Le Malade imaginaire

Par Claire Dilé | 12 septembre 2013

Pour citer cet article : Claire Dilé, “Le Malade imaginaire”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 12 septembre 2013, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1730, consulté le 02 avril 2023

Dans moins d'un an les citoyens européens pourront à nouveau se prononcer sur la composition de leur Parlement à l'occasion d'élections d'une toute nouvelle mouture, puisque, pour la première fois, leur vote permettra indirectement d'élire le président de la Commission européenne. Celui-ci sera en effet issu du groupe politique ayant obtenu la majorité des suffrages.

Pourtant, empêtrés dans bientôt cinq ans de crise économique, sensibles aux sirènes du populisme et de l'euroscepticisme, les citoyens de l'Union font montre d'une certaine désillusion à l'égard de leurs dirigeants et du projet européen.

A l'inverse, "Bruxelles", tel que qualifient les médias français l'ensemble institutionnel de la prise de décision européenne, progresse pas à pas vers la concrétisation de mesures "anticrises" sans trop se préoccuper de ce que peuvent bien penser les opinions européennes ni ce qu'elles exprimeront dans leurs bulletins de vote l'été prochain. Tout cela sous couvert du mal nécessaire de la cure d'austérité. 

Le profond et surprenant décalage entre la technocratie européenne et ses citoyens a déjà fait couler beaucoup d’encre. De plus, en pleine période de crise il est de bon temps de se demander de quoi l'Europe souffre-t-elle ? L'Union européenne serait "l'homme malade de l'Europe" comme le pense le Pew Center[1]. D'autres voient une crise politique, voire culturelle, au-delà de la débandade économique.

Sans avoir la prétention d'expliquer les raisons du désamour européen, l'analyse qui suit  soulève certains aspects symptomatiques de l'éloignement entre les peuples de l'Union et leurs dirigeants, propose un diagnostic et envisage quelques remèdes aux maux de l'Europe.  

L'Europe souffre-t-elle du syndrome d'Asperger ?  

Le syndrome d'Asperger, nom scientifique de l'autisme, décrit avec beaucoup de justesse la (non)-relation entre les dirigeants et leurs citoyens.  

En réalité, le monde des affaires européennes à Bruxelles a progressivement pris conscience d'évoluer dans une "bulle", certes en contact avec ses industries ou lobbies qui, bien leur en a pris, ont ouvert un bureau rue Belliard ou rue des Arts, mais demeurant fort lointaines pour une bonne partie d'autres professionnels ou de citoyens pour qui l'Union européenne reste une énigme institutionnelle qui décrète la circonférence de la tomate ou le seuil de pollution sonore acceptable en ville. Et pourtant loin s'en faut.

L'hypothèse est que cette incompréhension est avant tout due à un manque de communication.

D'après le centre de recherche de l'institut Pasteur à Paris[2], l'autisme se détermine selon trois principaux symptômes : des troubles des interactions sociales, des troubles de la communication verbale et des gestes répétitifs et stéréotypés. 

Examinons donc le patient :

José Manuel Barroso, tout comme Romano Prodi avant lui, furent des hommes politiques de premier plan dans leur pays avant d'avoir été désignés Président de la Commission européenne - respectivement Premier ministre du Portugal et président du Conseil italien. Et pourtant a-t-on déjà vu l'un ou l'autre aller à la rencontre des Européens, comme un Président irait à la rencontre des citoyens qui l'ont élu ? Non. Le Président de la Commission se conduit en réalité davantage en "super-ambassadeur" qu'en Président des Européens. 

Trouble des interactions sociales confirmé.

Quant aux troubles de la communication, il suffit de se remémorer le sommet du G20 de Cannes en 2011 au cours duquel monsieur Barroso - président de la Commission et monsieur Van Rompuy - président du Conseil européen - ont tenu une conférence de presse conjointe au nom de l'UE (et aux côtés des chefs d'Etats des pays européens membres du G20, qui sont donc doublement représentés). Cette excentricité de la représentation diplomatique trouve son explication dans les traités, qui donnent compétence aux deux institutions pour ce type de sommet, au vu des sujets abordés qui relèvent de l'une ou de l'autre.  Mais passée la dimension juridique, sur le plan pratique il n’est pas aisé pour deux chefs d'Etat, qui est plus est à la tête de deux institutions distinctes de faire pensée commune le temps d’une conférence de presse. Malgré toute leur bonne volonté, le parterre des journalistes qui assistait à la conférence a eu l'occasion de noter que la confusion était inévitable.

La remise du prix Nobel de la paix aux mains des présidents des trois institutions - Parlement, Conseil et Commission - vient confirmer ce manque de visibilité dans la représentation de l'Union européenne.  

Communication, donc, non facilitée.

Mais ce qui frappe sans doute le plus c'est la déconnection entre les dirigeants européens et les citoyens de l'Union. L'éditorialiste du Financial Times Wolfgang Munchau[3] estime que la "bulle européenne" - l'ensemble des lobbyistes, universitaires, journalistes et  fonctionnaires  qui vivent à Bruxelles et travaillent dans les affaires européennes - s'autosatisfait des progrès de la construction européenne, sans s'interroger ni sur les défis à relever ni sur le cap à suivre.

