
On place souvent Franz Liszt (1811-1886) au carrefour des influences musicales contemporaines, entre romantisme, folklore national ou impressionnisme. Pourtant, l'œuvre féconde de cet artiste génial, pianiste virtuose, transcripteur et compositeur, s'inscrit également au cœur d'une Europe en plein mouvement culturel et politique.
Peu d'artistes entretiennent autant l'image du musicien itinérant. S'il est né dans l'actuelle Hongrie, Liszt a essentiellement vécu de voyages, entrecoupés de longs séjours à Paris, Weimar, Rome ou Budapest. L'imagerie l'associe souvent à la fameuse roulotte qu'il empruntait, emportant piano et partitions, pour se rendre de capitale en capitale. C'est cette relation, avec le continent qu'il s'agit de lire, sans prétendre à l'exhaustivité, ni à une biographie rigoureuse. Elle est à la fois historique -à l'heure de bouleversements capitaux-, culturel et sentimental.
Les petites patries
C'est avec la France, qui le voit éclore comme artiste et interprète, que se noue le premier lien. L'adoption est réciproque : fin 1823, Liszt achève à Paris une tournée des capitales; il y demeurera douze ans. Ne pouvant intégrer l’École royale de musique, il donne des concerts, dont l'un au Théâtre italien, en mars 1824, qui envoûte la presse. C'est la naissance du « petit Liszt », ce jeune surdoué au français bredouillant dont raffolent les salons. Au fil des ans, par ses prouesses et son aura, le « nouveau Mozart » se façonne l'image du dandy et du séducteur de salons que l'on connait.
En arrivant dans l'univers parisien des années 1830, l'adolescent fougueux ne s'est pas trompé de période. Le bouillonnement musical, après une décennie assez pauvre, l'attire. Il étudie la composition avec Anton Reicha. L'Académie royale lui ouvre ses portes pour la représentation de son opéra Don Sanche, mais la rencontre décisive se fait avec Berlioz, créateur visionnaire souvent incompris de son vivant. En 1830, six ans seulement après la dernière de Beethoven, le Français achève sa Symphonie fantastique, véritable coup de fusil dans l'univers de la composition et de l'orchestration. La critique crie au scandale, les journaux le peignent en fou furieux battant la mesure pour un orchestre de canons. Dans la salle, Liszt, lui est enthousiasmé. Il voit là l'acte fondateur d'une « musique descriptive », subordonnant l'harmonie à la recherche de l'expression. Vision prémonitoire : c'est elle qui, sous diverses formes, gagnera le répertoire européen tout au long du siècle et même au-delà. L'amitié avec Berlioz sera tenace. Liszt, jusqu'à l'avènement de Wagner, verra longtemps en lui le seul héritier de Beethoven. Au reste, des idéaux communs les rapprochent : la croyance en un progrès par la création, ou l'aspiration à une « société universelle » honorant ses artistes. On ne peut, de même, passer sous silence la collaboration musicale. En mars 1852, Liszt fait acclamer, à Weimar, une version raccourcie de Benvenuto Cellini, hué auparavant à Paris et Londres. Il retranscrit la Symphonie Fantastique au piano, comme Harold en Italie. Pour l'anecdote, les agitations de Louis de Funès, peint en Kappelmeister adorateur de Berlioz dans « La Grande Vadrouille », se font autant sur la musique du français que sur un thème hongrois (la marche Rákóczi que Liszt popularisera et arrangera dans sa quinzième Rhapsodie).
La formation française de Liszt n'est pas que musicale. Très tôt, il fréquente Balzac, Musset, Doré et Delacroix. Son admiration pour Hugo est sans borne : « Quand j’ai passé quelques heures avec lui, je sens une foule d’ambitions sourdes remuer au fond de mon cœur ». Il s'enflamme pour les événements de 1830, participe aux cercles saint-simoniens, fréquente l'ultramontanisme. Dans l’ordre de la culture, de la politique ou de la spiritualité, il semble ainsi avoir tout appris de la France. La capitale le fascine. «C'est aujourd’hui le centre intellectuel du monde, écrit-il en 1837 : il impose à l’Europe attardée ses révolutions et ses modes. Paris est le Panthéon des vivants, le temple où l’homme devient dieu pour un siècle ou pour une heure ». Liszt oublie son allemand maternel et se francise, au point de confesser sa « passion chauvine » pour « ce foyer brûlant qui éclaire et consume toute renommée». Dans son œuvre, il chante souvent l'hexagone: ses Mélodies françaises, dont huit sur des vers de Hugo, ses Consolations, d’après Sainte-Beuve, ses poèmes symphoniques comme Les Préludes, hantés par Lamartine. Il reçoit en retour des témoignages d’admiration: Balzac le peint dans Béatrix ou les Amours forcées et Baudelaire lui dédie Le Thyrse, poème-métaphore du génie.
