
Guillaume Lacquement est maître de Conférences au sein du département de Géographie et Aménagement de l'université de Perpignan. Il est également délégué au CNRS « Mutations des territoires en Europe » de l'université Montpellier III. Il revient pour Nouvelle Europe sur les transformations des campagnes des nouveaux Länder allemands suite à la réunification.
Dans le contexte géopolitique tendu de la guerre froide, la République Démocratique Allemande fondée en 1949 à l’intérieur des limites de la zone d’occupation soviétique a souvent fait figure de « bon élève » du camp socialiste. La construction du socialisme y a suivi pas à pas le modèle du « grand frère » soviétique et a conduit à l’établissement de l’un des régimes les plus autoritaires et de l’un des systèmes économiques les plus dirigistes de ce qui fut l’Europe de l’Est. Dans les campagnes, le collectivisme agraire a maintenu des densités rurales et agricoles relativement élevées, mais au prix d'une transformation brutale des structures de production. Les campagnes socialistes ont été dominées pendant quarante ans par des exploitations mécanisées et spécialisées de grande taille : des fermes d'Etat (Volkseigne Güter) d’une part, édifiées sur les anciens domaines nobiliaires expropriés par la réforme agraire de 1945, et des coopératives de production (Landwirtschaftliche Produktionsgenossenschaften) d’autre part, formées dans les années 1950 à partir du regroupement forcé des exploitations paysannes. Chaînons de l’économie planifiée au niveau local, ces structures d’exploitation agricole étaient omnipotentes : elles concentraient les fonctions de production mais monopolisaient également les tâches d’administration et d'aménagement rural sur des territoires réunissant plusieurs finages villageois.
Presque deux décennies se sont écoulées depuis la réunification du pays et a priori il ne reste rien aujourd’hui dans la partie orientale de l’Allemagne du système agraire imposé autrefois par le régime socialiste de la RDA. La sortie du collectivisme a même été extrêmement rapide et en quelques années les campagnes des cinq nouveaux Länder de la RFA ont changé de monde, basculant du système de l’économie planifiée à celui de l’économie de marché, passant de l’intégration économique du CAEM [Conseil d’Assistance Économique Mutuelle] à celle de l’Union européenne. Et pourtant, ces campagnes de l’Est de l’Allemagne présentent des traits bien particuliers si on les compare à celles des anciens Länder. L’héritage socialiste a pesé dans le processus de transformation et d’une certaine manière laisse aujourd’hui son empreinte dans les formes d’organisation de l’espace.
Les campagnes orientales de l’Allemagne demeurent dominées par des structures d’exploitation agricole de grande taille : 202 ha en moyenne contre 34 ha seulement à l’Ouest ; les exploitations de plus de 500 ha, tous types juridiques confondus, couvrent en outre près de 70% de la superficie cultivée, alors que cette part se réduit à moins de 2% à l’Ouest (Agrarbericht der Bundesregierung, 2006). Ces grandes exploitations agricoles n’ont cependant rien de comparable aux fermes d’Etat et aux coopératives du régime socialiste. Les premières ont été rapidement démantelées par une société fiduciaire – la Treuhandanstalt - dépendante du ministère fédéral de l’économie et chargée de 1990 à 1994 de la privatisation des biens de l’Etat est-allemand. Des lots fonciers et immobiliers ont été formés pour être selon les cas transmis, restitués, vendus ou loués à des opérateurs de toute nature, collectivités territoriales, entreprises ou personnes privées. Les secondes ont dû se soumettre à un dispositif très contraignant de restructuration juridique qui a conduit le tiers d’entre elles à la liquidation pure et simple. Les coopératives socialistes avaient en effet moins de six mois à partir de la promulgation de la Loi d’adaptation de l’agriculture (en juin 19991) pour adopter un statut d’exploitation de droit privé, de type sociétaire (SARL par exemple) ou coopératif.
