L'échec de la fusion entre EADS et BAE : l'Europe de la défense dans l'impasse

Par Willy Kokolo | 13 novembre 2012

Pour citer cet article : Willy Kokolo, “L'échec de la fusion entre EADS et BAE : l'Europe de la défense dans l'impasse”, Nouvelle Europe [en ligne], Mardi 13 novembre 2012, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1582, consulté le 02 avril 2023

Le 10 octobre dernier, la compagnie britannique BAE et la firme européenne EADS, spécialisées dans le secteur de la défense et de l'aéronautique, ont finalement mis un terme aux négociations sur les modalités d'une éventuelle fusion. Temporalité trop courte diront les uns, pointant du doigt les dates butoires précoces imposées par le gouvernement britannique. Volontés politiques opposées affirmeront les autres, fustigeant l'immixtion du gouvernement allemand qui s'apparenterait à de l'interventionnisme étatique. Mais plus qu'un projet économique ambitieux mort-né, cette tentative avortée, pourtant porteuse d'espoirs pour la défense européenne, est lourde de conséquences pour le projet européen. Que faut-il en retenir?

 

La crise économique, un facteur déterminant pour la défense européenne

Le débat sur la défense européenne apparaît premièrement en 1954 avec l'échec de la CED (Communauté Européenne de Défense). Depuis, bien des péripéties ont caractérisé le cheminement de la défense européenne, des deux plans Fouchet avortés (1961 et 1962) à l'établissement de la PESD, en passant par le projet d'Identité Européenne de Sécurité et de Défense au sein de l'OTAN lancé par Jacques Chirac en 2002. Bien souvent, la volonté d'avancer dans le domaine de la défense a été déclenchée par un instant clé, un évènement décisif que nos amis anglophones appelleraient une "critical juncture", comme l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir et le lancement des plans Fouchet intergouvernementaux.

Aujourd'hui, la crise économique européenne structure la plupart des politiques, des rapports de force et des perceptions des Etats membres. Cette nouvelle donne interne bouleverse les perspectives de la défense européenne. En effet, face à un tel marasme économique, les budgets des Etats membres sont de facto restreints et la défense est par conséquent reléguée au second plan. Stimulé à la base par les menaces de l'environnement international et la volonté de bannir la guerre du continent européen, le projet européen se voit donc aujourd'hui menacé par le contexte économique et les dynamiques internes. Pourtant, les penseurs de l’Europe, qui s’expriment surtout par la voix des think tanks et des instituts de recherche, continuent de plaider pour une défense européenne ; les chercheurs européens spécialisés dans la défense ont bien compris l'intérêt de ce domaine pour le rôle que l'UE se fixe sur la scène internationale. Ils défendent donc majoritairement une mise en commun et un partage des capacités militaires des Etats membres, un processus bien connu sous le nom de "pooling and sharing". Ainsi, la réduction des budgets pourrait être contournée si une véritable défense européenne émergeait, c'est-à-dire une défense intégrée qui ne serait plus la simple somme des capacités des Etats membres.

En effet, la centralisation de la défense au niveau européen réduirait les coûts logistiques grâce à une vision synoptique des missions, donc une meilleure allocation des capacités, tandis que l'addition des capacités individuelles des Etats membres mènerait à des lourdeurs bureaucratiques et des pertes financières. L'Agence Européenne de Défense (ADE) a été créée en 2004 dans cette optique et se fixe par exemple pour objectif de favoriser l'émergence d'un marché européen de la défense intégré. Le projet de fusion entre EADS, la firme d'aviation civile et militaire européenne, et l'entreprise de défense britannique BAE procèdait tout à fait de cet état d'esprit. Il s'agissait de créer une firme européenne de défense à même de rivaliser avec la firme américaine Boeing. En affichant une volonté d'union, les deux firmes européennes prouvaient leur engagement envers l'idée de défense européenne. L'échec de leur fusion ne doit donc pas leur être imputé, sachant qu’elles avaient qualifié leur projet de "sound industrial logic". La cause de cette impasse est de nature politique et trouve ses fondements dans les rapports de force entre les Etats membres clés.

