
Le 22 septembre 2013, les élections fédérales allemandes se sont déroulées sous les yeux d’une Europe en pleine tempête. Tandis que l'on débattait partout dans la zone Euro pour savoir si les bénéfices de l’ajustement structurel valaient bien les effets dramatiques de la politique d’austérité dans les pays du Sud, les Allemands indifférents profitaient du vent tiède de leur bien-être économique sur le chemin des urnes.
Des malentendus…
L'ironie de ces élections réside dans le fait qu’on les considère plus importantes à l'étranger qu'en Allemagne même. Après tout, la Chancelière Angela Merkel incarne à elle seule le spectre du néo-thatcherisme pour de nombreux Grecs, Portugais ou Italiens depuis les trois dernières années . À l'inverse, du côté conservateur de la scène européenne, l'idée de voir « Madame Non » confirmée dans son poste de Chancelière ne déplait certainement pas aux observateurs politiques.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les Allemands sont complètement inconscients du choix idéologique qu'ils sont censés faire aux yeux de leurs voisins européens. En fait, ils ont vécu en quelque sorte l'une des campagnes politiques les moins polarisées et les plus anémiques de l’histoire d’après-guerre. Un exemple parlant est la proposition du Parti Vert d'introduire une « journée végétarienne » hebdomadaire dans les cafétérias des entreprises, vus comme l'un des sujets les plus controversés de l'été électoral..
On reconnaîtra qu'une grande majorité des Allemands soutient la rigueur fiscale de Mme Merkel. Tandis que les programmes d'investissement ou les déficits keynésiens font partie intégrante de la « boîte à outils » économique d'autres pays, les Allemands sont culturellement conditionnés pour éviter les politiques potentiellement inflationnistes. Pour l'Allemand moyen, le seul chemin légitime pour sortir d'une crise budgétaire est ce que ferait toute « femme souabe » confrontée à des problèmes économiques – dépenser moins. Inversement, des politiques visant à l’introduction de taux d'intérêts moins élevés ou des investissements anti-cycliques sont considérés trop étatiques, myopes ou encore déraisonnables. Autrement dit, « ce que feraient les Français. » La propension allemande à s’ériger en gardiens d’une politique fiscale fiable dont le budget équilibré est menacé par des Etats du Sud de l’Europe enclins à s'endetter ne relève donc pas du simple narcissisme national ; il s'agit d'un trait profondément ancré dans le génome politique du pays.
La majorité des Allemands ne considèrent pas Angela Merkel comme une Chancelière conservatrice au sens idéologique du terme. Et c’est précisément là d’où vient le malentendu. Afin de comprendre la politique allemande d'aujourd'hui, il faut d'abord observer que l'image de Mme Merkel à l'intérieur du pays n'a pratiquement rien à voir avec la femme politique de droite coriace, redoutée et détestée par tant d’Européens. Au contraire, Mme Merkel représente de loin la Chancelière la plus apolitique et délibérément centriste du pays depuis 1949. Explications.
Une sorte de gaullisme à l'allemande ?
La dernière fois que Mme Merkel a mené une campagne vraiment conservatrice et politisée remonte en effet à 2005. A cette époque, le candidat social-démocrate avait su démonter son projet de réformes économiques libérales. Et au lieu de gagner – comme le prédisaient les sondages – une majorité nette au Bundestag, Mme Merkel avait dû négocier sa première grande coalition avec les Sociaux-démocrates. Depuis, la Chancelière chrétien-démocrate ne veut plus perdre le contrôle du centre politique.
Mme Merkel a ainsi profondément redéfini le concept de la chancellerie allemande. Traditionnellement, le chef de file du gouvernement possède la prérogative de modeler la politique internationale et intérieure selon sa volonté, un principe inscrit dans la Constitution sous le terme de « Richtlinienkompetenz » (littéralement 'la compétence de la ligne directrice'). Alors, pendant que la Chancelière joue un rôle dominant dans la politique européenne et internationale, elle se retire silencieusement du champs de bataille boueux de la politique domestique. Par exemple, il est peu probable d'entendre la Chancelière intervenir dans le débat animé portant sur la sécurité sociale allemande. Au contraire, Mme Merkel attend patiemment à l'arrière-plan tandis que son gouvernement se bat contre l'opposition. Pour finir sur l’adoption d'un compromis modéré. Pour atteindre ce qu’on appellera une telle « neutralité intérieure », Angela Merkel a abandonné délibérément les positions politiques conservatrices de son parti. Ce statut modéré peut décevoir ses collaborateurs conservateurs, comme par exemple sur la question des droits des couples homosexuels. La Chancelière peut toujours compter sur la Cour constitutionnelle allemande pour statuer sur la question avant qu'elle ne soit obligée de prendre parti.
