Les ONGs françaises dans la lutte contre les pesticides: un modèle possible pour la Turquie?

Par Gizem Ozturk Erdem | 11 janvier 2013

Pour citer cet article : Gizem Ozturk Erdem, “Les ONGs françaises dans la lutte contre les pesticides: un modèle possible pour la Turquie?”, Nouvelle Europe [en ligne], Vendredi 11 janvier 2013, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1615, consulté le 02 avril 2023

Les pesticides sont aujourd'hui des substances très controversées notamment en raison de leurs impacts négatifs sur la santé humaine et l’équilibre écologique. Fortement agricoles, deux pays, la France et la Turquie, sont particulièrement concernés par l’utilisation des pesticides. En attendant son adhésion à l’Union européenne (UE), la Turquie pourrait-elle prendre la France comme un exemple à suivre dans le domaine de l’utilisation de pesticides ?

Considérés comme des produits cancérigènes et dévastateurs pour la nature, les pesticides sont pourtant devenus indispensables pour la plupart des pays agricoles de l’époque moderne. Aujourd’hui largement répandus dans le monde entier, ils sont soumis à des contrôles, surveillances, analyses et recherches non seulement lors de leur utilisation mais aussi lors de leur fabrication, vente et commercialisation. La France, première consommatrice de pesticides en Europe, malgré un dispositif décisionnel assez complet, est sous le feu des critiques des milieux associatifs et académiques en raison de nombreux scandales révélés concernant les actions des acteurs principaux de son mécanisme de décision et l’échec de ses politiques en la matière. Quant à la Turquie, malgré sa faible consommation de pesticides en comparaison avec les pays de l’UE, elle est encore très loin de pouvoir maîtriser les grands enjeux de l’utilisation des pesticides. Des moyens financiers et technologiques limités mis à disposition du Ministère de l’Agriculture, des firmes phytosanitaires impliquées dans les décisions des acteurs institutionnels ou encore des failles importantes dans le système de certification des pesticides sont quelques problèmes parmi d’autres que la Turquie devrait résoudre dans son processus d’adaptation aux normes européennes.

L'omniprésence des pesticides dans le monde agricole

Au cours des dernières décennies, les pesticides sont devenus des produits indispensables pour les pratiques agricoles dans le monde entier, un fait illustré par le dédoublement de leur consommation tous les dix ans entre 1945 à 1985. Elle s'élève aujourd'hui à 2,5 millions de tonnes utilisées chaque année. En Turquie, l'utilisation de pesticide demeure encore très faible par rapport à celle des autres Etats européens. Alors qu'elle n'utilise que 0,47 kg de pesticides par hectare, la France en consomme 4,24, l’Italie 5,25, les Pays-Bas 10,23, la Grèce 4,41 et l’Allemagne 2,42 kg par hectare. De fortes disparités régionales existent par ailleurs en Turquie.

La production de pesticides dans le monde quant à elle est d’environ 3 millions de tonnes pour une valeur de 30 milliards d’euros, concentrée à 80% dans les pays les plus riches. En Turquie, la production s’élève à 33 000 tonnes pour une valeur de 230-250 millions d’euros, et représente 0,6% de la production mondiale.

Pourtant, scandales après scandales, les pesticides suscitent l’attention du monde entier en raison des dégâts qu’ils provoquent tant sur la santé humaine que sur l’équilibre écologique. En Turquie, en 2009, les médecins de l’hôpital public d’Adana ont constaté « des résidus de pesticides organochlorés dans le lait maternel ». Selon certains chercheurs, tels que Fabrice Nicolino et François Veillerette, dans leur ouvrage Pesticides, Révélations sur un scandale français, le tableau est également noir pour la France: « il est probable que des centaines de milliers de Français souffrent d’ores et déjà de maladies, bénignes ou graves, liées aux épandages massifs de pesticides. Il est certain, hélas, que de nombreuses molécules toxiques, mutagènes, cancérigènes, sont fixées dans les graisses de nos corps, qu’on vive en ville ou à la campagne. Il est tout aussi sûr que le sang contenu dans le cordon ombilical de chaque nouveau-né est massivement intoxiqué».

La France apparaît ainsi parfois comme le mauvais élève de l’Europe en matière de pesticides. En effet, elle est le premier consommateur européen de produits phytosanitaires et le troisième consommateur mondial derrière les États-Unis et le Japon avec environ 76 000 tonnes (57 000 tonnes de matières actives de synthèse et 19 000 tonnes de substances minérales) pour l’année 2004, proportion considérable si on prend en compte sa surface agricole qui s'élève à environ 30 millions d’hectares. Parmi les 6000 produits homologuées en France et qui contiennent des substances chimiques autorisées, environ 2500 sont régulièrement utilisés dont notamment les fongicides (la moitié des pesticides utilisés), les herbicides (le tiers) et les insecticides (qui représentent 3% des presticides utilisés).

Aujourd’hui bien que des alternatives aux pesticides existent, comme l’agriculture durable, l’agriculture biologique ou encore l’agriculture écologiquement intensive et à haute valeur environnementale, l’utilisation des pesticides demeure encore très répandue dans le monde.

Un contre-pouvoir considérable face aux principaux acteurs du mécanisme de décision en France : une société civile active et efficace

En France comme en Turquie, l’utilisation, la vente, la distribution ainsi que l’application des pesticides sont contrôlées et définies par une multitude d’acteurs notamment institutionnels tels que les Ministères de l’Agriculture des deux pays, l'AFSSET (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l’environnement et du travail), l'ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) et la Direction Générale de l’Alimentation (le DGAL) en France et principalement la Direction Générale de la Protection et du Contrôle Végétal (KKGM)en Turquie.

