L’Union économique eurasiatique, un nouveau modèle d’intégration ?

Par Pauline Maufrais | 21 novembre 2017

Pour citer cet article : Pauline Maufrais, “L’Union économique eurasiatique, un nouveau modèle d’intégration ?”, Nouvelle Europe [en ligne], Mardi 21 novembre 2017, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1996, consulté le 06 juin 2023

Le développement d’un monde multipolaire passe notamment par la création de partenariats intégrés au niveau économique et politique. La région de l’Asie centrale et les anciennes républiques soviétiques vivent un entre-deux, entre l’Union européenne dont elles ne font pas partie, et l’Asie. Depuis 1991 et la chute de l’Union soviétique, la création d’un partenariat entre la Russie et ses anciens Etats satellites s’impose progressivement afin de créer un espace économique harmonisé. Par ailleurs, les velléités russes pour diversifier ses zones d’influence et ses partenaires, tout comme l’émergence d’un partenariat avec la Chine à travers la « nouvelle route de la soie », actuellement au centre de nombreux débats internationaux, place cette Asie centrale au centre de plusieurs enjeux contemporains majeurs.

L’organisation de l’Union économique eurasiatique

Au lendemain de la chute de l’Union soviétique, l’organisation imbriquée entre les économies et les politiques des ex-Etats socialistes se devait d’être repensée. Pour cela, une coopération devint évidente dès les années 1990. Elle se matérialisa dans un premier temps au niveau géopolitique avec la mise en place de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Cette association entre Etats ne fut néanmoins pas une organisation supranationale. Elle avait comme volonté première de conserver des liens entre les anciens Etats soviétiques officiellement.

Ainsi, au fur et à mesure, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan ont développé un mouvement d’intégration politique et économique. L’héritage historique de l’Union soviétique lie particulièrement les économies et les politiques des trois pays. Ils ont souhaité renforcer leurs liens à travers un modèle d’intégration régional en prenant comme modèle explicite l’Union Européenne. Plusieurs initiatives de coopération économiques sont engagées dès les années 1990 entre la Russie et l’ancien territoire de l’Union Soviétique : la Communauté économique d’Asie centrale (1998), l’EURASEC (2000), ou encore l’Union douanière entre la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie (2007).

L’actuelle coopération s’est accélérée depuis les années 2010, avec dans le premier temps la mise en place d’une Union douanière entre la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie. Puis en 2012 apparut un Espace économique commun. Enfin, le 1er janvier 2015 l’Union Economique Eurasiatique est institutionnalisée et dispose désormais d’une Commission visant à une harmonisation politique et économique des pays. Ils furent rejoints par l’Arménie et par le Kirghizstan en août 2015.

Cet ensemble de 20 millions de km2 et de 170 millions d’habitants représente 3,2% du PIB mondial. Par ailleurs, il souhaite être un nouvel axe entre l’Union européenne et la Chine et promeut un polycentrisme économique mondial. En effet, son marché pourrait atteindre sur les 20 prochaines années 10 fois la taille du marché américain. Il constitue un espace économique attractif grâce à ses réserves énergétiques (3,8% des réserves mondiales pétrolières), mais également une union internationale. Actuellement, l’Union économique eurasiatique promeut une union douanière, une libre circulation des hommes, des marchandises, des capitaux, le libre séjour et le droit d’étudier et de travailler dans n’importe quelle région. 

La politique de l’Union économique

Cette coopération est autant politique qu’économique. En premier lieu, il y a la mise en place d’une zone économique de libre-échange, d’un Tarif extérieur commun (TEC, 2010) sur les marchandises importées et la suppression des frontières douanières entre les Etats membres. Pour ce faire, les pays membres ont entrepris une harmonisation des textes et un rapprochement des réglementations. Le travail d’un code douanier unique, l’affirmation d’une position commune sur l’importation des marchandises, ou encore la protection de la propriété intellectuelle sont en développement. Par ailleurs, une Cour de justice veille au bon respect de ces réglementations. 

