HHhH - Les héros de l'Histoire s'appellent Jan Kubiš et Jozef Gabčik

Par Alexandra Yaghil | 7 décembre 2012

Pour citer cet article : Alexandra Yaghil, “HHhH - Les héros de l'Histoire s'appellent Jan Kubiš et Jozef Gabčik ”, Nouvelle Europe [en ligne], Vendredi 7 décembre 2012, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1604, consulté le 02 avril 2023

"Héros", Larousse :

  1. Personne qui se distingue par sa bravoure, ses mérites exceptionnels, etc. : Des soldats morts en héros.

  2. Principal personnage d'une œuvre littéraire, dramatique, cinématographique : Les héroïnes de Racine.

  3. Personne à qui est arrivée une aventure, qui a joué le principal rôle dans une certaine situation.

 

HHhH n’est pas un roman national. Il ne raconte pas une légende fondatrice de l’imaginaire national ni même européen. Pourtant, il s'agit bel et bien d’une histoire héroïque et, disons-le, romanesque. Une histoire de Résistance. Une histoire au cœur de l’Histoire européenne.

« J’espère simplement que derrière l’épaisse couche réfléchissante d’idéalisation que je vais appliquer à cette histoire fabuleuse, le miroir sans tain de la réalité historique se laissera encore traverser. » (p. 10).

Tout est là. Dans cette phrase se cristallise l’essence même de l’ouvrage de Laurent Binet, cette dimension double qui en fait une œuvre "extra ordinaire". Double puisqu’elle met en lumière un épisode trop souvent méconnu, et pourtant majeur, de la Seconde Guerre mondiale, tout en révélant une réflexion littéraire profonde: comment restituer le "vrai"? Est-ce seulement possible?

Ni roman, ni roman historique, ni biographie, un peu tout cela à la fois, Laurent Binet a certainement innové. Loin de se réduire à un "énième" ouvrage sur la Seconde Guerre mondiale, l’auteur nous livre ici un récit indispensable et original.

Si désormais le nom de Laurent Binet est associé à son controversé ouvrage dédié à la campagne électorale de François Hollande, Rien ne se passe comme prévu, c’est avec HHhH que ce professeur de français a reçu le prix Goncourt Premier roman en 2010. Traduit en anglais, allemand, espagnol, italien et tchèque depuis, il également obtenu le prix du livre de poche en 2011.

L’histoire dans l’Histoire

Hitler, s’adressant au Parlement allemand le 20 février 1938, estimait qu’il était de son devoir de protéger et de sécuriser les populations allemandes vivant "dans les deux Etats ayant une frontière commune" avec l’Allemagne. Il faut étendre le Lebensraum, l’"espace vital" allemand. Comprendre: le plan d’attaque contre la Pologne et la Tchécoslovaquie est prêt.

Le 29 septembre 1938, au terme d’un simulacre de négociations multilatérales auxquelles ni l’URSS, ni les principaux concernés, les Tchécoslovaques, ne sont conviés, Daladier, Chamberlain, Mussolini et Hitler signent les tristement célèbres Accords de Munich. Résultat: les leaders ont cédé à toutes les requêtes du Führer.

Et, si les Français et les Britanniques s’engagent à protéger ses nouvelles frontières, ils ont en réalité signé "la sentence de mort de la Tchécoslovaquie" (p.108). Une illusion de paix payée au prix fort, "un soulagement … comme lorsqu’on fait dans sa culotte" comme le qualifiera Daladier au soir-même de la conférence (p. 108).

Après la Pologne, la Tchécoslovaquie est envahie puis dissoute le 15 mars 1939. Alors que la Slovaquie se mue, officiellement, en un Etat autonome (elle est en réalité satellisée par le IIIème Reich), le reste du pays prend le nom de "Protectorat de Bohême Moravie" et est placé sous gouvernement allemand. Hitler y nomme un "Reichsprotektor" en la personne de Reinhard Heydrich.

Le président tchécoslovaque, Edouard Beneš, qui a démissionné et fui après les accords de Munich, est décidé à diriger un mouvement de résistance depuis l’étranger et à former un gouvernement en exil. Il doit toutefois faire face à de sérieux désaccords au sein même des leaders politiques tchécoslovaques exilés mais, surtout, au refus des Alliés de reconnaître son action et de déclarer le traité de Munich caduc. 

