Contestation en Bosnie-Herzégovine: le début d'un printemps bosnien ou d'un printemps balkanique?

Par Jean-Baptiste Kastel | 12 février 2014

Pour citer cet article : Jean-Baptiste Kastel, “Contestation en Bosnie-Herzégovine: le début d'un printemps bosnien ou d'un printemps balkanique?”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 12 février 2014, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1788, consulté le 02 avril 2023

Lorsque nous évoquons « la poudrière des Balkans », nous imaginons que la région située au Sud-est de l’Europe est source de conflits. Nous pourrons désormais réutiliser ce terme pour désigner la grogne sociale qui gagne la région. Après la Grèce, la Bulgarie et la Roumanie c’est au tour de la Bosnie-Herzégovine de s’embraser. Depuis quelques jours, les mouvements de protestation s’étendent dans les Balkans ; Tuzla, Sarajevo, Pristina. Lieux où la population exprime son opposition et son exaspération envers les politiques qui gouvernent ces pays depuis de nombreuses années. Les germes d’un Printemps Balkanique?

Les récentes revendications au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine ne proviennent pas de la même source. La contestation bosnienne prend racine dans la mauvaise situation économique du pays tandis que la jeunesse kosovare se soulève contre le système clientéliste de Pristina.

Crises à répétition en Bosnie

Depuis 1995 et les Accords de Dayton, le contexte Bosnien n’est pas reluisant. La population n’a pas confiance en sa classe politique et le pays est en proie à des troubles politiques à répétition.

L’Etat de Bosnie-Herzégovine est découpé en trois entités : la Republika Srpska, unitaire et centralisée, et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, fédération décentralisée de 10 cantons. Enfin, le district international de Brčko qui possède un statut particulier.

C’est la Présidence collégiale de l’Etat de Bosnie-Herzégovine qui représente le pays. Elle est constituée des trois principales minorités. Chaque minorité élit un représentant qui dirige le pays pendant 8 mois. Ils sont élus pour quatre ans au suffrage direct.

Ce millefeuille constitutionnel a subi depuis 2010 des crises politiques à tous les niveaux. Touchant tout aussi bien la Présidence collégiale que la ville de Mostar. En effet, le 3 octobre 2010, les élections générales ont lieu dans le pays mais il faut attendre 16 mois pour constituer un gouvernement (le 10 février 2012). Les tensions politiques entre les partis majoritaires ont empêché tout avancement.

Cependant, cinq mois après, en février 2012, l’alliance gouvernementale entre le Parti de l’action démocratique (SDA) et le Parti social-démocrate (SDP) est rompue. Ce divorce provenait d’un désaccord sur le budget et la réduction des dépenses publiques. L’acmé de cette crise est atteinte le 13 février 2013 lorsque la Fédération de Bosnie-Herzégovine n’a officiellement plus de gouvernement.  

Les troubles de la Fédération ne sont pourtant pas encore terminés. Le Président de la Fédération, Zivko Budimir, a été arrêté en avril 2013. Accusé de corruption et de possession illégale d’armes, il a été libéré mais son cas est toujours en cours d’examen…

Le niveau local n’est pas épargné non plus. En juin 2012, la Cour Constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine juge que le code électoral de Mostar est anticonstitutionnel. Le conseil municipal de la ville est élu de la façon suivante : les trois circonscriptions, représentant « les trois peuples des Bosnie », élisent chacune trois représentants. Pour la Cour, cette procédure basée sur des critères éthniques remet en cause du principe : une voix, un vote. Depuis de nombreuses années, des habitants souhaitent une modification du code car certaines circonscriptions sont plus peuplées que d’autres.

Cette déstabilisation profonde de l’une des entités fédérées va paralyser l’Etat bosnien. De plus, face à la situation interne du pays, les acteurs extérieurs insistent pour la modernisation de la Constitution bosnienne (même si celle-ci a été rédigée par les internationaux lors des Accords de Dayton). C'est notamment le cas avec la condamnation de la Bosnie-Herzégovine pour discrimination envers les Roms et les Juifs dans l’affaire Sejdić-Finci par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

En décembre 2009, la CEDH a rendu son verdict dans le cadre de l’arrêt Sejdić-Finci et a reconnu l’existence de discriminations sur base de critères ethniques dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine. Appuyant la condamnation, Štefan Füle, Commissaire européen à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage, a déclaré que sans progrès significatifs dans la reconnaissance des droits des minorités les prochaines élections de 2014 pourraient être jugées invalides par Bruxelles.

En réaction à cette succession de crises et à l’immobilisme ambiant, les citoyens de Tuzla ont allumé la mèche d’un mouvement qui s’est déjà propagé dans tous le pays.