Dans les années 1840, le « carrousel des nations » débute une nouvelle tournée. Il joue partout : à Rome, où il s’imprègne de la Renaissance pour ses Années de pèlerinages, en Écosse, en Autriche. À Berlin, il donne 21 concerts pour réunir les soixante mille francs nécessaires à l’érection d’un monument à la gloire de Beethoven à Bonn. Pour autant, des attaches familiales le maintiennent toujours en France. Ses trois enfants, nés de Marie d’Agoult, sont français. Il est le beau-père du politique Émile Ollivier, ce qui le fera côtoyer Napoléon III -il sera l'ambassadeur privé auprès de la cour de Weimar.
Weimar, précisément, devient à partir de 1848, une seconde terre d'accueil. C'est là, en tant que maître de chapelle, que Liszt se lie d'amitié avec Wagner et qu'il commence véritablement à révéler les talents méconnus de l'Europe. Au théâtre royal, il présente Tannhaüser, sifflé à Dresde, qui triomphe enfin. Dans la foulée, il aide son ami, qui risque l'emprisonnement pour sympathie envers les révolutionnaires de 1848, à rejoindre clandestinement la Suisse. Derrière l'admiration, une complicité est née. Dans le Journal des Débats politiques et littéraires de mai 1849, Liszt évoque Tannhaüser. C'est la première publication sur Wagner en France. Complétée peu après par un texte sur Lohengrin, elle éveille l'intérêt. Suivent des comptes-rendus enthousiastes de Nerval, en 1850, sur sa découverte du même Lohengrin, ou de Théophile Gautier en 1857. L'amitié n'est pas sans frictions. Publiquement, Wagner refuse de reconnaître l'influence musicale de son ami. Et puis il y a Cosima, la fille de Liszt, mariée à un ancien élève. Wagner la convoite, malgré les réticences du père, et finit par l’épouser en 1870. Entre les deux hommes, la rupture est consommée. Il faut attendre 1882 et la première de Parsifal à Bayreuth pour voir les deux personnages, au crépuscule de leur vie, se réconcilier. Un an plus tard, à l'annonce de la disparition de Wagner, Franz soupire : « lui aujourd'hui, moi demain ». Trois ans plus tard, on l'enterre comme lui, à Bayreuth.
La création et le style à la croisée des cultures européennes
Le style de Liszt et sa conception de la musique sont également imprégnées d'Europe. Comme beaucoup de ses contemporains, il croit en un rapprochement des arts, en une fusion autour d'œuvres uniques et complètes. C'est à lui qu'on associe le poème symphonique (avec Les Préludes de 1850 et Mazeppa de 1851). Certes, le texte littéraire n'est pas « matière à programme », mais il donne l'impulsion première, le « climat » de la composition. Nombres de pièces témoignent aussi d'un vrai travail de lecture et d'interprétation. Les grands textes de la culture européenne sont abordés. Liszt écrit un Hamlet, un Prométhée d'après Herder. Il explore le mythe faustien avec la Faust-Symphonie et les Mephisto-Valses d'après Lenau. Ses Années de Pèlerinage donnent lieu à des réécritures de Pétrarque (sonnets 47 et 123), ainsi qu'une pièce intitulée Après une lecture de Dante.
Dans d'autres domaines, Liszt ne se contente pas de suivre son temps : il le détermine lui-même. Il est ainsi l'un des premiers à s'inspirer, même librement, du folklore d'Europe centrale. Alors que Chopin, dans ses Polonaises et Mazurkas, privilégie toujours l'harmonie et le contrepoint pour une musique plus aristocratique que populaire, Liszt plonge, lui, au fond de la musique tzigane, à l'image de ce qu'un autre hongrois, Béla Bartók, fera au début du XXème siècle. Les Rhapsodies hongroises, notamment la numéro 2, épousent la structure des mélodies traditionnelles : ouverture longue et pesante, première partie mélancolique, souvent en mode mineur et qu'on imagine aisément jouée par un seul violon ; seconde partie brillante, beaucoup plus vive et enjouée. La difficulté va généralement croissante, jusqu'à un final époustouflant, réunissant des thèmes des deux parties.
De même, en annonçant le chromatisme de Wagner et même le système atonal de Schönberg, il est un précurseur, y compris pour les musiques du XXème siècle. On percevra ainsi, dans Les jeux d'eau de la villa d'Este (Années de Pèlerinage, 1854), des sonorités dont useront, plus tard, Debussy et Ravel.
Un homme de son siècle
Sans blasphème aucun, chaque artiste semble être le produit d'une époque, surtout au XIXème siècle. Le lien entre Liszt et l'Europe se conjugue également au gré de l'Histoire et des bouleversements politiques. Il est bel et bien un artiste de son siècle, c'est-à-dire un homme passionné et engagé.
