Franz Fischler : « Encore un autre jeu politique » à Bruxelles

Par Annamária Tóth | 15 octobre 2014

Pour citer cet article : Annamária Tóth, “Franz Fischler : « Encore un autre jeu politique » à Bruxelles”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 15 octobre 2014, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1852, consulté le 22 mars 2023

Quelles tactiques politiques sont en jeu lors des négociations bruxelloises sur la nouvelle Commission européenne ? Franz Fischler, ancien Commissaire à la Politique Agricole Commune et Président du Forum européen d'Alpbach à Vienne, explique les quid pro quo entre les acteurs politiques de l'UE. Entretien rédigé et traduit de l'allemand par Annamária Tóth.

On entend souvent que Jean-Claude Juncker est le premier Président de la Commission européenne élu de manière démocratique. Est-ce vrai ? Quelle est la nouveauté des élections de 2014 ?

On peut très bien voir les élections de cette année comme un premier pas vers un processus plus démocratique. En même temps, Juncker ne s'est pas présenté comme député européen mais il a été nominé par le Conseil européen comme candidat conservateur à la présidence de la Commission. On peut se poser la question si ce déroulement est nécessaire ou si ce ne serait pas plus logique de le faire comme c'est souvent le cas au niveau national : que le Parlement soit élu et désigne ensuite le président de la Commission. Ainsi, on n'aurait plus besoin du Conseil européen dans cette prise de décision.

Or, actuellement, la nomination du président de la Commission est toujours très concentrée sur le Conseil européen au niveau formel ; en d'autres termes le Parlement ne peut accepter ou non un candidat que si les Chefs d'Etat et de gouvernement le proposent.

Néanmoins, la procédure de nomination actuelle est un signe important : si l'électeur vote pour le PPE, il sait que Juncker deviendra le président en cas de victoire, ou bien Martin Schulz pour le PSE. Ceci est un vrai progrès comparé à avant.

La Commission Juncker comprend 18 anciens ministres et chefs de gouvernement ainsi que plusieurs anciens membres du Parlement européen. Peut-on en déduire que la nouvelle Commission sera plus politisée et différente des précédentes ?

Avant les élections, toutes les têtes de liste étaient d'accord pour dire qu'il fallait refonder la politique européenne du fait de la montée déjà visible et très tangible des voix eurosceptiques. Cela démontrait l'échec de la politique actuelle. Juncker a donc défini des priorités très concentrées sur les citoyens et a annoncé d'importants changements politiques.

Quelles seront donc ces initiatives ?

Une chose que Juncker met au centre de son mandat est la réflexion sur la division des compétences entre l'UE et les États membres. La position de Juncker est que la Commission ne devrait pas s'engager dans le micro-management mais devrait plutôt s'occuper des grandes questions transversales que l'on ne peut pas résoudre au niveau national. De l'autre côté, les États membres devraient prendre plus de responsabilités. Ceci est un problème central de l'UE. En général, l'UE n'est pas perçue comme notre projet commun mais plutôt comme un 29e État membre qui ne nous pose que des problèmes. Ce clivage entre Bruxelles et les États, entre les mauvaises institutions et les bons citoyens, pourrait être réduit si on clarifiait la division des responsabilités, un process auquel les États membres doivent participer. La condition est de comprendre que l'UE ne peut fonctionner bien que si tous les responsables politiques font leurs devoirs. Bruxelles ne peut pas être le bouc émissaires des erreurs des États membres, ce qui s'est passé en Grèce, mais l'inverse est vrai également.

Un autre sujet de discussion actuellement est la question de l'Europe sociale. Il s'agit de savoir selon quel modèle économique et social l'UE veut opérer. Elle a souvent répété son engagement pour le développement durable et pour l'équilibre entre écologie, économie et social. Mais qu'est-ce que cela veut dire concrètement? L'une des premières initiatives de Juncker sera de faire un bilan à mi-parcours de la stratégie Europe 2020. Cela va sûrement générer une déception car on constatera qu'il y a eu peu de changements depuis 2010. Mais cela justifiera aussi de nouvelles initiatives, notamment pour la question du chômage des jeunes. L'emploi des jeunes est devenu un leitmotif et une référence pour l'évaluation de la politique européenne : si vous n'arrivez pas à résoudre ce problème, on ne croira pas votre engagement pour une Europe sociale.

Ce sont donc les deux questions les plus intéressantes mais aussi les plus difficiles dont M. Juncker devra s'occuper dès le début de son mandat.

Une autre nouveauté de la Commission Juncker est sa structure avec l'importance donnée aux vice-présidents. Est-ce un moyen de contourner la réduction de la Commission prévue par les Traités pour 2014 ?

Je ne crois pas que ce soit la raison. L'idée est différente et elle est liée à la complexité de l'UE. Le président doit coordonner les politiques de l'UE mais il a aussi d'autres responsabilités. Qu'il soit difficile, voire impossible, pour le président de tout gérer en même temps est clair. C'est pour cela qu'il y a maintenant trois niveaux de hiérarchie : d'abord le président, ensuite le premier vice-président, Frank Timmermans. Il agit au nom du président et est responsable du bon fonctionnement de la machine : des procédures administratives, de l'organisation, des contacts avec le Parlement et le Conseil européen. Les autres vice-présidents, au troisième niveau, coordonnent chacun plusieurs portefeuilles. Ceci est une très bonne idée car la plupart des politiques s'entremêlent. On ne peut plus faire de la politique agricole sans l'environnement, la concurrence, ou le marché intérieur. D'où la logique d'agir de manière interdisciplinaire. Autrefois, on aurait décrit cela en se référant à la différence entre gestion des hiérarchies et du personnel : l'une est vertical, l'autre horizontale.