Déchargées des tâches de gestion et d’administration du territoire local qu’assuraient autrefois les structures collectives, ces exploitations sociétaires ont recentré leur activité dans le secteur productif en adaptant leur système de production à l’économie contingentée et aux réformes successives de la politique agricole commune. Leurs performances économiques tiennent à leur intégration réussie dans les filières de production (grandes cultures, lait, viande, mais aussi agriculture biologique). Le passage au marché et l’application des normes européennes de production ont contraint à de lourds investissements dans la modernisation des matériels et la rénovation des bâtiments, mais ont permis une amélioration spectaculaire des rendements et de la qualité des produits. La reproduction du capital est longtemps restée tributaire de l’endettement contracté sous l’ancien régime et converti en valeurs ouest-allemandes par la réunification. Mais le moratoire de 1992 et l’application d’une procédure de désendettement progressif ont accompagné l’assainissement financier des exploitations. La maîtrise foncière est demeurée quelques années incertaine en raison de conditions de fermage qui avantageaient les exploitants individuels. Mais la pénurie de fermiers et l’allongement de la durée des baux de fermage ont renforcé la position des exploitations sociétaires sur le marché foncier autorisant la conservation des structures foncières. Globalement, l’adaptation économique des nouvelles unités de production a été plutôt rapide, elle s’est cependant opérée au prix d’un impressionnant délestage de main d’œuvre qui a fait explosé le chômage rural (85% des actifs agricoles ont disparu en quinze ans alors que le secteur agricole de l’ex-RDA employait encore près d’un million de personnes en 1989).
Dans les nouveaux Länder allemands, l’agriculture socialiste a donc disparu corps et biens. L’empreinte du système socialiste s’exprime pourtant encore, en particulier dans l’inertie partielle des structures. Les exploitations sociétaires qui ont pris la succession des coopératives socialistes occupent en effet la moitié des terres agricoles. L’autre moitié est cultivée par des exploitations de type familial ou par des groupements d’agriculteurs familiaux de type GAEC [Groupement Agricole d'Exploitation en Commun]. Ces structures de l’agriculture familiale ont bénéficié de mesures actives de soutien (prêts bonifiés, aides à l’installation et à l’investissement) de la part des autorités fédérales qui attendaient la généralisation rapide de ce modèle social de production. Leur nombre a certes connu une progression continue jusqu’en 1998 mais il s’est réduit en raison du processus de sélection économique et de concentration structurelle des exploitations agricoles. Plus significatif encore de la pesanteur de l’héritage socialiste est le fait que la moitié des exploitations familiales sont des exploitations à temps partiel. Tantôt repliées sur une économie quasi autarcique et un objectif d’autoconsommation familiale, tantôt orientées vers les revenus supplétifs de la commercialisation de volumes réduits de production, ces dernières ont plutôt tendance à perpétuer le fonctionnement du lopin individuel de l’époque socialiste, cette concession foncière que le régime octroyait aux travailleurs des coopératives et des fermes d’Etat en échange de leur travail dans le collectif. Ces petites exploitations sont souvent tenues par des retraités ou des chômeurs qui travaillaient dans l’ancienne coopérative, elles demeurent dans tous les cas étroitement liées à la grande exploitation sociétaire, par des biais multiples, ne serait-ce que pour les approvisionnements en semences ou en fourrages.
L’explosion du chômage agricole, la diminution du nombre des exploitations familiales et le repli paysan sur des exploitations à temps partiel ou à faible valeur marchande sont en fait les principaux symptômes d’une crise rurale profonde qui dans les nouveaux Länder s’est traduite par une hémorragie démographique lourdes de conséquences. Cette crise résulte sans nul doute, du moins en partie de la politique de privatisation de l’agriculture socialiste, conduite « tambour battant » par le gouvernement fédéral au lendemain de la réunification. Mais elle procède également d’une évolution plus globale, car à l’Est comme à l’Ouest, l’adaptation du secteur agricole aux critères de performance et de rentabilité du système économique contemporain tend à marginaliser l’activité de production agricole dans l’économie rurale, en termes de richesses produites comme en termes d’emplois occupés. Dans ce contexte, l’intégration économique des espaces ruraux exige alors le développement d’activités non agricoles et engage les sociétés locales dans la recherche de ressources nouvelles susceptibles de diversifier le tissu économique en milieu rural.
