
Krastev prend les chemins de la nostalgie dans son livre « Le destin de l’Europe », qui ne rend pas tout à fait l’idée du titre anglais « After Europe ». Cet intellectuel bulgare discute des leçons du passées et particulièrement de celles du début du 20e siècle, pour rappeler qu’il y a eu une Europe avant l’Europe, une Europe qui s’écroula après 1918, et semble dire qu’il y aura une Europe après l’Europe, mais là est le nœud de la discussion.
Une voix rare
Tout d’abord, il faut souligner combien peu d’occasions sont données aux lecteurs français de lire des livres sur l’Europe actuelle écrit par des intellectuels venus de l’Est du continent. La mauvaise réputation, parfois justifiée, de la Pologne et de la Hongrie, bientôt rejointes par la Tchéquie, et en compagnie de la Roumanie et de la Bulgarie (pour d’autres raisons), pousse à caricaturer la posture européenne de ces pays, que ce soit sur les travailleurs détachés, la Russie ou les migrants.
Krastev, intellectuel bulgare partageant son temps entre Sophia et Vienne, et présent dans les médias anglo-saxons, offre cette occasion rare. Depuis la disparition de Havel ou de Geremek, en effet, les voix centre-européennes sont singulièrement rares dans le débat européen. Krastev en est une et il nous livre une analyse marquée par le sens du tragique, et parfois de l’absurde, des Européens de cette région. Ce fatalisme n’est nul mieux incarné que par Kafka qui écrivait dans son journal le 2 aout 1914 : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine ». Cette vision centre-Européenne de Krastev est l’une des forces de son livre.
Le « déjà vu »
Dans un premier chapitre, l’auteur revient sur le « déjà vu », convoquant justement les auteurs centre Européens comme Joseph Roth et les historiens comme Christopher Clark et ses Somnambules, titre de son livre sur la Grande Guerre. Krastev souligne donc à l’envie combien l’Europe actuelle est fragile, comment elle pourrait se défaire plus vite qu’elle ne s’est faite. C’est vrai que cette sensation de « déjà vu » est double pour les centre Européens : ni Vienne ni Pétersbourg ne pouvaient s’effondrer en 1914 et François Joseph devait vivre pour l’éternité, ce ne fut pas le cas. Il en allait de même pour les gérontes du Kremlin qui devaient vivre pour toujours, et mourir pour toujours même dans le cas de Lénine. Ce ne fut pas le cas non plus, sauf pour Lénine qui est toujours mort.
Et vu de cette perspective, l’Europe n’a qu’à survivre pour vaincre, pour reprendre la formule de Raymond Aron. Néanmoins, elle est menacée de toutes parts, et surtout par la crise qui pour le moment inquiète moins que celle de l’Euro en 2008, la crise migratoire.
La crise migratoire
Reprenant le penseur Ken Jowitt, Krastev dit que la fin du communisme annonce, non pas la victoire universelle de la démocratie libérale de marché, mais une ère du ressentiment dans laquelle l’absence d’une idéologie globale concurrente du capitalisme engendre des révoltes dirigées contre l’idée même d’universalisme et des élites cosmopolites qui la défende. La révolte des gens qui sont de « quelque part » contre les gens qui sont bien partout, pourrait-ton résumer. Or, l’universalisme ne règle pas la question migratoire et dans le village global, rien n’empêche d’aller habiter la maison de son voisin, ou tout du moins son jardin.
Pour les Européens du centre, les choses sont différentes, ils sont de quelque part, et dans le passé des régimes lointains se sont imposés à eux, certains ayant changé de passeport cinq fois dans leur vie sans jamais avoir changé d’adresse ni de voisins.
Crise des valeurs
Krastev ne le formule pas de cette manière, mais on pourrait résumer la crise de l’Europe de l’Ouest vis-à-vis de la question migratoire en disant que les Européens de l’Ouest ont pensé pendant quelques siècles imposer leurs idées au monde de force par la colonisation. Puis après 1945, ils ont pensé convaincre le monde de leurs valeurs universelles à travers l’ONU. Aujourd’hui, ils en sont si peu convaincus eux-mêmes qu’ils n’imaginent pas que les quelques centaines de milliers de migrants qui sont venus en Europe, justement attirés par son mode de vie, puissent les adopter. Voilà le paradoxe d’une Europe qui ne croit plus en elle.
Pour les Européens du centre, les choses sont différentes : leurs petites nations ne se sortent pas très bien de la mondialisation, l’émigration est forte. Et ces mêmes voisins connus depuis des siècles ne sont plus là, et ils pourraient être remplacés par d’autres qu’on ne connait pas : le refus est total. A la fois peur de la disparition et refus de la mondialisation.
Un spectre
Krastev voit juste en disant que le populisme est une forme de réponse à ces questions, une forme d’affirmation de l’enracinement, du refus de la mondialisation et de l’Europe. Finalement, il ne défend aucune idéologie claire sauf celle d’un localisme barbelé, d’un refus des élites « de partout », quand bien même une bonne partie des populistes sont eux-mêmes de partout, élus au Parlement européen. Or, l’Europe peine à créer un sentiment de communauté qui puisse ici lui donner de la légitimité. Et les populistes de l’Ouest diraient d’ailleurs qu’elle a cessé de s’appeler communauté avant de s’élargir à l’Europe centrale.
Au final, et au-delà du constat pessimiste et nostalgique par anticipation, ce qu’on peut reprocher à l’auteur, c’est de ne justement pas parler de ce qu’il y a après l’Europe. Car finalement, les Polonais seront toujours les voisins des Allemands, avec ou sans UE. Et Krastev pense au futur en le regardant déjà comme du passé, or, les Européens de l’Ouest comme de l’Est, ont surement besoin d’entendre des ambitions venues de toutes les parts du continent.
Photo credit: Darren Cowley / flickr.