A la fin de la Seconde Guerre mondiale et à la veille de la guerre civile grecque, en décembre 1945, plus de 130 étudiants, hommes et femmes, se sont embarqués sur le Mataora du Pirée à destination de Paris.
Grâce à l'aide du Directeur de l'Institut français Octave Merlier et de son Directeur adjoint, Roger Milliex, ces jeunes Grecs, dont la majorité étaient boursiers du gouvernement français, trouvent asile à Paris. Parmi eux, d'importantes figures intellectuelles et artistiques telles que Cornélius Castoriadis ou Memos Makris. Pendant longtemps, la ville de Paris a été un pôle d’attraction pour les artistes et intellectuels grecs. Aujourd’hui, elle reste une solution possible pour les candidats à l’émigration.
Les flux migratoires grecs
Selon les statistiques du Service National de Statistiques, le taux de chômage des 15-24 ans atteignait 60% au premier trimestre de l'année 2013. Si les Grecs ne sont pas aussi nombreux que les Portugais ou les Espagnols à quitter leur pays pour trouver du travail ailleurs en Europe, les flux d'émigration évoluent à un rythme soutenu. Selon une note de l'OCDE sur les politiques et statistiques migratoires publiée en juin 2013, les flux enregistrés s'élevaient à 23 000 vers l'Allemagne, 6 000 vers le Royaume-Uni, 2 400 vers les Pays-Bas et 1000 vers la Suède. En 2012, les flux vers l'Allemagne, principale destination de ces émigrés, avaient augmenté d'environ 70%.
N'ayant pas de liens forts avec d'anciennes colonies et parlant une langue peu utilisée dans le monde, beaucoup de jeunes Grecs préfèrent rester dans leur pays et essayer de trouver un emploi qui corresponde à leurs qualifications. Selon les chiffres du Service National de Statistiques (NSSG), 106 283 Grecs ont émigré en 2010 et 2011 et les jeunes de 20 à 35 ans constituent la part la plus importante des personnes concernées. D'après la même source, à peu près 1 million de personnes ont quitté la Grèce durant la période 1945-1981 et la RFA constituait la destination privilégiée des émigrés à partir des années 60-62. Cette période marque le début d'une phase importante d'émigration à destination des pays européens au détriment d'une émigration vers les pays transocéaniques. Si l'émigration de l'après-guerre était alimentée par des populations d'origine rurale, le mouvement actuel est composé, en grande partie, par des individus qualifiés, mobiles et prêts à saisir les opportunités qui s'offrent à eux.
« Même sans la crise, je serais probablement partie de mon pays », Ioanna G.
Jeune diplômée en informatique de 25 ans Ioanna G. a achevé sa maîtrise il y a deux ans. Immédiatement, elle a cherché à travailler en Grèce. Un jour, un de ses professeurs lui a fait part d'une offre d'emploi en CDI à Paris. Par chance, celle-ci portait sur le sujet de son mémoire. La jeune fille n'a pas hésité une seconde : « Ce travail était pour moi. De toute façon, on ne peut pas se laisser nourrir par nos parents éternellement ». Le choix ne lui est pas apparu si difficile ; en 2010, elle était déjà venue à Paris faire un stage pendant trois mois grâce à un programme mis en place et financé par Erasmus. En venant vivre et travailler en France, elle espère réaliser sa propre vie en ayant la possibilité de faire ses choix. Cette potentialité passe par la stabilité d'un emploi, l'accès à une protection sociale de qualité et à un cadre de vie agréable. Ioanna est heureuse de pouvoir dire qu'à 25 ans elle est capable d'être indépendante, mais elle dit ne pas savoir de quoi sera faite sa vie dans cinq ans. Avec étonnement, elle note que ses parents étaient déjà mariés à son âge et possédaient leur maison. Les échéances semblent s'être raccourcies. L'ouverture des frontières au sein de l'Union européenne, le développement de programmes de mobilité européens et l'utilisation des nouveaux moyens de communication rendent le déplacement plus facile et l'inscrivent dans une pratique communément admise.
Le choix de la France
Au début, la seule difficulté tenait, pour elle, à la maîtrise de la langue. Cette barrière qui devait être surmontée pour les émigrés de l'après-guerre n'en est plus une pour les jeunes émigrés d'aujourd'hui puisqu'ils utilisent l'anglais dans le cadre de leur travail. Originaire d'Orestiada, au nord-est de la Grèce, Alexandros est programmateur informatique. A 29 ans, souhaitant commencer une nouvelle vie, il est venu travailler à Paris sans maîtriser le français : « Une entreprise m'a accepté et il s'est trouvé qu'elle était à Paris. Si elle avait été au Groenland, alors je ferais aujourd'hui du canoë entre les icebergs ». Le choix de la France n'a donc pas été déterminé à l'avance selon des préférences culturelles ou sociales.
