
Les Pays-Bas ont changé. Connu pour son ouverture d’esprit, célébré pour sa tolérance, le pays est aujourd’hui confronté par une ascension du populisme. Cette montée ne peut pas être attribuée à une seule raison. Au contraire, les limites de la tolérance sont atteintes par une interaction complexe entre facteurs divers. Cette analyse expose les raisons pour ce changement politique.
Une identité néerlandaise ?
Une vague d’indignation s’élève aux Pays-Bas à l’automne 2007, lorsque la Princesse Máxima déclare que « l’identité néerlandaise n’existe pas ». Lors de son discours sur l’identité, elle condamne le cloisonnement, soutenant que « le mélange des cultures est justement notre force ». La critique est forte. Geert Wilders, le leader du parti d’extrême droite Parti pour la Liberté (PVV), rétorque en disant que ce n'est rien que de la baliverne. D’autres personnalités jugent que Máxima dénigre la culture néerlandaise. Cet exemple est caractéristique d’une crainte générale de la perte de l’identité néerlandaise face à la montée de l’Islam et de l’Europe.
Au cours des dernières années on a pu apercevoir le réveil de sentiments « anti » : anti-immigration, anti-Islam, anti-Europe, antimondialisation et antipolitique. Ces sentiments ont été renforcés par une politique de la peur incarné aujourd’hui par Geert Wilders. En particulier, Wilders cible l’Islam, qu’il identifie comme une menace pour la société néerlandaise, notamment pour des valeurs telles que la liberté d’expression. « Nous assistons à une intifada islamique », déclara-t-il sur CBN News en 2009. « Non seulement l’Islam, mais également l’UE est ciblée. l’Union Européenne, selon Wilders, manque de démocratie, de responsabilisation et de transparence. « C’est pourquoi nous la rejetons. Nous voulons moins d’Europe ! » déclare Wilders à Berlin en 2011.
Ce basculement d’opinion a modifié radicalement la culture de la tolérance caractérisant les Pays-Bas d'auparavant. Comment peut-on expliquer cette montée du populisme aux Pays-Bas ?
Percée de l’extrême droite
La politique néerlandaise est pénétrée par des tendances populistes depuis le début du XXIe siècle. Le 11 septembre change profondément les visions occidentales du multiculturalisme suscitant un durcissement de discours. Le succès électoral de Pim Fortuyn en 2002 est un premier signe de la montée des idées d’extrême droite. L’assassinat de ce dernier en mai 2002 par un activiste d’extrême gauche, suivi de l’assassinat de Theo van Gogh par un islamiste fondamentaliste en 2004, ont renforcé un climat d’insécurité, ciblant l’Islam et l’immigration comme menaces.
Depuis 2004 plusieurs personnalités telles que Rita Verdonk, ancienne ministre de l'Immigration et de l'Intégration, mais aussi Ayaan Hirsi Ali, femme politique d'origine somalienne, jouent la carte de la sécurité. Elles déclarent que les valeurs néerlandaises sont menacées par les « islamistes ». Les partis traditionnels comme les chrétiens-démocrates et les conservateurs, n’ayant pas de retour effectif, s’emparent de ce discours. Dès lors, la politique néerlandaise est recentrée sur la perte supposée de l’identité nationale et le discours anti-islam et anti-immigration. Avec environ 15% des suffrages, le PVV est arrivé en troisième position aux dernières élections législatives. Le VVD, parti libéral et conservateur, est devenu la principale force politique du pays. Aujourd’hui, le discours populiste est profondément ancré dans le paysage politique néerlandais.
Gagnants et perdants
Les tendances néerlandaises doivent être perçues dans une perspective plus large. Le monde a changé. L’État-nation semble avoir perdu de sa souveraineté, non seulement en faveur de l'Union Européenne, mais aussi en faveur des marchés mondiaux, des multinationales et des institutions internationales, tels que le FMI et l’OMC (Castells, 2004).
De ce fait, les institutions démocratiques perdent de leur signification. Les systèmes démocratiques sont de moins en moins en mesure d'assurer à leurs citoyens un pouvoir de contrôle sur le monde qui les entoure. On aperçoit également l’émergence d’une élite dominante, davantage déconnectée des classes sociales plus défavorisées. La libre circulation des capitaux et du travail dans l'Union Européenne ont fait de l'Europe un précurseur dans cette évolution. Cela a fondamentalement reconverti la structure socio-économique en Europe, en séparant les marchés des institutions publiques. Dès 1944, dans son ouvrage La Grande Transformation, Karl Polanyi annonçait les effets aliénants que les marchés pouvaient avoir sur la société et les individus.
