
Vladimir Poutine a clairement exprimé que la Russie n’a pas vocation à conserver ses frontières de 1991 et que des territoires historiques ou composés de minorités russes ont vocation à intégrer l’État russe. M. Poutine n’est en effet pas M. Eltsine qui, étant tenu par la déclaration d’indépendance de la Russie dans laquelle il avait joué un rôle majeur, n’avait pas les moyens de corriger ses frontières.
La crise ukrainienne, qui a commencé avec la Révolution Orange en 2004, est le triste révélateur que la période post-communiste n’a pas permis d’apaiser les vieilles peurs du XXe siècle et de mettre un terme aux crises de confiance entre l’Occident et la Russie. Un agenda politique et des pratiques économiques différentes, ainsi qu’un rapport d’interdépendance problématique, ont empêché de développer une vision stratégique européenne viable avec la Russie et n’ont généré que des rendez-vous manqués. Pourtant la révolution Orange aurait dû servir d’avertissement. À cette occasion, Vaclav Havel disait que « le jour où nous conviendrons dans le calme d'où termine l'Union européenne et d'où commence la Fédération russe, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra. ». Mais il rappelait également que « la Russie sera toujours un autre monde. C'est un pays immense avec une autre histoire, une autre tradition. Il y a un autre rapport au temps et à l'espace. »
L’étrange face à face
Nous voilà donc aujourd’hui dans cet étrange face à face avec la Russie. D’un côté se trouve l’UE, qui ne sait comment temporiser et trouver le ton juste. Les pays sont divisés et se sont plus ou moins engagés avec l‘Ukraine, la Russie ou encore les États-Unis. Ces derniers bien que très concernés par la crise ne sont pas directement menacés : l’Ukraine n’est qu’une pièce de leur grand échiquier. Pour les Européens cependant, le traumatisme de la guerre froide est encore très présent, tandis qu’une crainte d’une nouvelle « guerre des Balkans russes » surgit. De l’autre, un seul homme, Vladimir Poutine qui, face à son peuple et à l’Histoire russe, veut marquer les esprits par l’annexion de la Crimée. Il est certes un brillant tacticien mais sa stratégie semble très risquée. La réussite celle-ci repose sur un postulat simple: les relations économiques et interdépendantes de la Russie avec l’Europe effaceront à moyen terme cette crise et la Crimée sera gagnée. En d'autres termes, le coût économique de la crise ukrainienne et de l’intervention russe serait limité et temporaire, tandis que le coût politique serait neutralisé par la dépendance énergétique. Est-ce le cas? Et que gagne réellement la Russie dans cette crise? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Quel est le prix pour la Russie?
À court terme, les commentateurs européens s’insurgent de la faiblesse des sanctions économiques qui ne peuvent constituer selon eux un avertissement crédible à Vladimir Poutine. Pourtant ces sanctions vont avoir un effet sur la dynamique économique russe. Par leur simple existence, les sanctions ont le même effet que la dégradation d’une agence de notation. Le message est clair, un pays sanctionné est un pays ou le climat des affaires est mauvais. Les sanctions sur les personnalités sont à relativiser car elles ont été anticipées : les capitaux ont déjà commencé à fuir Londres.
L’intégration de la Crimée a elle-même un prix: le coût du changement de l’infrastructure logistique notamment – le chiffre de 3 milliards d’euros est cité par les médias – le coût des salaires et des retraites. Mais somme toute, d'un point de vue immédiatement chiffrable, la Crimée parait relativement ‘bon marché’.
En revanche au passif, le gain tiré de la campagne de restauration de l’image de la Russie notamment par les Jeux Olympiques grandioses organisés à Sotchi a été complètement anéanti, ce qui a représenté un ‘gaspillage’ de 36 milliards d’Euros. Cette image a été largement écornée en Ukraine, Etat cher à la Russie. Jamais les relations politiques entre les deux États „frères“ n‘ont été aussi mauvaises.