Le premier engagement nait avec la révolution de Juillet. Dans ses correspondances et écrits, il se montre sensible aux idéaux de justice sociale. Élevé dans la piété, il marque ses distances avec le catholicisme et s'ouvre aux cercles saint-simoniens, ainsi qu'à des groupes « proto-socialistes ». Il conçoit même une Symphonie révolutionnaire, la future Héroïde funèbre en hommage aux « saintes journées de juillet » (Heine). Il écrit la Marseillaise au piano, et sa pièce Lyon rend hommage aux Canuts. En réalité, l'engagement est surtout mystique. Plus qu'Enfantin ou les premiers penseurs socialistes, c’est Lamennais, théoricien du catholicisme libéral et social, qui l'influence. Peu à peu, l'engagement s'estompe. En 1848, face aux journées de Février et à la Märzrevolution, il est absent. Il n'est pas non plus le héraut, présenté à tort, de la révolte hongroise contre les Habsbourg. Le soutien se limite à la composition de Funérailles, et en 1867, on fera même appel à lui pour le couronnement de François-Joseph à Budapest. Comme tout artiste, Liszt possède ses ombres et ses énigmes. Les déceptions amoureuses et des exigences paternelles oppressantes ne sont probablement pas étrangères aux crises mystiques qu'il traverse.
Si le Liszt de la maturité n’a plus la fougue de la jeunesse, celui de la vieillesse va abandonner tout engagement social pour les considérations religieuses. Vers 1860, ses déceptions amoureuses, notamment avec Marie d'Agoult, lui font retrouver le zèle de sa jeunesse. « Ma vie n’a été qu’un long égarement du sentiment de l’amour, écrit-il en 1877, égarement singulièrement mené par la musique, art divin et satanique à la fois. Plus que tous les autres il nous induit en tentation ». Déjà tourné vers la musique religieuse, il se réfugie à Rome où il devient membre du Tiers-Ordre Franciscain et se met au service de la hiérarchie catholique en composant des œuvres assez mal perçues : Sainte Élisabeth ou Christus.
« Aime le peuple, mais évite la foule »
Cette phrase, extraite du Chevalier errant de la liberté, mêle une troisième question : celle de l'identité et de l'engagement patriote à l'heure du Printemps des peuples. Beaucoup d'hypothèses circulent sur ses origines. Aux dernières études, il ne serait finalement ni hongrois, ni allemand, mais autrichien, voire austro-hongrois avant l'heure. Toujours est-il que dans les années 1840, à la faveur d'une tournée, le pianiste retrouve sa terre natale. L'accueil plus passionné qu'ailleurs de cette nation dont il ne possède ni la langue, ni vraisemblablement le sang l'interpelle. Lors d'un concert à Budapest, pris d'émotion, il monte sur scène et lance un « Je suis hongrois ! »... en français. L'intérêt est plus vaste. Il étudie ce peuple, dont il saisit progressivement les difficultés, les aspirations et le destin. Plus tard, il s'efforce de contribuer à l'élévation culturelle de cette terre, dont le langage musical spécifiquement national, influence de plus en plus le sien. Après des débordements du Danube qui ravagent la Hongrie, il sollicite plusieurs musiciens et organise à Vienne de vastes concerts dont les bénéfices iront aux sinistrés. En 1875, on crée à Pest une Académie de musique où on l'invite à donner des leçons, d'abord pour les Hongrois, puis rapidement pour des musiciens de tout le continent. La musique avant tout; la politique est devenue secondaire. À la fin de sa vie, Liszt sera très lié à Budapest, à ses églises, à leurs orgues. Un proverbe local dira de lui qu'il compose à l'image des Hongrois eux-mêmes: il chante des chansons gaies quand il est triste, et joue des airs mélancoliques quand il est heureux. La musique avant tout : à l'heure des nouveaux Etats-nations, l'attachement à la terre magyare est plus artistique que politique. Liszt tourne le dos aux revendications précises. Le « message », s'il existe, sera atemporel.
Un Prométhée sans frontières
Musicalement comme culturellement, Liszt est un être fugace et insaisissable. À l'image de sa vie, il vagabonde, s'installe quelque part, s'imprègne du contexte, s'enflamme même face à certains événements... Partout il se sent chez lui et incorpore l'atmosphère générale, en témoigne l'extrême richesse de son œuvre, aux influences à la fois française, allemande, tzigane ou italienne.
Certains ont présenté Liszt comme un esprit libre, entre cosmopolitisme et nationalisme, entre foi et recherche de progrès. Jamais, en effet, il ne s'est laissé enfermer dans un carcan théorique, culturel ou national. Il s'est contenté, en « nouveau Prométhée » -la formule est de Jankélévitch- de « venir sur Terre apporter aux Hommes une nouvelle technique » et une nouvelle façon de faire de l'art. La création, l'engagement social, l'intérêt pour la question des peuples, le goût des femmes, la foi profonde... toutes ses passions participent d'une même histoire et d'une même culture en Europe. À la différence d'autres, Liszt a su condenser tout cela en une seule vie, autour d'un vrai désintéressement artistique.
Pour aller plus loin
A lire
- De Candé, Roland, La Vie selon Franz Liszt, Seuil, 1998.
- Pernon, Gérard, « Franz Liszt », Dictionnaire de la musique, Gisserot, 2007.
- Jankélévitch, Vladimir, Liszt, Rhapsodie et improvisation, Flammarion, 1998.
Source photo: Portrait of Franz Liszt painted by Henri Lehmann in 1839 sur Wikimedia Commons