Selon Munchau, les professionnels des affaires européennes, accaparés par les luttes interinstitutionnelles - le Conseil vs. la Commission vs. le Parlement vs. le Conseil - et emprisonnés dans le cadre  technique et juridique de leurs dossiers sont incapables de prendre des décisions ambitieuses.  

Bridés par les arcanes de la technocratie européenne, ils ne peuvent répondre à une crise dont la solution n'est pas (encore) inscrite dans les traités. Ils se bornent donc à répéter que l'Union bancaire, le filet de sauvetage contre les dettes souveraines : on n'aurait jamais cru l'UE capable de faire cela il y a quelques années. A cela il est possible d’ajouter une certaine frénésie de l’élargissement, et une obsession du contrôle du déficit public, sur la base de critères qui ne sont pas toujours mis à l’épreuve de la critique. 

Le troisième symptôme des actions stéréotypées et obsessionnelles semble être ici manifeste. 

L'autisme demeure une maladie des troubles communicationnels dont la complexité n'a pas encore été totalement appréhendée. Ainsi,  notre diagnostic pour l'UE s'arrêtera aux symptômes de base.

Autre chose cependant mérite d'être ajoutée. Sans que cela n'ait réellement été démontré, la plupart des sujets souffrant d'autisme sont brillants et dotés d'une grande capacité de concentration.  Pour poursuivre la comparaison avec l'UE, il est clair que des fonctionnaires techniciens de haut vol jusqu'aux stagiaires bardés de diplômes et  pluri-linguistes, on a bien affaire à une véritable élite intellectuelle et cosmopolite. Qui plus est, il est courant que les normes élaborées à Bruxelles influencent les enceintes internationales. En matière par exemple de réglementation financière, de règles de concurrence, d’instruments commerciaux ou de législation environnementale[4].

L'intelligence et le savoir sont là ; seule manque la courroie de transmission. D'où notre parallèle avec l'autisme.

 

L'Europe lointaine.

Malgré l'ambition des pères fondateurs, la construction européenne en pratique, s'est faite sans le peuple. Cela n'est pas sans satisfaire une élite pour qui la voix du plus grand nombre ne rime pas toujours avec la voix de la sagesse.

Projet "mi-diplomatique-mi-politique", soucieuse de préserver les intérêts des nations qui la composent, l'Union semble aujourd'hui être une organisation juridique et technique  d'une grande complexité sans que ne se soit développé parallèlement de fort sentiment d'adhésion et d'esprit de corps européen.

Bien qu'il existe des valeurs et un certain style de vie européen, c'est comme si les citoyens de l'Union ne percevaient pas leur organisation comme pouvant en être la garante.

Bien au contraire, la montée des partis populistes et anti-européens dans les sondages - selon l'un des derniers sondages réalisés en France en vue des élections européennes, le "Front national" serait crédité de 21 % d'intentions de vote[5] - indique que les Européens ne perçoivent pas l'Union comme étant capable de relayer leur identité, définie avant tout dans leur appartenance nationale ou régionale.

L'Europe se situerait donc aujourd'hui à des années lumières des citoyens[6] et les incarnerait de moins en moins. La "Commission" ou la "Troïka"  sont les boucs émissaires idéals de décisions européennes perçues comme imposées et non comme élaborées collectivement ou choisies.

A la recherche d'un patriotisme européen ?

Pourquoi à la différence d'autres grands pays comme disons les Etats-Unis ou l'Inde n'existe-t-il pas en Europe de sentiment d'appartenance à une communauté de destin ? 

La diversité des cultures et des langues est un argument qui semble être bien peu valable. Les Américains sont parfaitement parvenus à se construire une identité forte et cumulative. Un Californien et un habitant du Dakota du Nord peuvent se sentir profondément Américains en ayant pourtant des modes de vie différents, préservés en partie par les compétences fédérées. Idem pour la plus grande démocratie du monde, dans laquelle  on parle plus de 1652 langues ou dialectes.[7].

Composée de démocraties et fondée sur des valeurs de pluralisme, l'Union européenne est paradoxalement loin d'être aussi démocratique que ces deux pays dans son mode de fonctionnement. Mais surtout elle manque cruellement d'un espace public d'exercice du politique. Les quotidiens nationaux parlent peu de l'UE, ou de ce qu'il se décide à Bruxelles, à moins que cela n'affecte leur Etat ou que cela ait à voir avec la crise de l'euro. Quant aux médias "européens" de référence, European Voice, Euractiv, EU Observer ou Euronews pour en nommer quelques-uns, ils ne sont guère consultés autrement que par le sérail.  

Sans prise réelle sur les décisions et sans grande connaissance des institutions communautaires ou des enjeux européens, les citoyens de l'Union ne peuvent exprimer autre chose que de l'indifférence, voire du ressentiment à l'égard des dirigeants de l'UE.

Dépolitisée, l'Europe apparait comme un projet insipide et monochrome.

