement.
Chercheur au CERI, Christian Lequesne a dirigé le Centre français de recherche en sciences sociales (CEFRES) à Prague, et a récemment occupé un poste de Alliance Professor au sein de l’European Institute de la LSE, à Londres. Spécialiste de la réforme institutionnelle et de l’élargissement de l’UE, ainsi que de la politique européenne française, il a publié en octobre 2008 l’ouvrage, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d'échelle, dont il avait anticipé les conclusions lors du Café européen de juin 2008, « La France est-elle de retour en Europe (de l’est) ? ». Aujourd’hui, il revient pour nous plus en détail sur l’attitude des gouvernements français envers les nouveaux États membres et sur l’incapacité de la politique française à s’adapter au nouvel environnement stratégique créé par l’élargissement.
Vous retracez l’historique des rapports entre la France et les PECO, en faisant ressortir les problèmes que la France rencontre aujourd’hui dans ses relations avec les « nouveaux » États membres, problèmes profondément ancrés dans l’histoire : d’un côté, la méfiance que l’attitude adoptée par les dirigeants français par le passé a suscité à l’Est et de l’autre côté la difficulté, pour les élites politiques françaises, à surmonter un certain formatage culturel, hérité de la tradition gaulliste et du paradigme fonctionnaliste. Est-ce que vous pouvez mieux expliquer ce blocage intellectuel ?
Les élites politiques françaises, lorsqu’elles s’intéressent aux affaires européennes, ont une vision de l’Europe qui révèle leur socialisation dans le contexte d’avant 1989, la petite Europe de l’Ouest, distincte de l’autre par des frontières qu’on croyait plus solides qu’elles ne l’étaient, et aussi une « Europe européenne » démarquée des États-Unis.
C’était en plus une Europe dont le mode de décision reposait sur ce que j’appelle dans le livre le « fonctionnalisme tranquille », c'est-à-dire la méthode initiée par Jean Monnet et consistant à engager des solidarités de fait dans des domaines concrets, qui, par un effet d’engrenage, entraînaient d’autres solidarités dans d’autres domaines, sans se poser la question de la finalité politique de cette entreprise.
Dans ce cadre, la France pouvait imposer de façon relativement facile ses initiatives, grâce à la fois au nombre limité d’acteurs et à la division de l’Allemagne, qui avait entraîné une complémentarité de rôles entre une France puissance politique, membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, et une Allemagne puissance économique. Les grandes réformes européennes, depuis les années 1950 jusqu’aux années 1980, répondaient toutes au même schéma : une initiative franco-allemande, soutenue par un mémorandum conjoint des pays du Benelux, contestée par le Royaume-Uni et aboutissant finalement à décision qui sauvegardait assez bien l’intérêt français. La France, en particulier à partir de Pompidou, a donc une politique extrêmement pragmatique à l’égard l’Europe, considérée comme utile pour maximiser l’intérêt national. Le fédéralisme, l’idée qu’on puisse fondre l’intérêt national français dans un nouvel intérêt européen, n’a été représenté en France que de façon minoritaire dans un certain nombre de cercles politiques et intellectuels.
Ce modèle, à partir de 1989, ne marche plus, mais dans les têtes il n’a pas complètement disparu, ce qui explique pourquoi l’élargissement déstabilise et trouve une faible légitimité, non seulement parmi les ennemis classiques de la construction européenne, mais aussi parmi ceux qui ont été le soutien traditionnel de plus d’Europe, ce qui est une caractéristique de ce pays. En dépit des discours sur l’obligation morale de soutenir la démocratisation et le retour à la liberté à l’Est, en effet, lorsqu’il s’agit d’adhésion, le discours est plutôt centré sur la « fuite en avant », la possible dilution du projet européen dans une zone de libre échange, voire l’idée que l’Europe élargie a perdu son âme ; c’est le « syndrome Bourlanges », l’idée que l’Europe qui a existé jusqu’à l’UEM n’existe plus.
Cette opposition élargissement-approfondissement, on la retrouve aussi dans d’autres anciens pays fondateurs, mais en France elle a été particulièrement utilisée.