Finalement, en octobre 1939, un traité permet la reconstitution de l’armée tchécoslovaque sur le territoire français. La mobilisation des Tchèques et des Slovaques de l’étranger est décidée.  A ce moment, environ 100 000 Tchécoslovaques ont fui leur pays et la moitié est en France. A eux, s’ajoutent les soldats encore prêts à fuir, via la Pologne, pour rejoindre la France ou la Grande-Bretagne. Un véritable gouvernement tchécoslovaque en exil s’installe à Londres (la France ayant capitulé) et demande à être reconnu comme tel. Ce sera chose faite: en 1942, les Alliés finissent par dénoncer le traité de Munich, reconnaissant la continuité de la Première République tchécoslovaque ainsi que la présidence de Beneš.

Parmi les prérogatives du Président en exil, il y a la question de la résistance à l’ennemi. Il faut connecter mouvement de résistance extérieure et actions intérieures. Ces dernières sont cruciales: démonstrations de force, elles représentent également un fort symbole politique, les preuves que la nation entière ne s’est pas inclinée face aux Nazis. Depuis Londres, Beneš met en place un groupe d’agents secrets dirigé par le colonel Moravec.

Le colonel Moravec, c’est le lien. Celui qui permet de communiquer avec les agents à l’intérieur du Protectorat. Il dirigea aussi quelques opérations de résistance dans le Protectorat.  Parmi elles: l’opération "Anthropoïde". Tel a failli être le titre de ce livre.

« Himmlers Hirn heißt Heydrich »*

*"Le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich"

L’objectif de Laurent Binet n’est sûrement pas de proposer une biographie détaillée du personnage qu’est Reinhard Heydrich. Non, Heydrich n’est pas le héros du roman, ou plutôt l’est-il simplement en sa qualité de personnage central. Un personnage principal parmi d’autres.

L’auteur nous permet toutefois de plonger dans la vie d’Heydrich, d’en connaître plusieurs épisodes marquants, de son enfance à Halle-an-der-Saale jusqu’à sa prise de pouvoir à la tête du protectorat de Bohême-Moravie. Fort de recherches extrêmement poussées, Binet dévoile jusqu’aux surnoms peu flatteurs d’Heydrich enfant, ainsi que les rumeurs autour de ses hypothétiques origines juives. Rumeurs qui l’ont poursuivi toute sa vie, lui, le "grand blond", lui, image du "nazi idéal".

La première partie de l’ouvrage permet de comprendre la fulgurante ascension d’Heydrich au sein de l’appareil politique nazi. Ascension au terme de laquelle il sera considéré par le Führer lui-même comme "l’homme le plus dangereux du IIIème Reich".

Il débute sa carrière dans la marine allemande puis s’engage dans la Schutz Staffel, ce corps d’élite plus connu sous l’acronyme SS. Il prend ensuite la tête de la SD (Sicherheitsdienst – service de sécurité), le service de renseignement nazi, sous la direction d’Himmler, avant d’être nommé chef de la Gestapo. Il fonde les Einsatzgruppen, unités d’élite chez les SS, chargées de missions d’extermination rapide. Organisateur de la conférence de Wannsee qui acte la solution au "problème juif" (comme le désignait Hitler), Heydrich est le planificateur de la "Solution finale". Son subordonné pour accomplir la tâche n’est autre qu’Adolf Eichmann…

Non, ce n’est pas sans raison que, durant son éloge funèbre, Hitler parlera de lui comme "l’homme au cœur de fer".

Heydrich a pris le pouvoir en Bohême-Moravie en septembre 1941, nommé par le Führer. Il dirige du haut du Château présidentiel qui domine la sublime Prague. Très vite, la loi martiale est déclarée. Très vite, les principaux leaders présumés de la résistance interne sont arrêtés et exécutés. Très vite, on parlera du "bourreau de Prague". Très vite, un "très long hiver commence pour les Tchèques." (p. 133).

Ces héros encore trop discrets

"Un courage indompté, dans le cœur des mortels, fait ou les grands héros ou les grands criminels", Voltaire, Rome sauvée.

"Opération Anthropoïde". C’est là le nom donné à l’opération qui permit l’assassinat d’un des plus importants personnages du IIIème Reich, le seul attentat contre un dignitaire nazi couronné de succès. Bref, le "plus haut fait de résistance de la Seconde Guerre mondiale" (p.10).

Le colonel Moravec et Edouard Beneš sont lucides en ces premières années de guerre: la résistance interne tchécoslovaque est trop faible. Les pressions sur le Président pour la rendre plus effective sont fortes. Sans compter que des agents soviétiques sont présents sur place. Ainsi, à l’été 1941, Moravec prend la décision d’envoyer plusieurs parachutistes sur le territoire du protectorat. Il faut "taper fort"! Il est décidé que deux parachutistes seront envoyés depuis Londres avec une mission bien particulière: assassiner Reinhard Heydrich. Une mission suicide.

Les voici donc les vrais héros de Binet, les héros de l’histoire. Ce sont deux officiers, l’un est tchèque, l’autre est slovaque. Ils se nomment Jan Kubiš et Jozef Gabčik.