Il n'y a eu qu'une seule Commission similaire, aussi sous un président luxembourgeois, Gaston Thorn. Il y avait trois vice-présidents mais le problème était qu'ils étaient trop puissants. On les appelait les trois barons. Il est d'ailleurs très intéressant que l'un de ces vice-présidents, Étienne d'Avignon, ait applaudi les changements structurels proposés par Juncker. [sourire]

Parlons un peu des portefeuilles, d'abord le choix de Jonathan Hill. Pourquoi élire un britannique pour s'occuper de la stabilité financière ?

C'est une stratégie politique. Il s'agit d'assurer l'indépendance nationale des Commissaires. Comme les Commissaires sont sous le contrôle des eurodéputés dans le cadre des auditions, ces derniers ne vont pas manquer de les questionner sur leurs points faibles. Par ailleurs, Pierre Moscovici n'aura pas la tâche facile non plus. La Commission n'acceptera pas le plans budgétaire français de l'année prochaine, et ce sera au Commissaire Moscovici d'expliquer pourquoi aux Français. On ne peut pas dire de manière objective si la stratégie de Juncker concernant Hill se réalisera, mais il sera plus acceptable pour les citoyens français qu'un Commissaire français explique la nécessité de changer le budget plutôt que de l'entendre de la bouche d'un Allemand.

 

 

Jonathan Hill n'est pas le seul Commissaire désigné que l'on critique. Le Hongrois Tibor Navracsics va devoir changer de portefeuille après son audition et le Parlement européen a refusé la candidature d'Alenka Bratusek. Quelles alternatives y-a-t-il ?

J'ai expliqué tout à l'heure que la sélection du président de la Commission est très concentrée sur le Conseil européen dans les Traités. Or, comme on l'a vu lors de ces élections, le Parlement était clair sur son intention d'accepter ou non le candidat proposé. Juncker a été le candidat choisi et non pas seulement confirmé par le Parlement. Pour cette raison, le Parlement a intérêt à ne pas le contrecarrer, mais c'est également le cas dans l'autre sens, Juncker vis-à-vis des propositions du Parlement.

Il faut aussi se rappeler de l'existence d'une grande coalition au Parlement européen entre conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux. Comme toujours dans une grande coalition, si l'une des parties commence a faire des difficultés et essayer d'éliminer un candidat de l'autre, celle-ci va répliquer. C'est pour cela que M. Moscovici a du faire face à des critiques lorsque la candidature de Miguel Arias Cañete a été mise en doute. Je crois qu'à la fin, on veut arriver à un résultat constructif. On va donc changer des responsabilités dans les portefeuilles.

Pour Navracsics, une autre difficulté se pose : lors de son audition, il a présenté des opinions très différentes du gouvernement dont il est actuellement le Ministre des affaires étrangères. On se demande donc où est sa loyauté si ses opinion changent d'un jour à l'autre. Mais d'après ce que j'ai compris, il devra seulement abandonner le dossier de la citoyenneté.

Le cas de Bratusek est particulier : avant les dernières élections slovènes, elle s'est auto-nominée au poste de Commissaire européen. Après le refus du Parlement de l'approuver, il faudra nominer un autre candidat. Il s'agit aujourd'hui de Violeta Bulc, novice sur la scène politique. Juncker va donc devoir discuter avec les eurodéputés de la redistribution des portefeuilles non seulement pour Navracsics mais aussi pour la nouvelle candidate slovène. 

Cette défaite va-t-elle avoir des répercussions sur l'image de l'équipe Juncker ?

Je ne le crois pas. Je crois qu'il aurait été plus nuisible d'accepter Bratusek avec une marge mineure et beaucoup de critiques. On reconnaît qu'elle n'était pas la bonne candidate pour ce poste et on cherche donc quelqu'un d'autre. 

Un article sur le portail d'informations EurActiv décrit Kristalina Georgieva, responsable du budget et des ressources humaines, comme « directrice générale » de la Commission car elle aura un pouvoir très important.

Oui, c'est tout à fait le cas.

L'article parle aussi de sa candidature au poste de Haute Représentante. Est-ce qu'on a choisi Federica Mogherini parce que Georgieva était trop puissante pour le poste ?

Non, pas de tout. Il s'agit plutôt d'un autre jeu politique. La Haute Représentante est aussi proposée par le Conseil européen. Matteo Renzi a expliqué aux autres Etats membres qu'il avait gagné les dernières élections italiennes avec le plus haut niveau de soutien populaire en Europe. Il en déduisait donc que l'on devait le « récompenser » pour ses efforts et exigea que Mogherini soit nommée Haute Représentante. Renzi a mené des négociations très adroites pour cette nomination.

Quelle importance a la politique extérieure européenne si l'on nomme – encore une fois – une femme politique peu connue à sa tête ?

Je suis sûr que dans quatre semaines, elle ne sera plus une inconnue. Et je suis aussi convaincu que Mme Mogherini sera plus adroite que sa prédécesseur. Surtout, elle ne refusera pas les questions du public lors d'une discussion à Alpbach. [Catherine Ashton a refusé les questions de l'auditoire lors de l'ouverture du Symposium Politique du Forum européen d'Alpbach 2014, N.D.L.R.]. Au contraire. Déjà au cours de son audition, elle a rappelé à l'ordre Elmar Brok, l'un des membres du Parlement les plus expérimentés, quand celui-ci a interrompu le Français Gilles Pargneaux dans ses questions. Tout le monde n'oserait pas le faire. [sourire]

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