Ceci a été une erreur politique de la part des pro-Européens français : il fallait au contraire se servir de l’élargissement pour redonner un message positif de la construction européenne, un nouvel idéal qui réponde à une nouvelle réalité, la disparition de la frontière Est/Ouest. Il s’agit aussi d’une erreur d’analyse, puisque l’approfondissement montrait déjà ses limites, dans ce que les sociétés étaient prêtes à accepter, après Maastricht, donc avant l’élargissement. Le vrai problème de l’Europe en France, ce n’est pas tant la question de l’élargissement que la difficulté à avoir plus d’approfondissement et c’était ça qu’il fallait mettre en avant.
Aujourd’hui, il faut rebondir (puisque l’Europe est faite de crises et qu’aucune crise n’est donc fatale) sur la question positive de plus d’approfondissement et non pas sur celle négative des risques de l’élargissement et donc de la nécessité d’arrêter le processus. D’un point de vue politique, on n’a pas intérêt à trop afficher cet aspect de la question, ni vis-à-vis des partenaires, ni face à l’opinion publique française. C’est la même erreur politique faite par ceux qui ont soutenu la Constitution européenne lors du référendum en s’opposant à l’entrée de la Turquie, sujet déjà exploité par les eurosceptiques les plus farouches.
Vous parlez aussi d’une méconnaissance, de la part de la diplomatie française, des réalités historiques de l’Europe centrale et de l’Est, ce qui est à l’origine de certains malentendus. Comment est-ce qu’on peut éduquer les élites françaises ? Est-ce qu’il s’agit seulement d’une question de formation ? Ou plutôt d’une plus vaste difficulté des Français, à laquelle vous faites référence, à appréhender la réalité telle qu’elle est et non pas telle qu’on la souhaite ? En ce sens, l’expérience des échanges continus dans les domaines culturel, universitaire et du travail peuvent-ils constituer un atout ?
La connaissance des réalités de l’Europe centrale est effectivement faible.
Il y a en France une tradition d’analyse du communisme et de la dissidence, mais c’était quelque chose de marginal et la société française dans son ensemble n’a pas une perception réelle de ce que fut le communisme. Le fort idéal qui s’est construit autour du communisme comme idée égalitaire a amené à un décalage entre ce que les gens pensent de ce système en France et ce qu’il était véritablement : l’opinion intellectuelle française a été très séduite par le « rouge », ce qui l’a amenée à s’apercevoir trop tard du « gris ». De plus, il ne s’agit pas de pays avec lesquels on a les connexions familiales qu’on a avec le sud de la Méditerranée, contrairement à l’Allemagne.
Il y a aussi eu un retour des représentations fondées dans l’histoire : l’idée que l’Allemagne puisse reconstituer une Mitteleuropa est une peur qu’on a vu réémerger avec la réunification, l’activisme de Kohl et le dynamisme des entreprises allemandes à investir à l’Est. Une partie du monde intellectuel et diplomatique français craignait en effet que les Allemands veuillent reconstituer dans cette région une sphère d’influence politique.
Or, cette crainte est irréaliste, car, si les Allemands ont plus de connaissances de ce qui se passe à l’Est, ils ont aussi avec ces pays des relations plus difficiles que les Français. Les cicatrices sont encore là et aucun PECO n’accepterait de faire partie d’une zone d’influence allemande, car il y a encore des contentieux bilatéraux entre l’Allemagne et chacun de ces pays ; il n’y a pas eu entre eux la pacification qu’il y a eu entre France et Allemagne.
L’idée de recentrer l’Europe autour de la Méditerranée qu’on voit ressurgir avec le projet d’Union pour la Méditerranée, notamment dans sa première version, telle que rédigée par Guaino, procède toujours de cette idée de trouver un rééquilibrage par rapport aux relations de l’Allemagne en Europe centrale. Or, il faudrait au contraire être plus présents à l’Est, ce que les entreprises françaises, notamment les plus grandes, ont plutôt bien fait à partir du milieu des années 1990 : Véolia, l’Oréal et les grandes entreprises automobiles ont très bien joué la carte des investissements à l’Est.
Pour comprendre, il faut développer des relations politiques, mais aussi privées et comprendre la diversité de chaque pays : alors qu’on a tendance à considérer les PECO comme un bloc, ils possèdent en réalité des trajectoire historiques différentes, des sociétés différentes et même l’expérience du communisme a été différente.
