
Des changements politiques et légaux majeurs ont eu lieu dans divers pays européens en 2013 et début 2014 concernant l’avortement, et une série de votes doit suivre dans les prochains mois. Qu’est-ce que le « débat sur l’avortement » en Europe aujourd’hui et que révèle-t-il des sociétés et politiques européennes ?
Pour de nombreux Européens, les débats sur l’avortement ont majoritairement lieu ailleurs: sûrement dans ces pays en développement où l’on considère toujours que la situation des femmes est dramatique, ou encore aux Etats-Unis où le personnel médical des cliniques pratiquant cette procédure doit parfois enfiler des gilets pare-balles pour venir travailler. Mais la bataille se livre aussi sur le Vieux Continent.
Au cours des 18 derniers mois, le front s’est (ré)ouvert dans toutes les régions européennes : Europe de l’Ouest ou centrale, pays scandinaves, méditerranéens ou baltiques…Des défis locaux pour un enjeu régional majeur. Bien que de nombreux Européens considèrent l’avortement comme acquis, ce droit humain reste récent et très fragile. Pourquoi a-t-il été remis en question dans tant de pays européens en 2013 et 2014 ? et que cela révèle-t-il des sociétés et politiques européennes ?
Espagne: le demi-tour radical
L’Espagne est récemment passée en première ligne avec un projet de loi visant à restreindre l’accès à l’avortement exclusivement aux victimes de viol et aux femmes dont la vie pourrait être mise en danger par une grossesse. Le Conseil de l’Europe s’est d’ores et déjà récrié contre une mesure considérée comme « le plus grand recul en matière de droits humains et de libertés en Espagne », tandis que les médias nationaux et étrangers se sont eux penchés sur la proposition à la suite d’un tollé général. Le CELEM, une organisation de défense des droits des femmes, a ainsi imaginé « l’agence de voyage qui ne devrait pas exister » pour rappeler l’époque où les femmes devaient partir avorter à l’étranger – quand elles en avaient les moyens.
L’avortement a été légalisé pour la première fois en Espagne, avec d’importantes restrictions, en 1985, et ouvert en 2010 à toutes les femmes en-dessous de 14 semaines de grossesse (22 dans certains cas). Le projet actuel est encore plus restrictif que la loi de 1985, puisqu’il prévoit de refuser l’avortement aux mineures et dans les cas de malformations du fœtus.
Le gouvernement a validé le projet le 14 janvier dernier, tandis que le Premier Ministre Rajoy déclarait qu’il n’avait entendu personne se plaindre des restrictions d’accès entre 1985 et 2010. Le programme électoral de son parti pour les élections de 2010 annonçait une volonté de « changer le modèle de la loi actuelle » - au sein d’un paragraphe dédié à la protection de la maternité. Ces deux éléments montrent que l’avortement peut encore être calmement présenté, en Europe, par un parti politique majeur comme une menace pour la maternité, la famille et la société, mais aussi que 25 ans de mobilisation peuvent facilement être passés sous silence. Les sondages montrent que la majorité des Espagnol-e-s s’opposent à ce projet de loi ; mais combien se mobilisent auprès de leurs parlementaires pour s’assurer que ce dernier ne soit pas définitivement adopté par le Parlement dans les prochains mois ?
Pologne et France: La Bataille contre le ‘Genre’
Les choses auront vraiment changé en Europe lorsque la Pologne ne sera plus citée dans tout article sur l’avortement. En attendant ce jour, et malgré une législation parmi les plus restrictives sur le continent, la Pologne est encore régulièrement en proie à des débats houleux sur le sujet.