Des acteurs privés tels que les ONG à vocation environnementale et sanitaire, les experts et chercheurs environnementaux, sanitaires et pharmaceutiques, les firmes phytosanitaires, les laboratoires, les agriculteurs, les ingénieurs en agriculture, les chambres et les fédérations de fruits et légumes, les syndicats agricoles ou encore les hypermarchés sont les acteurs du deuxième degré cherchant à être de plus en plus influents dans les mécanismes de décision en matière des pesticides. La comparaison entre les deux pays montre une différence flagrante de présence de ces acters; en Turquie, l'absence d'une société civile active dans la lutte contre les pesticides apparaît frappante.

Il existe en France une multitude d’organisations non gouvernementales qui jouent un rôle très important dans le mécanisme de décision en matière de pesticides. Même si l'ANSES a les moyens nécessaires pour effectuer une évaluation d’un produit phytosanitaire, la contribution des ONG par leurs recherches, leurs campagnes et leurs projets est assez complémentaire et constitue un véritable contre-pouvoir. Parmi les ONG, on peut citer Pesticide Action Network (PAN), dont la filiale française se nomme « Mouvement pour les Droits et le Respect des Générations Futures (MDGRF) ». Cette association a été fondée par un ingénieur agronome de l’INRA, Georges Toutain et un enseignant, François Veillerette.

L'Action Citoyenne pour une Alternative aux Pesticides (L’ACAP) mérite qu’on s’y attarde également car elle est définie comme «un collectif d’associations lancé en octobre 2004, à l’initiative du MDRGF qui compte aujourd’hui 170 organisations, ce qui représente plus de 300 associations réparties partout en France». « La semaine pour les alternatives aux pesticides » qui a eu lieu du 20 au 30 mars 2012 a généré une forte mobilisation et attiré l'attention des décideurs publics. La campagne « Sick of Pesticides » préparée en collaboration avec l'Alliance pour la Santé et l'Environnement (HEAL) et MDGRF visait également à sensibiliser l’opinion publique au danger que représentent les pesticides pour la santé humaine.

Le nécessaire éveil de la société civile environnementale et sanitaire en Turquie

Parmi les acteurs qui jouent un rôle dans le mécanisme de décision de l’autorisation des pesticides en Turquie, les ONG ne peuvent pas être considérés comme des acteurs influents à part entière. Par exemple, Pesticide Action Network n’a pas de siège en Turquie alors que cette organisation internationale établie en 1982 afin de diminuer l’utilisation des pesticides dans le monde entier collabore aujourd’hui avec plus de 90 pays. Greenpeace Turquie ne cite pas non plus parmi ses objectifs la réduction de l’utilisation des pesticides. Il n’existe par ailleurs pas d’ONG locales engagées dans le combat contre un usage excessif des pesticides.

Alors qu'en France, les ONG invitent le public à réfléchir sur l’utilisation des pesticides en tant que consommateurs et les informent sur la consommation de pesticide dans le monde agricole, les ONG ou les organisations environnementales en Turquie ont encore besoin de quelques années pour préparer des campagnes similaires et avoir une influence sur le mécanisme de décision en matière de pesticides. D'autant qu'une possible entrée du pays dans l'Union européenne amènerait d'importants investissements agricoles dans le pays, qui pourraient avoir pour conséquence une forte augmentation de l'utilisation de pesticides. Avec 35,9% de sa population active dans le secteur de l'agriculture, la Turquie deviendrait d'ailleurs le deuxième bénéficiaire de la PAC, derrière la France.

 

Aller plus Loin

A lire

  • AYSU, Abdullah, L’Union Européenne et l’Agriculture, Editions Kalkedon, 2006.

  • CINTAS, Estelle, Une femme contre les pesticides : Une vie, un combat, Sang De La Terre, Mai 2007.

  • DAGDEMIR, Elif Uçkan, Le commerce des produits agricoles dans le monde et les pays en voie de développement, Editions Beta Basim, 2009.

  • DUBOS, René, L’homme et l’adaptation au milieu, Broché, 1973.

  • GENOT J.-C., Quelle éthique pour la nature?, Édisud, Aix-en-Provence, 2003.

  • GUNAYDIN, Gökhan, La transformation de l’agriculture et de la vie rurale : le processus du transfert politique : l’Union européenne et la Turquie, Editions Tan, Mars 2010.

  • LOYAT, Jacques, La politique agricole commune (PAC), Une politique en mutation, La Documentation Française, 2009.

  • NICOLINO, Fabrice, VEILLERETTE, François, Pesticides : Révélations sur un scandale français, Pluriel, Fayard, 2007.

  • SAPORTA Isabelle,  Le Livre Noir de l’agriculture, Fayard, 2011.

  • ÖZBEK, F., Ş., et FIDAN, H., « Estimation of pesticides usage in the agricultural sector in Turkey using Artificial Neural Network », (l’estimation de l’utilisation des pesticides dans le secteur agricole en Turquie par le réseau des neurones artificiels), Journal of Animal & Plant Sciences, Vol. 4, Issue 3: 373 – 378, 2009.

  • YALOVA, Yüksel, La Politique Agricole Commune et la Turquie, Editions Alp, Septembre 2007.

Sur internet

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