

Dans la nouvelle Europe qui se construit sous nos yeux, le rapport des sociétés au passé est sans doute une question fondamentale. Comment comprendre, en effet, les difficultés actuelles entre la Pologne et ses voisins allemand et russe, pour ne citer qu’un exemple, sans avoir présent à l’esprit l’histoire tumultueuse et sanglante du XXème siècle, durant lequel l’Europe fut ce « continent des ténèbres » (Mark Mazower) ?
Les travaux des historiens et des chercheurs en sciences humaines, loin de toujours remuer le couteau dans la plaie, peuvent aussi avoir pour fonction de proposer une issue par le haut à ces conflits de mémoire qui empêchent les Européens de regarder dans la même direction. Un article et un ouvrage collectif récents se confrontent ainsi au passé européen et à ses mémoires divergentes.
Dans un article de la revue Vingtième Siècle, Emmanuel Droit, historien de la RDA, pose ainsi la question fondamentale : « Comment les deux impératifs catégoriques mémoriels de la Shoah et du Goulag peuvent-ils coexister au sein de l’Europe élargie sans éveiller des soupçons réciproques de négationnisme ? ». Il propose une réponse en trois temps à l’échelle européenne : Il identifie tout d’abord les grands traits de ce « rideau de fer mémoriel », puis se penche sur les différentes approches de la Shoah dans les pays d’Europe centrale et orientale avant de proposer des pistes pour une « juste mémoire commune » de ce XXème siècle.
L’intégration européenne, avec l’imposition d’un « critère mémoriel implicite de Copenhague » a ainsi pu être perçu comme la marque d’un « impérialisme culturel occidental ». Georges Mink, qui a dirigé avec Laure Neumayer un ouvrage collectif qui se penche sur l’Europe et ses passés douloureux parle d’une « prescription à l’homogénéisation » (p. 22). Cette prescription a été plus ou moins suivie selon les pays, c’est ce que montre Emmanuel Droit en prenant soin de distinguer les politiques officielles (commémorations, musées) et la culture mémorielle des sociétés, souvent en décalage. Pour les musées, il montre bien, à travers le cas de la Hongrie les objectifs politiques qui président aux choix qui sont faits, aussi anodins soient-ils en apparence. Le musée de la Terreur (Terror Haza) voulu par le gouvernement de droite de Viktor Orban (Fidesz) aborde à la fois la période nazie et la période stalinienne, au risque de la confusion. Un musée de la Shoah, ouvert en 2004, a également été voulu par ce même gouvernement, mais plus comme un gage de bonne volonté à l’égard de l’Europe. Son emplacement à Budapest, excentré et à l’étroit, a d’ailleurs suscité des polémiques et Imre Kertesz, l’écrivain symbole de la Shoah en Hongrie, a boycotté l’évènement. Les sociétés sont moins enclines que leurs gouvernements à suivre ces prescriptions européennes comme le montre l’audience des partis populistes, xénophobes et parfois antisémites.
Pour éviter de sombrer dans ce qui est ressenti comme un impérialisme, rappelons-nous que les pays d’Europe occidentale ont mis du temps à se confronter à leurs propres responsabilités. Précisons ainsi que la France n’a examiné sa responsabilité dans la déportation des Juifs qu’à partir des années 1970 et que cette responsabilité n’a officiellement été reconnue qu’en 1995. Dans le cas de la Belgique, c’est seulement en 2007 qu’un rapport commandé par le Sénat a mis en lumière la « docilité » de l’Etat belge lors de la Shoah.
Autre cas, abordé par Emmanuel Droit et faisant l’objet d’une contribution de Pascal Bonnard et Markus Meckl dans l’ouvrage collectif, celui de la Lettonie. Ils nous donnent ici une confirmation de la synthèse d’Emmanuel Droit. Ils montrent que la mobilisation politique du passé est entrée en conflit avec l’aspiration à l’Europe. C’est bien l’histoire d’un malentendu qui nous est contée. D’un côté, une aspiration à la reconnaissance par un pays jeune, qui veut à tout prix construire son discours national contre toute ingérence extérieure après avoir subi depuis 1940 le discours officiel soviétique, celui de la « Grande Guerre patriotique ». Les auteurs prennent d’ailleurs soin d’affirmer que cette aspiration n’est généralement pas empreinte de la volonté de nier la Shoah. De l’autre, la volonté de faire reconnaître à l’Est la singularité de la Shoah. Les dates, les symboles et les mots ont, pour ces questions, une importance souvent capitale. Le wagon à bestiaux, symbole à l’Ouest de la déportation des Juifs, est, pour les Lettons, le symbole de la déportation de populations civiles par les Soviétiques. Pour les mots, remarquons l’utilisation du terme génocide pour qualifier la déportation des populations civiles baltes. C’est le cas en Lettonie et en Estonie. Dans ce dernier pays, un Estonien de 88 ans, ancien responsable soviétique, vient d’être inculpé de génocide pour l’organisation de la déportation de 251 civils en Sibérie. Mais pour la Lettonie, un double processus « d’européanisation de la mémoire lettone et d’intégration progressive de la mémoire balte dans la mémoire européenne » semble être à l’œuvre et indique un dépassement possible de la concurrence entre des mémoires divergentes.
L’ouvrage collectif sur les passés de l’Europe fournit de nombreuses études, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est sur les enjeux mémoriels. Un des intérêts de cet ouvrage est justement de montrer que ces enjeux mémoriels ne sont pas spécifiques à l’Est. Les cas espagnol, italien et français (sur la guerre d’Algérie) par lesquels débute le livre abordent en effet des questions encore brûlantes pour ces trois sociétés. Le cas de l’Allemagne fait l’objet d’une partie complète où sont abordées les difficultés que posent les enjeux de mémoires avec ses voisins. Ces difficultés ne sont pas insurmontables comme le montre la réconciliation franco-allemande à travers le rôle des historiens. La troisième partie est plus spécifiquement centrée sur l’Europe centrale et orientale, une contribution de Pawel Machcewicz sur le massacre de Jedwabne (massacre de plusieurs centaines de Juifs tués par des Polonais en juillet 1941) montre l’apport du travail de Jan T. Gross dans le débat sur la reconnaissance par la Pologne de la Shoah. L’introduction de Georges Mink fait le point sur les concepts théoriques autour de ces questions mémorielles et dresse un bilan de ses passés douloureux.
On mesure donc, avec ces recherches, la difficulté de concilier des démarches mémorielles qui peuvent entrer en conflit. Tout ceci plaide en faveur d’une meilleure connaissance de l’histoire de l’Autre devant déboucher sur une meilleure reconnaissance des ses aspects particuliers. L’émergence d’une « juste mémoire commune » n’est donc pas un projet utopique, même si elle risque de prendre du temps.
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A lire |
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Emmanuel Droit, Le Goulag contre la Shoah : Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l’Europe élargie, Vingtième siècle, Revue d’histoire, n°94, avril-juin 2007 |
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Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007 |
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Sur Internet |
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La Maison de la Terreur (Terror Haza) de Budapest |
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Le Musée de l’Holocauste de Budapest |
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Les conclusions du rapport sur « La Belgique docile » |
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Musée des Occupations de Riga |