Pourtant, regarder l'Europe depuis une perspective non européenne permet de constater à quel point il existe un mode de vie européen et une histoire européenne bien distincts. Alors que ce sont les grands pays qui semblent devoir constituer les puissances de demain, l'Europe serait en mesure d'imprimer sa particularité dans les affaires internationales.

La paix, le marché commun sont des réussites historiques pour le continent. Mais il n'est plus temps pour les européistes de se reposer continuellement sur leurs lauriers alors que le siècle qui vient requiert une adaptation permanente aux nouveaux défis qui se posent.  

L'Union doit ainsi encore gagner en caractère et se définir un cap politique bien précis. En naviguant à vue, elle égare la moitié des Européens sur son chemin. Pour savoir ce qu'elle est, l'Union doit écarter ce qu'elle n'est pas. Impliquer ses citoyens dans la définition de son identité contribuera à faire naître un sentiment d'appartenance qui manque aujourd'hui.  Ces derniers devraient pouvoir dire et savoir qui ils sont et où ils vont.

Evidement, le patriotisme ne se résume pas à ce que chacun arbore un drapeau européen à sa fenêtre ou collectionne les tasses estampillées du portrait de Barroso. Mais il faut tout de même un socle de références et de mythes fondateurs communs pour cimenter un sentiment d'appartenance. Jusqu'à maintenant les bâtisseurs de l'Union européenne se sont évertués à affaiblir l'aspect "symboles" de l'UE.   

Pour en revenir à l'hypothèse d'une Europe atteinte d'autisme, point de départ de cet article, il est vrai que l'analogie permet de relever les écueils d'une construction européenne qui se fait à distance des gens.  L'Europe n'est ainsi pas vécue sous le même angle dans la "bulle" bruxelloise, peuplée des passionnés d'Europe - ou des nostalgiques d'Erasmus - pour qui le débat du présent et de l'avenir de l'Europe alimente presque chaque conversation que dans le reste de l'Union européenne qui oscille entre désenchantement et désintérêt.  

Donc, soit, l'élite européenne serait quelque peu autiste. Mais enfin on pourrait tout aussi bien dire que l'Union européenne souffre de schizophrénie. Elle est à la fois un grand rêve, et continue de l'être pour beaucoup, ainsi qu'un projet d'avenir pour le continent, et en même temps elle est cruellement absente des sujets quotidiens du débat politique  dans nombre des Etats membres qui la compose.   

En définitive l'Europe ne serait-elle pas avant tout un malade imaginaire ? Se drapant dans ses diverses pathologies par manque de courage à sortir d'un schéma institutionnel bien ancré qui contente tout le monde mais ne satisfait réellement personne.  Contrairement au domaine de la science il n'y a pas de déterminisme en politique, et ainsi l'Europe n'a pas besoin d'autres remèdes qu'un brin d'ambition.       

C'est donc aux prochaines élections de déjouer les pronostics abstentionnistes et anti-européens et de redonner un peu de corps au projet européen. Il faut aussi que les Européens trouvent le Churchill ou le de Gaulle capable de faire le liant entre les citoyens et les élites et de faire éclater une bonne fois pour toute la "bulle" européenne.

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe


[1] D'après les résultats d'une étude du Pew Institute de mai 2013 http://www.ledevoir.com/international/europe/378192/le-soutien-a-l-union-europeenne-est-en-forte-chute (consulté le 26/07/2013).

[2] Site internet de l'Institut Pasteur, "Autisme", http://www.pasteur.fr/fr/maladie/autisme (consulté le 24/07/2013)

[3] Munchau, Wolfgang, "The dangers of Europe's technocratic busybodies", The Financial Times, 14 juillet 2013, édition en ligne http://www.ft.com/intl/cms/s/0/3b2d9f32-ea3d-11e2-b2f4-00144feabdc0.html#axzz2ZwR2rv8a (consulté le 24/07/2013)

[4] Le fameux “acquis communautaire” dont plusieurs aspects sont transférés à l’étranger en vertu d’accords avec les pays tiers, tells que les accords d’association ou de voisinage. 

[5] "Elections européennes 2014 : les grandes manœuvres commencent", Euractiv.fr le 12/06/2013 édition en ligne : http://www.euractiv.fr/institutions/elections-europeennes-2014-les-grandes-manuvres-ont-commence-19431.html (consulté le 24/07/2013).

[6] Pélissier, Alice, "L'Europe aura-t-elle la force de changer ?",  Le Huffington Post, 18 juillet 2013, http://www.huffingtonpost.fr/alice-pelissier/europe-changement_b_3610315.html (consulté le 24/07/2013).

[7] L'Inde a deux langues officielles l'anglais et l'hindi et reconnait 18 langues nationales reconnues dans la Constitution. 40 % des Indiens seulement parlent l'Hindi et l'Anglais reste la langue de l'administration et des affaires. Site internet de l'ambassade de France à New Delhi, http://www.ambafrance-in.org/Presentation-generale,7057 (consulté le 24/07/2013). 

Source photo: © European_Year_of_Citizens_2013_Slogan.png sur Wikimedia Commons