La perception publique de la Chancelière comme courtière prudente et pragmatique est au cœur de sa grande popularité. Il n'est pas surprenant que les campagnes électorales de Mme Merkel en 2013 et 2009, positionnées sur un vent centriste, ont réussi à glaner de l’électorat au détriment de ses adversaires politiques. En évitant tout positionnement conservateur clair et en prônant une méthode de gouvernement plus qu'un agenda gouvernemental, les Chrétiens-démocrates ont suivi le principe de la « démobilisation asymétrique », c'est-à-dire une tentative d’effacer les clivages politiques traditionnels afin de garder les électeurs sociaux-démocrates loin des urnes.
A l’inverse et en tant qu’opposition principale, les Sociaux-démocrates et les Verts ont mené au scrutin dernier une campagne profondément politique – et n’ont de ce fait pas remporté une victoire commune le jour des élections. Dans le cas du SPD, un agenda ambitieux de centre-gauche (des politiques anti-cycliques pour contrer la crise de l'Euro notamment) a souffert d'un manque de crédibilité à cause de l'image plutôt conservatrice du candidat Peer Steinbrück, ancien fervent partisan de la réforme du marché du travail controversée de Gerhard Schröder. Les Verts, de l'autre côté, ont suivi un programme de gauche traditionnel de type « indexons les plus riches », ce qui a effrayé la partie aisée et bourgeoise de leur électorat.
En septembre dernier, l'alliance CDU/CSU de Merkel a presque atteint une majorité de sièges (42 % des votes) contre le partenaire de coalition malchanceux de Merkel, le FDP, obtenant un score en-dessous du seuil de 5 %, et l'opposition rouge-verte réduite à un tiers des votes. On notera à quel point la Chancelière a craint un raz-de-marée électoral à la télévision ce soir-là, et à quel point on a observé son soulagement quand a été diffusée la nouvelle que son parti avait raté la majorité de quelques sièges. Gouverner seul semble être le rêve de n'importe quel leader politique ; or, c'est un cauchemar pour Angela Merkel. Afin de maîtriser complètement son art de « snober » la politique intérieure, de s'élever au-dessus des obscénités du système de partis, la Chancelière a impérativement besoin d'un partenaire de coalition. Car les combats politiques intérieurs doivent être retenus au niveau de ses collaborateurs, et ne doit pas s'étaler entre elle et le parti. Depuis 2009, par exemple, les Libéraux proposaient des réductions d’impôts que les politiques CDU/CSU ont rejeté de manière théâtrale pendant que Merkel s’affairait à « garder l'Euro en vie ».
Nouvelle coalition – nouvelle Merkel ?
Courant décembre, Mme Merkel sera certainement réélue Chancelière d'une grande coalition de Sociaux-démocrates et Conservateurs. Les négociations du traité de coalition terminées, la dernière étape sera le vote de ratification au sein du SPD. L'acceptation est très probable, étant données les nombreuses concessions à la sociale-démocratie dans l'accord de coalition : bien que les Conservateurs de Merkel aient gagné les élections de loin, un relâchement s’est fait sentir sur l'introduction d'un salaire minimum, la double citoyenneté et la retraite anticipée sous certaines conditions.
Cependant, jusqu'à maintenant, tous les partenaires de coalition de Mme Merkel ont souffert de pertes électorales désastreuses quatre ans après que leurs alliances respectives avec les Chrétiens-démocrates ont été signées. En 2009, le Parti Social-démocrate avait été réduit à 23 % des votes, score le plus bas de son histoire ; en 2013, les électeurs ont même bouté les Libéraux-démocrates hors du Parlement. Il y a peu de doute qu'Angela Merkel essaiera une fois de plus de faire perdre la face à ses partenaires de coalition en suivant sa logique de « neutralité domestique ». Ce qui est plus incertain, c’est de savoir si les Sociaux-démocrates ont tiré les bonnes leçons de leur expérience précédente avec Merkel.
Peut-être réussiront-ils à pousser la Chancelière à prendre position au niveau national et à plus de compromis en Europe. Leur tâche pendant ce mandant devra être de réduire l'écart entre Mme Merkel allemande et Mme Merkel européenne.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe :
- Dossier de décembre 2013 : Après les élections en Allemagne et en Autriche : où en sommes-nous ?
Source photo : Angela Merkel, 2010, flickr.