Royaume-Uni, France, Allemagne : les "Big 3" de la défense européenne entre coopération et divergence

Les pourparlers entre EADS et BAE mettaient en relation, bien qu'indirectement, les gouvernements des trois principales puissances européennes en matière de sécurité et défense : la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. En effet, BAE est une firme anglo-saxonne et bien que le gouvernement britannique ne soit pas actionnaire majoritaire, il détient ce qui est communément appelé la "golden share", c'est-à-dire une part du capital lui conférant un droit de véto sur les décisions de la firme. EADS, pour sa part, est une entreprise européenne en ce que son capital est majoritairement partagé entre la France et l'Allemagne (avec également une participation mineure de l'Espagne). La France détient en effet 15% du capital et le groupe français Lagardère détient 7,5% supplémentaires. L'Allemagne, quant à elle, n'est pas actionnaire en tant que tel mais tient son influence de la firme automobile Daimler qui détient 25% des parts. Globalement, EADS représente l'entente industrielle franco-allemande, comme en témoigne la succession du Français Louis Gallois par l'Allemand Thomas Enders au poste de PDG en 2012.

Le projet de fusion représentait donc l'espoir d'une relance de la défense européenne sous l'égide des "Big Three". Ce terme peut être attribué à Stefan Lehne, chercheur à Carnegie Europe et renvoie au poids politique, économique et démographique considérable que constituent ces trois Etats. Par ailleurs, le noyau franco-allemand est bien souvent perçu comme le moteur de la dynamique européenne sans lequel toute décision devient problématique. Enfin, le tandem franco-britannique a souvent été l'instigateur des avancées en matière de défense européenne. Cela ne signifie pas que l'Allemagne reste en retrait dans ce domaine : la création en 2010 des "battlegroups" européens, de petites unités destinées à être déployées rapidement pour des missions de courte durée, résulte d'une position conjointe des trois pays clés. Ces trois puissances sont donc déterminantes pour l'UE dans le secteur de la défense. Les faits parlent d'eux-mêmes, il suffit de regarder la composition du sommet de la hiérarchie du SEAE pour se rendre compte que les postes clés sont occupés par une Britannique (Catherine Ashton, Haute Représentante pour la PESC), un Français (Pierre Vimont, secrétaire général exécutif) et une Allemande (Helga Maria Schmid, secrétaire général adjoint pour les affaires politiques).

Toutefois, ce "triptyque décisionnel" présente des éléments de discorde. La division entre européanistes et atlantistes prend ici tout son sens, avec une opposition souvent franche entre une France en faveur d'une Europe autonome et un Royaume-Uni souhaitant une coopération poussée avec les Etats-Unis. Cette dichotomie s'est justement retrouvée au coeur des négociations du projet de fusion. BAE est en effet très présent sur le marché américain, à tel point que la filiale américaine de la firme avait émis des réserves quant au transfert de technologies potentiel vers les entreprises européennes suite à la fusion. La rencontre entre Philip Hammond et Leon Panetta, secrétaires à la défense respectivement britannique et américain, témoigne de cette promiscuité atlantiste qui aurait pu être la cause de l'échec des pourparlers. Pourtant, Londres et Paris étaient finalement tombés d'accord sur les tenants et les aboutissants de la fusion, notamment en ce qui concerne les parts de la future firme allouées à chacun. Lagardère et Daimler avaient également accepté les termes de la négociation; c'est donc bel et bien Berlin qui est vu comme le responsable de l'impasse des pourparlers. L'Allemagne est d'ailleurs fustigée par la presse francophone. Celle-ci a largement relayé la rancoeur des négociateurs français et britanniques qui ont vu dans le comportement allemand, caractérisé par des revendications toujours plus fermes concernant le partage des parts ou encore la volonté d'implanter le siège de la firme à Munich, une tentative de saborder le projet. Il est tentant de mettre cela sur le compte du caractère civil de la puissance allemande qui est traditionnellement opposée à l'usage de la force. Un exemple récent est l’abstention de l’Allemagne lors du vote de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU au sujet de la Libye.