En septembre 2013, une pétition rassemblant 400.000 signatures demandait le retrait des grossesses présentant un danger vital pour le fœtus de la liste des rares cas ouvrant droit à l’avortement. Une proposition qui n’a été rejetée par le Parlement qu’à une voix. Deux ans auparavant, un projet similaire avait été évité, là encore par une fragile majorité. Dans les faits, même les femmes qui devraient légalement pouvoir bénéficier d’un avortement si elles le souhaitent peuvent rarement y prétendre. Si quelques partis ouvertement pro-choix, comme Palikot, semblent peu à peu gagner du terrain, le système de coalition gouvernemental signifie souvent que les partis dont les membres sont divisés sur la question font face avec difficulté aux groupes plus conservateurs où le refus de l’avortement rassemble un fort consensus. Dans ce contexte, et malgré une mobilisation continue des mouvements féministes, il semblerait que la Pologne maintienne sa ligne en matière d’avortement et de droits sexuels en général.
Aujourd’hui, les opposants à l’avortement s’inscrivent de plus en plus dans un débat plus large autour de l’égalité de genre - ‘genre’ a d’ailleurs été désigné mot de l’année en 2013. Un groupe parlementaire s’est ainsi formé afin de réfléchir aux moyens de « mettre un terme à l’idéologie de genre ». Le cardinal Pieronek, pourtant généralement considéré comme un libéral, a également déclaré que le genre était plus menaçant que le nazisme et le communisme réunis.
Les études de genre sont devenues un bouc émissaire similaire en France. Depuis l’embrasement de 2012-13 autour du mariage homosexuel, les mouvements conservateurs se multiplient et font récemment les gros titres en s’opposant à toute mesure qu’ils considèrent comme une expression de la « théorie du genre ». Ce climat permet aux opposants à l’avortement de remettre ce droit en question. Marine Le Pen, leader d’extrême-droite, a ainsi signalé son hostilité au remboursement des “avortements de confort”, tandis qu’un nombre croissant de personnalités politiques de droite s’écrie que la famille ‘traditionnelle’ est assiégée.
Norvège et Lituanie: Un futur incertain
La Scandinavie est souvent considérée comme l’Eden européen en matière de droits de la femme. Mais à l’automne 2013, après qu’une douzaine d’avortements ait été pratiquée dans un hôpital norvégien au-delà de la limite légale, un nouvel ensemble de mesures restrictives était proposé par le gouvernement élu en octobre. Elles incluent l’impossibilité d’interrompre une grossesse après la 18ème semaine, excepté en cas de danger vital, ainsi que la possibilité pour les médecins généralistes de refuser d’adresser leurs patientes qui le désirent à des spécialistes susceptibles de pratiquer l’intervention. L’adoption de cette proposition élargirait donc la clause de l’objection de conscience, une possibilité contre laquelle se sont élevés 165 maires. Malgré cette opposition, le parti conservateur et celui du Progrès (ce dernier étant le plus souvent décrit comme un parti populiste de droite) maintiennent leur proposition, et la Première Ministre Erna Soldberg est même allée jusqu’à déclarer : « Ceci ne concerne pas le droit des femmes à l’avortement. Les personnes qui le prétendent se trompent ».
Le 28 mai 2013, le Parlement lituanien adoptait une proposition de loi similaire à celle discutée en Espagne. Le gouvernement s’est d’abord opposé à de telles mesures et le Ministre de la Santé Andriukaitis a déclaré qu’elles étaient contraires à la Constitution lituanienne, la Charte Européenne des Droits de l’Homme, et la jurisprudence de la Cour Européenne de Justice. Cependant, le gouvernement s’est déclaré ouvert à certaines des restrictions proposées, comme par exemple rendre une consultation psychologique obligatoire avant toute procédure. Le projet de loi est toujours en examen.
Pourquoi maintenant?
La crise économique et le vieillissement de la population européenne constituent deux portes d’entrée fantastiques pour le mouvement anti-avortement. Dans un entretien accordé au Conseil de l’Europe, la directrice régionale de la Fédération Internationale pour le Planning Familial Vicky Claeys s’alarme de l’instrumentalisation de l’avortement en temps de crise. L’utilisation d’arguments économiques pour faire barrage à l’avortement est d’autant plus frappante que l’Histoire a montré que restreindre le droit à l’avortement affecte disproportionnellement les femmes aux revenus modestes, qui n’ont pas les moyens de partir à l’étranger ou de payer des dessous-de-table pour bénéficier d’une intervention médicale en toute sécurité – et en toute illégalité.