A l’Ouest, cette évolution est maintenant engagée depuis plus de trente ans. A l’Est, elle a été précipitée par la réunification et la crise de transition à l’économie de marché. La diversification des activités rurales se produit ici à un rythme accéléré, au prix d’un chômage élevé et d’une mobilité contrainte. Elle se fonde néanmoins sur un potentiel de diversification qui a été largement sous-estimé et volontairement négligé dans l’intention politique de gommer les héritages du collectivisme. La coopérative socialiste abritait de fait des activités variées : des magasins d’alimentation, des ateliers de petite industrie ou de sous-traitance industrielle ainsi que des services socioculturels (crèches, cantines, foyers ruraux mais aussi hébergements touristiques) qui mobilisaient une partie non négligeable de la main d’œuvre. La politique de décollectivisation du début des années 1990 a contraint les nouvelles exploitations agricoles à se débarrasser, au nom de la rationalité économique, de ces activités non agricoles. Mais l’ampleur de la crise rurale et la baisse tendancielle des revenus agricoles ont conduit à une re-diversification des activités souvent portée par les nouvelles exploitations sociétaires, celles qui justement ont pris la succession juridique des coopératives socialistes. Ces entreprises recréent des services de réparation de matériel agricole, ouvrent des stations-service, valorisent par la location leur parc immobilier. Elles édifient de nouveaux ateliers de production agro-industrielle, investissent dans des filiales de commercialisation, pratiquent la vente directe et le tourisme à la ferme, participent enfin à la production d’énergie renouvelable (biomasse et éolien). Elles sont devenues en outre les partenaires privilégiés des programmes de protection de la nature et de préservation des paysages agraires, par le biais en particulier de la mise en œuvre des mesures agri-environnementales de la PAC ou par la contractualisation pour l’application des chartes de développement dans les parcs naturels régionaux.
Cette contractualisation s’inscrit dans un contexte plus large marqué par l’inversion des politiques publiques d’intervention et par la promotion des initiatives endogènes en faveur du développement local. Il s’agit là encore pour les sociétés rurales de l’ex-RDA d’un renversement radical de valeurs et de pratiques, à l’opposé de la planification socialiste et des procédures décisionnelles imposées « d’en haut ». Le développement « par le bas » se fonde sur des projets d’initiative locale et dessine des périmètres variés qui procèdent selon les cas de la création d’un parc naturel régional, de la coopération intercommunale ou du montage d’un programme européen LEADER, le programme d’initiative communautaire instauré en faveur du développement rural. L’extension de ces périmètres est plus ou moins normée par les différents dispositifs et les prescriptions respectives des tutelles politiques et administratives (Etat fédéral, Etats fédérés et Union européenne). Mais, surtout dans le cas de la coopération intercommunale, il n’est pas rare de voir se perpétuer au sein de ces nouveaux « territoires de projets » certaines solidarités territoriales, peut-être pour certaines antérieures à la période socialiste, mais de fait scellées par la collectivisation et le regroupement des finages villageois au sein des coopératives.
Le collectivisme agraire a été balayé par la réunification et la transition à l’économie de marché, tandis que le changement de paradigme des politiques territoriales accompagne une sortie de crise lente et délicate étayée par une dynamique très inégale de (re)diversification des activités rurales. Les bouleversements politiques, économiques et sociaux ont été considérables, d’une intensité et d’une ampleur telles qu’aujourd’hui il ne reste rien de la RDA dans les campagnes des nouveaux Länder allemands, sinon quelques empreintes, parfois visibles dans un paysage agraire marqué par la large maille du parcellaire et la concentration des bâtiments agricoles, sinon une certaine inertie structurelle qui force une trajectoire d’adaptation de type post-collectiviste et qui à l’Est de l’ancien Rideau de fer, dessine des formes originales d’organisation de l’espace.
Pour aller plus loin :
|
A lire |
![]() |
LACQUEMENT G., La décollectivisation dans les nouveaux Länder allemands : acteurs et territoires face au changement de modèle agricole, L’Harmattan, Paris, 1996, 256 p. |
![]() |
von HIRSCHHAUSEN B. et LACQUEMENT G. (sous la dir.), "Le développement rural en Allemagne réunifiée : modèles, contextes, enjeux", Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 38, n°3, 2007, 192 p. |
![]() |
MAUREL M.-C. et LACQUEMENT G. (sous la dir.), Agriculture et ruralité en Europe centrale, éd. Aux Lieux d’Etre, Paris, 2007, 164 p. et Atlas de 24 planches. |
![]() |
von HIRSCHHAUSEN B. et LACQUEMENT G., Vivre et penser la campagne dans l’Allemagne contemporaine, un modèle pour l’Europe ? Représentations, pratiques et politiques des espaces ruraux, une approche pluridisciplinaire ; article consultable sur le site du CIERA |
Photo: Le Rideau de fer dans la campagne allemande sur Wikimedia.commons.