De fait, des phénomènes tels que la concurrence fiscale peuvent déclencher des conséquences graves pour les travailleurs, qui voient disparaître leurs emplois. Ce phénomène est également visible aux Pays-Bas où un grand nombre d’ouvriers ressentent une pression du marché mondial.
La montée de la politique symbolique
Une des conséquences est la pénétration du système politique par la politique symbolique. Selon Castells, cela conduit à la mobilisation de mouvements populistes qui se focalisent sur un nombre de sujets limités et qui se centrent autour d’un leadership personnalisé. Les populistes contestent la mondialisation, qui va à l’encontre de leurs identités construites. Ainsi ils prétendent représenter les intérêts de leur pays, voire de l'humanité.
En observant le discours de Mr. Geert Wilders, prononcé à Berlin le 3 Septembre 2011, on aperçoit cette mise en garde des États-nations européens : « C’est seulement si les Allemands sont fiers de l’Allemagne qu’ils seront prêts à se lever et défendre l’Allemagne, tout comme le Parti pour la liberté aux Pays-Bas le fait pour les Pays-Bas. Nous devons tous nous lever pour la survie de nos États-nations [..] ». La rhétorique dévoile clairement un sentiment de nécessité de protéger l’identité néerlandaise ou occidentale à l’encontre d’influences étrangères. Otto Holman, chercheur à l’Université d’Amsterdam, confirme l’existence de tensions entre un monde globalisé et les couches sociales défavorisées. Selon Holman, cette angoisse a pour conséquence « l'émergence de la xénophobie, la montée de mouvements nationalistes et la montée d'un mouvement de contestation ».
La social-démocratie déficiente
Toutefois, les tendances de la mondialisation n’expliquent pas entièrement l’ascension du populisme aux Pays-Bas. Si la mondialisation a effectivement créé un groupe de « perdants » dans la société, on voit également une croissance rapide de votes pour l’extrême droite issus des classes moyennes et supérieures. Les soi-disant «gagnants» de la mondialisation ont donc également commencé à voter pour les partis d'extrême droite. La raison pour la hausse de popularité parmi les groupes qui, traditionnellement, ont voté soitpour les libéraux, les sociaux-démocrates ou les partis conservatistes, est double.
Premièrement, on constate la déficience de la social-démocratie. Le parti travailliste, parti socialiste principal des Pays-Bas, a échoué de reconnaitre et de résoudre les problèmes et difficultés qui incommodent les néerlandais depuis la fin des années 1990. Il faut cependant avouer que les défis croissants liés à l’immigration ont été négligés par tous les partis traditionnels. La gauche toutefois, suivant les tendances politiques dominantes de l’époque, adopta de nombreuses mesures néolibérales. Ironiquement, cette politique néolibérale a principalement touché le corps électoral de la gauche elle-même. Des tendances similaires d'aliénation de l'électorat traditionnel de la gauche peuvent être aperçus à travers l'Europe. Par exemple, au Royaume-Uni le « New Labour » a suivi une voie distinctement néolibérale sous l'égide de Tony Blair. Par la suite, la gauche néerlandaise a laissé des électeurs désillusionnés derrière elle, qui se sont tournés vers une politique davantage symbolique et populiste.
Detournement des valeurs des Lumières
Deuxièmement, la popularité des partis d’extrême droite aux Pays-Bas s’explique par un détournement des valeurs des Lumières. Comme l’explique Ian Buruma, écrivain brittanico-néerlandais, les valeurs des Lumières tels que la laïcité, l'égalité entre les hommes et les femmes, l'individualisme et la liberté de critiquer sans crainte de représailles violentes, ont été réquisitionnées par les conservateurs et les populistes. Elles sont détournées, et les conservateurs brandissent leur attachement à ces valeurs « comme un insigne d’identité nationale et culturelle ».
Le discours de l’extrême droite au Pays-Bas adhère à ce paradoxe important : l’identité occidentale et néerlandaise est aperçue de façon différente de l’identité des immigrés. D’une part, l’identité néerlandaise est présentée comme homogène, composée des valeurs des Lumières. En qualifiant « le hollandais » comme étant «moralement juste» , ces valeurs perdent paradoxalement leur universalité, et sont au contraire attribuées à l’identité néerlandaise. D’autre part, dans la vision de Wilders, les immigrés et notamment les musulmans sont incapables de s’adapter à ces valeurs. Ce discours, censé défendre les valeurs néerlandaises, met au contraire à l’épreuve une des valeurs conçue comme typiquement néerlandaise : la tolérance. L’ouverture caractérisant le pays depuis le Moyen-âge prend dès lors un tournant sélectif.