Selon certains, l’usage “massif” de l’avortement serait à la racine de toutes les instabilités européennes : des sociétés vieillissantes, des pressions sur les systèmes de sécurité sociale et de retraite, et des valeurs familiales qui changent – même si les statistiques s’accumulent pour démontrer que c’est loin d’être le cas. Le taux de natalité polonais suffit à le prouver, en restant parmi les plus bas d’Europe. Avortement, mariage gay, identités transgenres : un ensemble de questions de société importantes qui sont souvent attaquées en bloc dans des débats nationaux. Un discours qui est (ré)apparu sur la scène européenne en décembre 2013.
Le rapport Estrela visait à renforcer les droits sexuels et reproductifs au sein de l’UE, et notamment l’accès à l’avortement pour les femmes qui le souhaitent. Il était clairement précisé que l’avortement n’est pas une méthode de contraception ; que les femmes ne devraient pas être poussées à avorter pour des raisons économiques ; et que la légalisation de l’avortement est bien plus efficace quand elle est couplée à un système d’éducation sexuelle et d’accès à la contraception.
Ce rapport couvrait de nombreux sujets en matière de droits sexuels et aurait représenté un progrès certain pour les droits humains dans l’UE. Cependant, après avoir divisé le Parlement Européen, il a finalement été rejeté par une faible majorité.
La mobilisation anti-avortement n’a pas ralenti en 2014, avec l’enregistrement récent de ‘Un de Nous’, une Initiative Citoyenne européenne (1 million de signatures) qui souhaitait interdire la recherche sur les cellules embryonnaires et l’attribution de l’aide européenne au développement à tout projet incluant directement ou indirectement l’amélioration de l’accès à l’avortement. Ce dernier point s’inscrivait complètement en porte-à-faux avec les efforts internationaux pour atteindre les Objectifs du Millénaire en matière de santé maternelle. L’adoption législative d’un tel projet aurait également représenté un point d’entrée pour interdire l’avortement à travers l’Europe. Après examen, la Commission a rejeté cette initiative.
Comment répondre?
2014 sera une année critique avec une série de votes – , tous restreignant potentiellement le droit à l’avortement. Le succès des mouvements anti-avortement réside principalement dans leur capacité à mobiliser leurs militant-e-s, ce qui n’est pas vraiment le cas côté pro-choix. Les Européen-ne-s ont la sensation que soit ce droit leur est acquis (lorsque leur pays leur en garantit actuellement l’accès), soit il n’est pas à leur portée (dans le cas contraire). Les hommes, notamment, restent difficiles à mobiliser, et les groupes pro-choix se limitent le plus souvent aux jeunes citadines. Le débat sur l’avortement est symptomatique d’une tendance conservatrice grandissante en Europe. Se taire aujourd’hui: quelles en seront les conséquences?
REMERCIEMENTS
Merci à Annamaria Toth, Greta Galareta et Guillermo Ruiz pour leurs suggestions et leur aide pour comprendre les spécificités de quelques-uns des contextes nationaux décrits dans l’article. Merci à Catherine Grima et Yves Guieu pour leur relecture attentive.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier du mois de juin 2014: L'Europe des femmes
Sur Internet
- Centre pour les Droits Reproductifs, Carte actualisée des cadres législatifs sur l’avortement dans le monde, 2013. PDF disponible ici
- Podcast (Avril 2014), Vicky Claeys: « Les réformes du droit à l’avortement en Europe sont l’expression d’une guerre menée contre les femmes », disponible sur le site Internet du Conseil de l’Europe (ang.).
- Réseau européen de la Fédération Internationale du Planning Familial, 10 raisons de s’opposer à l’Initiative Citoyenne européenne ‘Un de Nous’, disponible ici (ang.)
- Parlement Européen, Fiche de Procédure complète pour le rapport Estrela
Crédits photos: © Diane Guieu