L’élément central russe

La Russie est la force majeure de cette organisation. Elle regroupe 85% de la superficie de cette Union et 86% du PIB. La Russie, en tant que pays rentier, dispose d’atouts considérables dans les matières premières (c’est-à-dire le gaz et le pétrole) de même que le Kazakhstan. L’UEE est un moyen de contrecarrer les influences européennes et chinoises dans la région. Cela devient un levier géopolitique où une ligne commune se développe, mais également économique. En effet, les matières premières énergétiques constituent un pilier fondamental dans l’économie de cette union d’intégration. La structure commerciale de l’Union se caractérise par ses hydrocarbures et leur vente. Même si d’autres pays ont des ressources énergétiques importantes, à l’instar du Kazakhstan qui a 12% des ressources mondiales d’uranium, la Russie reste l’acteur majeur dans le développement des infrastructures des hydrocarbures. Gazprom et Beltransgaz (le réseau de transport et de distribution du gaz en Russie) ont par exemple progressivement acquis les compagnies de distribution de gaz arménienne et biélorusse.

En outre, cette Union est un moyen de se rapprocher des anciens Etats satellites soviétiques. La Russie se considère comme un acteur majeur dans la région. 

Les perspectives actuelles de l’Union

  • Le développement des marchés

Les marchés communs dans la zone se multiplient à l’instar du marché pharmaceutique, des transports, de la construction, des télécoms. Par ailleurs, un marché unique d’électricité est prévu en 2019. Ces développements économiques présentent de multiples intérêts. Tout d’abord, ils revalorisent la recherche et le développement au Kazakhstan, en Arménie ou encore en Biélorussie. De surcroît, ils suscitent l’intérêt des entreprises extérieurs et peuvent favoriser les investissements directs étrangers. Enfin, les pays de l’Union économique eurasiatique peuvent entrevoir une spécialisation nationale. Il faut toutefois nuancer ces points. La Russie reste l’acteur principal attirant le plus d’investisseurs car elle suscite la confiance des marchés et dispose d’entreprises internationales, à l’instar de Total pour citer l’un des plus connus à l’échelle française.

  • L’élargissement

Actuellement, plusieurs pays sont intéressés pour avoir des accords bilatéraux ainsi que par l’ouverture de marchés avec cette Union comme Singapour, l’Iran, Israël, le Chili. L’attractivité de l’Union économique eurasiatique s’explique par sa territorialisation intéressante, entre l’Europe et l’Asie. Par exemple, un accord de libre-échange a été conçu avec le Vietnam en 2015. Ce dernier importe largement les énergies russes. En échange, il offre du savoir-faire et exporte des automobiles. Les entreprises nationales russes peuvent faire des fusions-acquisition avec les entreprises vietnamiennes.

  • Le pivot asiatique

L’Union économique eurasiatique se situe sur la route historique de la soie. Ce projet porté principalement par la Chine offre la perspective de recréer un trajet économique entre l’Europe et l’Asie, en passant par des régions attractives telles que l’Asie centrale et le Tibet. Même si l’application d’un terme historique qu’est la « route de la soie », à ce projet politique actuel fait débat parmi les analystes et les historiens, il convient de ne pas négliger l’importance qu’il revêt pour l’Union économique eurasiatique au niveau international.

L’Union économique eurasiatique dispose de liens économiques majeurs avec la Chine qui représente l’un des premiers investisseurs dans la zone : par exemple, 55% des importations actuelles du Kirghizstan viennent de Chine. Le développement d’une nouvelle route de la soie (SREB – « The Silk Road Economic Belt ») se fait conjointement avec l’Union. Le 8 mai 2015, un accord d’intégration de l’UEE dans les projets de la SREB est signé. Moscou affirme également ses visées asiatiques à travers plusieurs projets :  une ligne de train à grande vitesse Moscou-Pékin est en route, un accord gazier sino-russe sur 30 ans a été signé en 2014 entre Vladimir Poutine et Xi Jinping. Enfin, deux lignes de gazoducs se construisent à destination de la Chine.