En même temps, il y a aussi dans les PECO des clichés à combattre sur la France, vue comme un pays antiaméricain, qui n’accepte pas l’économie de marché, où l’État est omnipotent et où il n’y a pas d’initiative privée.
Il faut aussi comprendre que ces pays, à part la Pologne, se pensent comme petits et qu’il faut donc éviter les réflexes hégémoniques, notamment dans le discours (dans la pratique par contre l’UE protège les petits pays car elle ne permet pas l’expression de l’hégémonie). Sarkozy par exemple, qui soutient l’idée d’une présidence permanente de l’UE pour assurer plus de continuité dans des contextes de crise, a à plusieurs reprises laissé entendre que ce rôle devait revenir à un « grand » pays.
Il faut apprendre à penser à la question de l’équilibre entre grands et petits et ne pas oublier qu’il y a une sensibilité particulière sur cette question dans les PECO, victimes d’une hégémonie pendant des décennies. De la même façon, il faut éviter de mettre trop en avant le couple franco-allemand : à Prague, je travaillais beaucoup avec les institutions allemandes comme le Goethe Institut, mais on ne faisait jamais d’initiatives franco-allemandes, mais toujours franco-germano-tchèques, afin de ne pas donner l’impression de vouloir donner des leçons aux autres.
Vous parlez aussi, dans le livre, de l’évolution du mode de prise de décision vers ce que vous appelez des coalitions tactiques, en opposition avec les coalitions stratégiques, à Bruxelles. Comment concrètement la France peut-elle s’adapter à ce nouvel environnement stratégique ? Dans ce cadre, le couple franco-allemand peut-il encore continuer à jouer un rôle ?
Il y a eu un changement des conditions d’exercice du leadership : dans un système avec 27 acteurs qui décident, dans un nombre important de domaines, à la majorité et non plus à l’unanimité, il faut fonder des coalitions avec tout le monde, développer une activité bilatérale à l’égard de tous les partenaires. La diplomatie bilatérale n’a pas été tuée par l’Europe, elle a seulement été réorientée et elle a pour but la préparation des coalitions qui se formeront ensuite à Bruxelles.
La relation franco-allemande reste privilégiée (il y a toujours eu des différends entre les deux pays, mais la relation de confiance a permis de les régler facilement et de faciliter ainsi la prise de décision au niveau européen), mais on ne peut plus passer par une relation d’exclusivité, ni la remplacer par une autre exclusivité. Le franco-britannique aussi est juste une relation parmi d’autres. Une des choses dont il faut se convaincre en France, c’est que l’élargissement a porté atteinte à l’exclusivité dans les relations avec les partenaires ; il faut maintenant jouer de manière plus flexible, car il n’y a plus de coalitions récurrentes, mais plutôt issue-oriented, guidées par les intérêts sectoriels.
Cela suppose toutefois de savoir à qui s’adresser : est-ce qu’il faut alors, pour chaque question, faire le tour des 26 capitales, ou faut-il plutôt avoir une connaissance plus approfondie de chaque pays, afin de savoir à qui s’adresser, de qui rechercher le soutien dans tel ou tel domaine ?
On doit avoir une vue à peu près claire de la position de chaque pays avant d’arriver à Bruxelles : il faut anticiper qui sera de votre côté, qui sera contre et qui demeurera dans une position de neutralité. Le rôle des ambassadeurs reste donc important, l’essentiel de leur travail sera d’essayer de comprendre quelles seront les positions du gouvernement du pays dans lequel ils sont accrédités à Bruxelles, dans un travail de bilatéralisme multiple permanent qui ne néglige aucun pays.
Vous évoquez la position de Nicolas Sarkozy, qui représente d’un côté une rupture avec ce qui se faisait avant, parce qu’il paraît prendre davantage en compte la réalité est-européenne, et de l’autre a tendance à glisser dans les mêmes erreurs du passé, notamment celui de l’Europe des grands, l’Europe puissance, une vision encore gaulliste de la politique européenne. Est-ce que cela est, d’après vous, le signe d’une évolution ou d’une contradiction interne ?
D’un côté, Sarkozy est un homme qui écoute et observe les réactions venant des autres pays et, s’étant inscrit dans la rupture par rapport à Chirac, il a réfléchi aux erreurs commises par celui-ci. En même temps, il reste un homme politique très français, socialisé, comme tous les hommes politiques en Europe, par la culture nationale. Il reste donc au fond de lui quelque chose qui relève quasiment du réflexe, l’idée que l’Europe est quelque chose qui se joue dans la cour des grands, selon le paradigme gaulliste classique qui fait partie de son éducation politique.