Héros de l’Histoire, ils restent encore trop souvent méconnus. Ils revivent à travers ce roman, Binet leur assure cette gloire qu’ils méritent. Mais, parce que ce sont eux les vrais héros de ce roman et parce que leur histoire est bien trop héroïque, justement, mais aussi excellemment restituée par Binet que l’on ne s’étendra pas ici. Le plaisir et la découverte doivent rester intacts pour le lecteur.

Des héros, Binet souhaite le souligner, il y en a d’autres, beaucoup d’autres: rendre hommage à tous ces inconnus qui ont aidé les parachutistes, il y tient. On en croise quelques-uns dans le roman. Ils paieront, en grande majorité, leur courage au prix de leur vie. Car, bien sûr, la revanche des Nazis fut terrible. Et elle n’a pas visé uniquement les réseaux résistants…

L’auteur: héros malgré lui ?

"Il a fallu tricher, parfois, et renier ce en quoi je crois parce que mes croyances littéraires n’ont aucune importance au regard de ce qui se joue maintenant." (p. 330)

La forme. Voilà ce qui fait de cet ouvrage un livre hors du commun. C’est la forme qui offre un rythme, la forme qui tient le lecteur en haleine, la forme encore qui l’entraîne aux côtés de l’auteur-narrateur. Le lecteur n’est jamais laissé de côté. Il est parfois intégré au récit, tout comme l'est Binet: "Vous êtes Jozef Gabcik ou Jan Kubis, et vous allez rentrer dans l’Histoire." (p. 217)

Le récit est également entrecoupé de retours au moment de l’écriture. L'auteur livre alors ses réflexions et va jusqu’à nous décrire des scènes de son quotidien. Comme si nous, lecteurs, pouvions nous asseoir sur l’épaule de l’écrivain la plume à la main.

Ces interludes plus "légers" qui nous font pénétrer son intimité et nous renvoient aux questionnements et angoisses de l’auteur, que certains prendront pour de l’arrogance et que d’autres qualifieront d’inutiles, permettent pourtant d’alléger un récit souvent dur, parfois insoutenable.

Et c’est finalement là que réside toute l’originalité de Laurent Binet. Auteur qui semble avoir été longtemps possédé, pour ne pas dire envahi, par cette histoire et qui semble laisser une part de lui dans le roman. Ces passages révèlent, il ne s’en cache pas, une obsession, liée tant au caractère héroïque de l’histoire, à sa dimension réelle, presque proche, qu'à sa  "surdocumentation". Binet a agrégé tant d’informations qu’il a peur de perdre l’essentiel, de se perdre.

L’ambition de l’auteur est grande: garder tous les outils du roman, sauf… la fiction! Equation insolvable au premier abord; Binet y a trouvé une solution qu’il sait imparfaite: "l’infra roman". Dès lors, l'auteur fait le choix de s’exposer et d’exposer tout: doutes, angoisses, approximations. Il dévoile aussi cette solitude qui accompagne l’écriture et, surtout, il révèle la difficulté, le dilemme, la tension qui l’habite: est-il seulement possible de restituer le réel sans trahir l’histoire? Sans céder à la tentation de la "stylisation"?

Côté pile, côté face

Côté face du roman: le retour  sur un événement majeur de la Seconde Guerre mondiale. L’attentat contre Heydrich avait alors envoyé un message fort: les Nazis ne sont pas invincibles. Binet livre le récit de l’ascension politique de Reinhard Heydrich, la "bête blonde". Surtout, il nous offre une histoire exceptionnelle de héros condamnés d’avance pour qui, pourtant, le lecteur se surprend à espérer une autre issue. Rendre hommage à tous ces résistants, tchèques et slovaques, et tous ces héros invisibles, méconnus ou oubliés, c’est aussi cela HHhH.

Côté pile: une œuvre originale où l’auteur-narrateur entraîne le lecteur au cœur du récit et de ses questionnements littéraires, de ses angoisses. L’auteur livre tout, à commencer par lui-même.

Aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

A lire

  • Laurent Binet, HHhH, Editions Grasset, Paris, 2009 

  • Francis DOSTAL, The Czechoslovak exile government in London and the Sudeten German issue, Charles university in Prague, The Kardinum Press, 2002
  • Zbynek ZEMAN with Antonin KLIMEL, The life of Edvard Beneš 1884-1948, Czechoslovakia in Peace and War, Clarendon Press Oxford, 1997
  • Winston CHURCHILL, The Second World War, Volume 1, The gathering storm, 1948

Sur internet

Source photo: © Alexandra Yaghil pour Nouvelle Europe.