Lors d'une manifestation en hommage à « l'Odyssée du Mataora » organisée par la fondation hellénique, Nelly Andrikopoulou, une passagère du bateau, évoque le plaisir des étudiants à « fumer des gauloises en discutant et critiquant tout » : Paris apparaissait comme une capitale de la culture, un endroit de libre expression et la France comme un pays philhellène. Cette image romantique continue d’exister mais elle n'est plus la raison d'être du départ. Selon Ioanna, les jeunes qui venaient auparavant étudier ou travailler en France étaient issus « des filières nobles ». Ils étudiaient la littérature, les sciences sociales ou le droit et non pas des matières techniques. Avec un regard las, elle rapporte les remarques auxquelles doivent faire face ses oncles qui vivent au Royaume-Uni et aux Pays Bas : « Lorsqu'ils sortent avec des amis, on leur lance ironiquement : Alors, vous payez pour tout le monde ? » Soulagée, elle dit ne pas avoir à subir de tels commentaires en France. Au contraire, elle évoque des messages de soutien: « Un si beau pays, c'est triste ».
Faire des études, un moyen de s’élever socialement
Beaucoup de ses amis ont choisi de suivre un Master à l'étranger comme cela se faisait il y a quelques années déjà. En Grèce comme ailleurs en Europe, les familles encouragent les jeunes à faire des études, car celles-ci sont encore un moyen privilégié de s'élever socialement. Depuis quatre ou cinq ans, les jeunes diplômés ne rentrent pas chez eux une fois le Master en poche, ils décident de chercher du travail directement sur le lieu de leurs études. Les classes moyennes qui se sont développées après l’adhésion à l’Union européenne et l’arrivée au pouvoir du Pasok semblent particulièrement touchées par la crise économique. Les coupes budgétaires dans les secteurs de la santé et de l’éducation ainsi qu’un chômage galopant entravent la promotion sociale. Face aux lendemains incertains, les perspectives sont plutôt négatives.
Le "tiers monde" européen
En ce qui concerne le futur de la Grèce, Ioanna est perplexe : « Comment pourrait-il s'améliorer si tous les jeunes talents, capables de participer au changement du pays, choisissent d'aller commencer une nouvelle vie, une vie différente à l'étranger ? » Quant à l'avenir de l'Union européenne, elle souligne que celle-ci devrait se montrer plus ouverte et tolérante à l'égard des Etats membres qui ne sont pas tous bâtis sur le même modèle que celui de l'Allemagne ou de la France. Sans cela, aucune expérience collective ne sera possible à terme.
Pour Alexandros, bientôt les banques gouverneront directement, évinceront les hommes politiques et nous feront ainsi « une faveur ». Selon lui, la France traverse aujourd'hui une phase de déni et de naïveté qui a également frappé les Grecs en 2007-2009. Tout le monde voyait alors le tsunami de la crise arriver, et la société entière ignorait la catastrophe imminente. « Attendions-nous que cela se passe tout seul ? Que quelqu'un d'autre trouve une solution pour nous ? Quoi qu'il en soit, nous sommes entrés droit dans le mur et toute l'Europe occidentale est sur la même voie. » Il imagine que la Grèce sera bientôt le "tiers-monde" européen : « L'Unicef organisera des marathons avec le slogan suivant : Avec 10 euros, une famille grecque pourra manger pendant une semaine. Deviens toi aussi donateur ! Parraines-en une et viens passer des vacances d'été gratuites ! » La solidarité familiale qui a joué un rôle de soutien important face à la diminution des salaires ou aux hausses des taxes ne pourra pas financer la recherche médicale, la sécurité sociale ou les dépenses éducatives. Sans changement de politique, la situation pourrait alors se transformer en véritable crise humanitaire et le scénario d’Alexandros serait imaginable.
Il ne resterait, à « ce beau pays » que son soleil, ses îles et sa mer (qui sont convoités par les riches clients occidentaux désireux de pouvoir s’offrir une île privée ou par les éventuels puits de pétrole). Déjà, beaucoup de personnes âgées viennent passer les mois d’automne en Grèce, au soleil et à moindre coût.
Conclusion
Ces jeunes qui ont choisi de commencer leur vie dans un autre pays que le leur portent un regard réaliste et froid sur l’avenir de la communauté, nationale et européenne, dont ils font partie. Ils sont la vivante incarnation des problématiques qui se posent aux sociétés européennes : politiques en faveur de la jeunesse ? Délitement inévitable des classes moyennes? Fracture irrémédiable entre Europe du Nord et Europe du Sud ? Crise insurmontable de la représentation et de la légitimité politique ? Ces problématiques sont aussi complexes que dérangeantes car elles impliquent des choix quant aux modèles de sociétés que nous souhaitons adopter. Alors que beaucoup de modèles démocratiques sont remis en question en Europe, il serait salutaire d’engager une réflexion collective sur ces thèmes.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier du mois de novembre : La jeunesse européenne: entre "génération perdue" et optimisme ?
Sur internet
- « Perspectives des migrations internationales 2013 », OCDE, 13 juin 2013
- Service national de statistiques
Source photo : Grafiti, Athènes 2011, © Marie Geredakis (signification : "Je me torture")