La façon de communiquer sur la Russie révèle aussi les deux facettes : d’un côté, ne pas faire de concessions sur les droits de l’homme pendant la campagne et de l’autre féliciter Poutine dès son élection, avec ce vieux réflexe des politiques et diplomates français, cette conviction qu’il ne faut pas déstabiliser la Russie.
C’est un homme qui est face à une contradiction : d’un côté des éléments de modernité et de changement, ainsi que ses convictions, notamment sa décontraction à l’égard des États-Unis, qui amènent les pays de l’Est à être plus en confiance, et de l’autre des vieux reflexes qui surgissent de temps en temps. C’est là qu’on se rend compte qu’il n’y a pas d’hommes politiques véritablement internationaux.
Sauf peut-être ceux des Pays baltes, dont plusieurs ont fait toute leur éducation politique aux États-Unis et ensuite sont revenus chez eux, en amenant avec eux une vision d'outsiders de leur pays, ainsi que la « génération Erasmus » qui fera peut-être évoluer les choses lorsqu’elle arrivera au pouvoir.
Il y a en effet une grande transformation dans la mobilité de ceux qui font des études supérieures depuis 15 ans, ce qui leur permet de mettre en perspective la vision de leur propre pays.
Par rapport à la dernière fois où vous avez abordé ces questions avec nous, lors du café européen de juin 2008, il y a eu une évolution importante de la situation économique internationale qui a amené à une certaine remise en question du paradigme néolibéral, même aux États-Unis. Une des questions qui séparaient le plus, dans la vision de l’autre, la France des nouveaux États membres, est donc en train de s’assouplir. Est-ce que cela peut faciliter les relations ou va-t-on au contraire assister, toujours pour cette tendance à répéter les erreurs du passé, à une volonté de la France, qui est quand même la patrie de l’interventionnisme étatique, de faire la leçon aux autres pays et leur apprendre comment gérer le système économique international, ce qui pourrait au contraire crisper les relations ?
Il y a une tentation française évidente, car la crise financière ramène sur le devant de la scène avec beaucoup de légitimité ceux qui considèrent que l’économie de marché est mauvaise par principe et en France ils sont plus nombreux que dans la moyenne des États européens.
C’est exactement ce qu’il faut éviter : la question n’est pas d’opposer au tout marché, qui lui aussi est une position idéologique naïve, qu’on trouve encore défendue par certains en Europe centrale (en République tchèque, il y a encore certains qui, sur la base du paradigme néolibéral à la Friedman des années 1980, pensent que le marché doit s’autoréguler), une vision basée sur le besoin d’interventionnisme et sur un marché toujours pervers par principe. La bonne démarche est plutôt de réfléchir à une économie de marché moderne, avec des régulations, à la façon de concilier le marché avec la puissance publique, mais sans que celle-ci devienne l’acteur économique principal.
Cela permettrait à la France de moderniser sa pensée économique, notamment à gauche, pour avoir une vraie social-démocratie moderne. Les signes qu’envoient les réactions françaises à la crise sont toutefois mitigés, car ceux qu’on entend le plus et qu’on invite le plus, ce sont ceux qui n’ont jamais accepté l’économie de marché dans son principe. Mais si on refuse l’économie de marché, quelle est l’alternative ? L’économie planifiée ?
Pour aller plus loin :
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Sur Nouvelle Europe |
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Dossier et compte rendu du Café européen du 22 juin 2008 "La France est-elle de retour en Europe (de l'Est) ?" |
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François Mitterrand et 1989 : la compréhension incomplète d'une Europe en bouleversements |
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Sur Internet |
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Le site du CERI : Christian Lequesne |
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A lire |
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La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d'échelle, Christian Lequesne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008 |
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Paris-Bruxelles : comment se fait la politique européenne de la France, Christian Lequesne, Paris, Presses de Sciences Po, 1993. |
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"Les élites politiques françaises face à l'élargissement de l'Europe", Olivier Costa et Paul Magnette (dir.), Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique de l'Union européenne, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2007, pp.77-86. |
Source photo : CERI / Christian Lequesne |