Après avoir analysé les coûts, quels seraient les gains d’un rattachement de la Crimée? Ils se résument à un territoire historique et une population de 2 millions d’habitants. Malgré le référendum, le rattachement du territoire à la Russie est sujet à caution: seuls 23% des habitants de Crimée voulaient le rattachement en mai 2013. Le cadeau pourrait être empoisonné. Évidemment l'intérêt stratégique de la Crimée est indéniable pour la flotte russe. Mais celle-ci n’avait-elle pas un accès garanti pour les 30 prochaines années? Le nouveau gouvernement ukrainien aurait-il osé remettre en jeu cet accord ? On peut en douter. Le gain véritablement visible est bien celui de l’adhésion des Russes à l’action politique de M. Poutine. L’opposition est à nouveau marginalisée et le pouvoir du Président apparaît plus fort que jamais. La seule recherche de soutien interne à l’action présidentielle n’apparaît pourtant pas comme une raison suffisante pour justifier la crise. Si elle l’était, cela constituerait un aveu de faiblesse de l’autorité réelle du président russe et de son gouvernement. Cela aurait également un air de « déjà-vu » avec le centenaire de l’entrée en guerre de la Russie en 1914 qui fut suivi, faut-il le rappeler, par la révolution de 1917.
A court terme, l’occupation de la Crimée semble donc représenter un coût limité pour la Russie, mais le gain réel ne paraît pas non plus évident. C’est probablement ce qui a surpris les occidentaux, qui visiblement n’avaient pas anticipé un tel scenario.
Le coût n’est pas quantifiable à long terme
A long terme, le coût de la Crimée est tout autre d’un point de vue politique et celui-ci remet en cause la réelle portée du projet russe. De facto le rattachement de la Crimée faire courir le risque à la Russie de perdre définitivement son influence en Ukraine:
- La minorité russophone ukrainienne passerait d’environ 17% à 14% et son pouvoir de pression sur Kiev en serait donc amoindri.
- La flotte russe n’étant plus sur le territoire ukrainien, c’est une obligation vis-à-vis de la Russie que l’Ukraine n’aurait plus à supporter.
- On peut s’attendre à ce que le contentieux territorial empoisonne les relations ukraino-russes tant qu’un règlement amiable ne sera pas trouvé.
- A l’inverse l’Ukraine risque de devenir un point de fixation proche de la Russie pour les opposants au régime et donc une base arrière de la contestation russe.
L’Ukraine est en outre en train d’ajuster sa politique internationale en se rapprochant fortement et précipitamment de l’Union européenne; pourtant les élections n'auront lieu qu'en mai et le gouvernement provisoire ne dispose que du pouvoir de régler les affaires courantes et de garantir la sécurité. L’UE n’a jamais été aussi proche pour les Ukrainiens, avec la signature d'une partie de l’accord d’association il y a quelques semaines.
Cette crise oblige les Européens à redéfinir leur stratégie face à la Russie comme face à l’Ukraine. Celle-ci devient un partenaire important de l’UE car rattacher l’Ukraine à la zone de sécurité européenne signifie circonscrire la zone d’instabilité à la Russie. Les enjeux posés par la définition des frontières en Europe obligeront les Européens à définir une position commune vis-à-vis de la Russie, qui a jusqu'à maintenant beaucoup bénéficié de la division de l’Europe. Pourtant, une stratégie européenne énergétique commune incluant l’Ukraine, comme la réclame le Polonais Donald Tusk, affaiblirait le pouvoir de négociation russe.
Une position géostratégique durablement affaiblie
Moscou ne devrait pas non plus sous-estimer l’attitude américaine dans la crise. Les Etats-Unis, vainqueurs de la guerre froide, ont pris les manœuvres russes comme un affront et, soutenus par leur non-dépendance énergétique, sont prêts à faire pression sur Vladimir Poutine. S’ils initient le retrait des investissements de Russie et qu’ils sont suivis en cela par les Européens, la Russie risque de faire un bond technologique en arrière en matière d’extraction du pétrole en Arctique où BP, ExxonMobil et Total travaillent aux côtés de Rosnef. La Russie ne perdrait pas seulement un distributeur, mais également sa capacité de production. De plus,le client principal de la Russie deviendrait potentiellement la Chine, ce qui donnerait à celle-ci le pouvoir de négocier avec Moscou des conditions d’approvisionnement avantageuses. La guerre froide a bien montré que la Russie et la Chine, même alliées, ne se sont jamais fait confiance. Dans le contexte actuelle, entre une Chine conquérante et globale et une Russie isolée mais impérialiste, un nouveau face à face ne serait sans doute pas à l’avantage de la Russie.