Toutefois, même s’il existe une volonté de s’ouvrir au marché asiatique et chinois, le principal partenaire de l’Union économique eurasiatique reste l’Union européenne. 20% des échanges commerciaux et 10% des investissements directs étrangers s’opèrent entre les deux unions.

Une portée et une influence limitées

L’Union économique eurasiatique se construit autour de la Russie qui est l’acteur central autant au niveau politique, qu’économique. Il y a alors un schéma géopolitique de centre / périphéries.

  • Les disparités du projet

Sans la Russie, ce projet n’aurait sans doute pas une renommée et un retentissement tel. En effet, la Russie engendre 98,5% des flux commerciaux entre les cinq acteurs de l’Union. Par ailleurs, cette union représente seulement 10% de son potentiel économique. Le problème des disparités régionales influe sur la politique. Le PIB (Produit intérieur brut) de la Russie est dix fois supérieur à celui du Kazakhstan et 36 fois supérieur à son voisin biélorusse. A l’inverse, les quatre PIB du Kazakhstan, de la Biélorussie, de l’Arménie et du Kirghizstan atteignent seulement 20% du PIB russe. En outre, la part des pays de l’EURASEC dans les investissements étrangers en Russie représente moins de 1%. Enfin, entre 2010 et 2014 97,7% des échanges intra-zone concernaient la Russie.

Il est vrai que le Kazakhstan et le Kirghizstan sont des viviers en matières premières, en force de travail et, par leur proximité avec la Chine, ils sont ouverts autant au marché européen qu’asiatique. Leur position sur la future route de la soie portée principalement par la Chine devrait en faire, selon eux, des acteurs majeurs, et propulser l’Union économique eurasiatique sur le devant des affaires. Toutefois, malgré une attractivité certaine pour les investisseurs, 99% du commerce mondial se fait en dehors de l’Asie centrale. L’Union économique eurasiatique peut-elle être suffisante pour promouvoir cette région comme une interface pérenne ? Par ailleurs, les liens avec l’Asie se multiplient, néanmoins au niveau énergétique, 90% des exportations se font à destination de l’Union européenne. Il convient ainsi de nuancer les débouchés vers le marché asiatique.

La mise en place d’une politique économique intégrée suscite des difficultés, même au sein de pays ayant une histoire proche, l’Union européenne en est l’un des exemples. Plusieurs analyses ont montré les faiblesses de cette jeune union. En premier lieu, les interdépendances énergétiques entre les pays freinent les discussions et mettent des tensions. Le Kazakhstan souhaite davantage protéger les spécificités nationales. Les pays de l’Union sont spécialisés principalement en matière première et en agriculture. Ils disposent de moins de valeur ajoutée que s’ils étaient spécialisés en recherche et développement. En outre, il n’y a pas de spécialisation interne à chaque pays permettant de multiplier les échanges qui restent peu élevés. Par ailleurs, la santé économique russe influe fortement sur l’Union. Par exemple, la baisse d’activité russe en 2015 (-3,7%) a conduit une diminution des échanges de 33% entre les pays de la zone.

Les discussions autour d’une monnaie commune et d’une politique agricole sont en cours mais elles suscitent des craintes. Comme dit précédemment, les acteurs de l’Union ont des intérêts différents selon leur poids. Elle reste une organisation internationale basée sur les compromis et souhaitant solidifier son marché. Par ailleurs, les difficultés rencontrées par l’Union européenne dans sa monnaie commune et dans les politiques qu’elle promeut ont eu de l’écho au sein de l’Union économique eurasiatique. Elle ne souhaite pas se doter d’institutions supra-gouvernementales et elle s’appuie exclusivement sur des rapports inter-gouvernementaux. Les dirigeants doivent prendre en compte les dissensions, et les réticences des différents membres à s’investir dans certaines politiques.