Récemment, le framing ("encadrement") gagne du terrain dans le débat politique. Cette technique est appliquée de manière raffinée par , entre autres, Geert Wilders. Ce dernier a réussi en effet à l'emporter dans de nombreux débats, non pas par des arguments fondés ou des propositions pragmatiques, mais par le choix de mots séduisants et simples qui apparaissent convaincants aux électeurs. George Lakoff introduit le terme en 2004, dans son livre Don’t think of an elephant. En demandant à quelqu’un de ne pas penser à un éléphant, la première chose qui vient à l’esprit est justement cela, un éléphant.
Les hommes politiques raffinés emploient un langage similaire, un discours qui répond aux mécaniques de la pensée des électeurs. L’écho médiatique donné aux ritournelles captivantes apaise la résonance d’arguments solides. Ce qui reste sont des phrases répétitives, des solutions incomplètes et de la rhétorique. Wilders a par exemple réclamé la mise en place d’un impôt sur le voile islamique. Le « kopvoddentax » (littéralement : "impôt sur le chiffon de tête") n’étant pas à la hauteur de résoudre les problèmes concernant l’intégration des femmes islamiques, était tout du moins une proposition blessante visant un maximum de résonance médiatique.
De la tolérance à la fermeture
La montée du populisme aux Pays-Bas et les limites de la tolérance sont donc liées à une interaction complexe entre facteurs équivoques. D’une part on discerne des raisons socio-économiques : la mondialisation et ses conséquences économiques d’un certain nivellement par le bas ont crée un groupe de "perdants" dans la société . Ce groupe, abandonné par une gauche tentée par des politiques néolibérales depuis les années 1990, se tourne vers une politique davantage symbolique et populiste. D’autre part, on aperçoit la réquisition des valeurs des Lumières par les conservateurs et les populistes : la liberté d’expression, l’individualisme, l’égalité entre hommes et femmes. Elles perdent cependant leur universalité en étant attribuées à l’identité néerlandaise. Les valeurs ne seraient non plus issues de la raison, mais ancrées dans la culture néerlandaise. D’autres identités que celle-ci constistueraient autant de menaces potentielles.
Cette transition de la tolérance vers la fermeture est renforcée par la politique de ‘framing’, ou une importance croissante de la rhétorique sur la scène politique. Les partis populistes maîtrisent parfaitement cette technique. Or, si on se réfère à la pensée d'Emmanuel Kant, l’identité de l’homme est définie par sa conduite. L’homme est un sujet responsable. En tant qu’être humain, il est conscient de ses actes et capable d’en répondre. L’homme, donc, est capable de mesurer ses actes à ses droits et ses devoirs. Pour les populistes, cependant, l’identité est liée à la culture, définie par le pays d’origine. Les actes et les devoirs des immigrés issus d’une culture non-occidentale sont par définition en conflit avec la culture néerlandaise et donc, automatiquement, avec les valeurs ‘néerlandaises’. Les immigrés, l’Union européenne, les entreprises étrangères sont tous une menace.
Il est vrai que l’échec des partis traditionnels à reconnaître ces problèmes a contribué à l’ascension du populisme. En revanche, la perte supposée de l’identité nationale et la menace qui découle de cette perte sont aussi un produit de l’encadrement politique, d’un discours populiste qui répond de façon très élaborée aux sentiments existants dans la société.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de janvier 2012 : Radiographie des populismes en Europe
À lire
- BURUMA, I., Murder in Amsterdam: The Death of Theo Van Gogh and the Limits of Tolerance, London, Penguin Press, 2006.
- CASTELLS, M, The Power of Identity, Malden: Blackwell Publishing, 2004.
- HOLMAN, O. "Asymmetrical Regulation and Multidimensional Governance in the European Union." International Political Economy 11, no. 4 : 714-35, 2004.
- LAKOFF, G, Don’t Think of an Elephant, White River Junction: Chelsea Green Publishing, 2004.
- WILDERS, G. Discours de Geert Wilders à Berlin, sur l’islam et l’Union Européenne, 3 septembre, 2011