De même, la crédibilité de la Russie est largement entamée : ayant foulé au pied le mémorandum de Budapest de 1994 et n’hésitant pas à contredire ses propres engagements, Vladimir Poutine a dangereusement affaibli la respectabilité de la Russie auprès des Etats de la Communauté des Etats Indépendants et de ses partenaires commerciaux. Une réputation est pourtant longue à construire; en quinze jours, la Russie a ébranlé vingt ans d’efforts pour prouver sa crédibilité et sa bonne volonté. Les opportunités d’agir autrement n’ont pourtant pas manqué : sous Victor Ianoukovitch, il est probable que la Russie aurait pu influencer l’Ukraine pour obtenir un référendum sur la Crimée dans le respect du droit international. La Russie aurait également pu investir une part du budget de Sotchi pour la construction d’une base navale en mer noire afin de diminuer l’importance stratégique de la Crimée.
Tout porte à croire que la Russie veut beaucoup plus
Malgré les risques réels et asymétriques courus par la Russie notamment dans ses relations avec l’Europe et les Etats Unis, M. Poutine a choisi de soutenir l’annexion de la Crimée. Pourquoi? Soit la Crimée a une si grande valeur que le risque encouru en vaut la peine, soit la Russie se sent capable de compenser le coût de sa politique. Il se peut également que les objectifs de la Russie ne soient pas limités à la Crimée et qu’un projet plus ambitieux se dessine, comme l’incorporation d’autres minorités russophones voisines, ou encore la prise totale de contrôle de l’Ukraine qui, au bord de la faillite, n’est pas en mesure de se défendre. Dans cette optique l’indifférence de M. Poutine aux sanctions prendrait son sens: si la Russie veut tout, la dégradation des relations diplomatiques ne parait pas un problème à court terme. Si ce scénario n’est pas vérifié, l’Europe doit tout de même se préparer au pire, apparaître unie et mener une politique de fermeté face à la Russie.
Certes la solution de la crise ukrainienne ne se fera pas sans la Russie, mais celle-ci n’est pas un partenaire fiable à l’heure actuelle. La Russie doit comprendre que sa stratégie peut constituer une erreur stratégique majeure dans sa course à la reconnaissance sur la scène internationale. La Russie doit changer sa vision du monde et comprendre qu’elle ne peut se permettre, au 21e siècle, de s’aliéner ses partenaires européens, à commencer par l’Ukraine, qui n’est plus seulement un Etat « petit frère ». La Russie et l’Occident ont tous deux intérêt à s’unir. En s’isolant des puissances occidentales, la Russie s’expose et s’affaiblit dans sa relation avec la Chine, tandis que les occidentaux perdent un allié potentiel précieux dans la bataille pour le contrôle des ressources primaires face à l’Asie.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d’avril 2014 : L'Ukraine en crise
Sur internet
- Fondation Robert Schuman, "Les frontières de l'Europe - Dialogue entre Michel Foucher et Bronislaw Geremek", Entretiens d'Europe, 28 juillet 2008
- Ukrainian Demography
- International Republican Institute, Public Opinion Survey Residents of the Autonomous Republic of Crimea May 16 – 30, 2013
- Pozzo di Borgo, Yves, Union européenne - Russie : quelles relations ?, Rapport d'information n° 307 (2006-2007) de fait au nom de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, déposé le 10 mai 2007
- Le Monde.fr, Vaclav Havel: "Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M. Poutine", 23 janvier 2005
Source photo: Simferopol view from Chatyr Dag, flickr