 

 

Pas d'intégration de la défense sans une redéfinition du projet européen

Comme expliqué plus haut, la crise économique européenne conditionne les considérations politiques des Etats membres. Avec le projet de fusion, l'Allemagne aurait été la principale victime des restructurations. En effet, la composante "défense" de la firme devait être déplacée à Londres tandis que l'aérnoautique et l'aérospatial civil devaient être basés à Toulouse conformément aux projets de T. Enders. Ces pertes d'emplois auraient placé Angela Merkel dans une situation fort inconfortable à la veille de deux échéances électorales au Bundestag et en Bavière. Ce constat est lourd d'enseignements pour le secteur de la défense européenne.

Premièrement, cet épisode nous rappelle que la défense est une prérogative régalienne. A ce titre, les intérêts des Etats primeront toujours face à la logique européenne de coopération, de convergence et d'intégration. Peter Hintze, secrétaire d'Etat au ministère de l'économie chargé de la coordination des affaires aéronautiques, est l'homme du gouvernement allemand qui s'est opposé frontalement à son compatriote Thomas Enders. Il a justement argué que l'échec de la fusion représentait une chance et que cela favorisait plus les "intérêts allemands". D'un point de vue théorique, la logique de l'intérêt a largement été soulignée par Andrew Moravcsik, professeur de science politique et directeur du programme sur l'Union Européenne à l'Université de Princeton, expliquant que le domaine de la défense était incompatible avec le spill-over fonctionnaliste et la logique d’engrenage qui caractériserait l’évolution des compétences de l’UE. Ainsi, la volonté politique manquante est un facteur plus déterminant que la coopération technique fonctionnelle entre entreprises. Car si Daimler était favorable aux termes de la négociation, la firme allemande a rapidement dû s'aligner sur la ligne politique de la chancelière.

Deuxièmement, et cela fait écho au manque de volonté de politique, il y a un besoin criant d'une redéfinition du projet européen. Les rapports des think tanks au sujet de la politique étrangère et de défense européenne vont dans le même sens: l'Europe ne convainc plus, ou plus assez. En plus du déficit démocratique qui n'est pas le sujet du présent article, l'idée de l'Europe comme vectrice de paix sur le continent ne rassemble plus. Cet objectif est atteint depuis plusieurs années grâce aux différentes phases d'intégration successives, mais il est nécessaire de construire un nouveau projet qui attribue un rôle à l'UE vis-à-vis de l'extérieur. Le comportement politique d'Angela Merkel est symptômatique de ce besoin. En effet, l'Allemagne est le plus pro-européen des "Big three" ; pourtant, la crainte des suffrages a contraint la chancelière a agir contre une étape clé du processus européen. Avec un projet redéfini pour une Europe agissant comme un acteur mondial, il s'agit de gagner l'adhésion des populations européennes et de donner une marge de manoeuvre plus importante à la défense européenne par rapport aux contingences nationales.

Après l'échec de la CED en 1954, Jean Monnet prône une construction européenne incrémentale, procédant étape par étape. Aujourd'hui, tout semble réuni pour aller vers l'intégration de la défense européenne : la création d'une architecture institutionnelle (Service Européen d'Action extérieure, Agence de Défense Européenne, Comité Militaire de l'UE, etc.), la crise économique qui incite à la mise en commun des moyens, ainsi que la volonté des élites européennes de voir l'UE endosser un rôle plus actif sur la scène internationale. Seule la volonté politique semble faire défaut.

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A lire

  • Lehne, S., "The Big Three in EU Foreign Policy", Carnegie Papers, Carnegie Endowment for International Peace – Europe (July 2012)

Source image: "Eurofighter Typhoon, Engine", flickr