  • Le conflit ukrainien

La Russie a été déstabilisée par le conflit l’opposant à l’Ukraine depuis 2014. Les deux pays souvent nommés au sein de la sphère médiatique comme les « frères ennemis » se sont entrechoqués plusieurs fois depuis l’indépendance ukrainienne en 1991, à travers des dissensions énergétiques et politiques. Lorsqu’en 2014 le conflit éclate en Ukraine, la Russie se retrouve en face à face avec le nouveau gouvernement de Kiev et ne dispose plus dans ce dernier d’alliés historiques. L’Union économique eurasiatique doit dès lors se construire l’investissement ukrainien. La Russie est privée de ce qu’elle considère comme l’un de ses piliers historiques à l’étranger.

Les Etats membres de l’Union économique eurasiatique disposent de relations économiques et politiques notables avec l’Ukraine. Un conflit russo-ukrainien a tendance à engendrer des tensions diplomatiques concernant la politique à tenir. La Russie a souhaité dans une certaine mesure isoler l’Ukraine de ses partenaires économiques, notamment la Biélorussie et le Kazakhstan. Ainsi, le Kazakhstan s’est inquiété et s’est plaint de restrictions d’accès au marché de l’électricité. Par ailleurs, lorsqu’en 2014 la Russie a voulu exclure l’Ukraine du marché douanier commun interne à la CEI, la Biélorussie et le Kazakhstan se sont opposés.

Ainsi, l’Union économique eurasiatique n’a pas le poids économique qu’elle escompte. Son ouverture sur l’Asie ou sa volonté d’être une interface dans la route de la soie est limitée. Le déséquilibre économique est prégnant et conduit certains acteurs extérieurs à douter de la solidité de ce projet. Par ailleurs, en prenant comme modèle de comparaison l’Union européenne, l’Union économique eurasiatique reste une intégration limitée. Même si les Etats ne souhaitent pas mettre en place des institutions supranationales, ils ont toutefois dû développer des institutions de contrôle et d’harmonisation comme la Cour de l’Union économique eurasiatique. En cela, il est intéressant d’étudier l’avenir de ces institutions afin d’observer si l’Union se dirige vers une intégration ou si elle garde son caractère intergouvernemental. Cette Union est désormais plus que douanière mais pas entièrement économique.

 

Pour aller plus loin : 

Site officiel de la Commission eurasiatique: URL: <http://www.eurasiancommission.org/en/Pages/default.aspx>

Dossier “L’union économique eurasiatique, un an après”, Ambassade de France en Russie – Service économique regional, Juin 2016.
URL <https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/14046_lunion-economique-e....

Marchand Pascal, « La Russie et l'espace eurasiatique », Géoéconomie, 2014/4 (n° 71), p. 151-166. DOI : 10.3917/geoec.071.0149. URL < https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2014-4-page-151.htm>

Rolland Nadège, « La nouvelle Route de la soie. Les ambitions chinoises en Eurasie », Politique étrangère, 2015/3 (Automne), p. 135-146. DOI : 10.3917/pe.153.0135. URL < https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-3-page-135.htm>

Vercueil Julien, « L'Union économique eurasiatique: une intégration au prisme de la Russie », Géoéconomie, 2014/4 (n° 71), p. 167-184. DOI: 10.3917/geoec.071.0167. URL<https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2014-4-page-167.htm>

Emission France culture par Christine Ockrent “Etre la Chine et la Russie : les enjeux de l’Asie Centrale”, 19/11/2016, Affaires étrangères.

Emission France culture par Thierry Garcin, “Russie. Où en est le projet eurasiatique de Vladimir Poutine?”, les enjeux internationaux, 28/01/2916.

Les cites utilisés dans cet article proviennent des articles de la bibliographie.