Economie dans l’abysse

A la base, le mouvement part d’une manifestation contre le chômage ayant lieu dans la ville de Tuzla, située dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, le 5 février. Cet évènement va jusqu’à l’occupation du siège gouvernemental dans la ville et son incendie. Les manifestants accusent les autorités locales d’avoir détruit de nombreux emplois par la privatisation de plusieurs entreprises.

Une situation économique préoccupante qui reflète la situation du pays.  En 2008, le taux de chômage du pays était de 23%, il est désormais à 44%. Ces dernières années, la Bosnie-Herzégovine possède des indicateurs macro-économiques catastrophiques : décroissance récurrente, 20% de la population vit encore sous le seuil de pauvreté, baisse la consommation, explosion de la dette…

De plus, les autorités de Sarajevo n’ont pas pu réaliser les économies exigées par le Fonds monétaire international. Ce dernier avait notamment demandé à Sarajevo de réformer sa loi sur les pensions pour les anciens combattants. En effet, les transferts sociaux pour les anciens combattants représentent 4% du PIB bosnien.

Aujourd’hui, les Bosniens manifestent pour l’amélioration des conditions sociales et économiques du pays. Mais aussi pour la fin de la corruption et des bénéfices au seul profit de la classe politique.

Un changement de culture politique ?

Lors de l’été 2013, le mouvement 'Bebolucija', 'la révolution des bébés', avait initié une vague de protestation dans le pays. Initiée avec la contestation envers la lourdeur administrative des numéros d’identification des nouveaux nés, la manifestation s'était essoufflée avec la multiplication des revendications et l’absence de leadership.

Cette fois la contestation continue à aller de l'avant. A Sarajevo, les institutions et les grands partis traditionnels sont visés. Les contestataires ont mis le feu au siège du gouvernement fédéral, à la Présidence collégiale de l’État et aux sièges du SDA et Union démocratique croate de Bosnie et Herzégovine (HDZ).

Les manifestants ont réussi à pousser à la démission les gouvernements des cantons de Tuzla et de Zenica mais demandent un réel changement dans toute la Fédération. Ainsi, suite à la révolte sociale, les citoyens bosniens dénoncent désormais les politiciens du pays, accusés d’immobilisme, de clientélisme et de corruption.

Ce mouvement a réuni les différentes minorités du pays. Depuis de nombreuses années les responsables politiques cultivent un discours nationaliste afin de mieux diviser la population et obtenir les suffrages. En effet, les principaux partis du pays souhaitent avant tout représenter une population avant de tenir un discours idéologique qui réunirait l’ensemble des Bosniens. Cette technique est totalement remise en cause aujourd’hui. Peu importe la minorité, l’ensemble des Bosniens manifeste et ne réclame pas forcément plus de droits en fonction de leur origine mais souhaitent plus de justice sociale, d’emplois et un renouvèlement de la classe politique.

Du coté de la Republika Srpska (RS), peu d’incidents on été constatés. Le Président de l’entité serbe, Milorad Dodik, souhaite jouer la carte de l’apaisement et appelle au calme avant les prochaines élections. De plus, la structure centralisatrice de la RS permet de mieux contrôler les effets de foules que dans la Fédération. Une aubaine pour Milorad Dodik, depuis de nombreuses années sa politique souhaite mettre en avant les valeurs et les différences qui séparent les deux entités. Cela permet de légitimer l'existence de la Republik Srpska.

Mais si ce dernier ne souhaite aucun débordement, c'est à cause des critiques qui lui sont attribuées, notamment pour des affaires de clientélisme, et le risque d'embrasement. Lors des dernières élections municipales, la RS a dû changer un nombre important de fonctionnaires. Non pas à cause de départs à la retraite, mais par le placement d’un personnel administratif jugé "plus coopératif". 

L’Union européenne (UE) possède un discours en demi-teinte. D’un coté les autorités européennes estiment qu’il faut respecter le droit de manifester et la liberté d’expression mais n’apprécient guère les actes de pyromanie des manifestants. Le Haut Représentant international pour la Bosnie-Herzégovine, Valentin Inzko, a évoqué la possibilité de renforcer les troupes de l’UE en Bosnie afin de contrôler la situation. Cette proposition est vivement rejetée par l’ensemble de la population.

Les manifestations en Bosnie-Herzégovine ne sont pas des actes isolés. Dans de nombreux pays de la région, la population montre des signes de colère et d’opposition au pouvoir en place.

Les prémices d’un printemps Balkanique ?

Au Kosovo le mouvement part de nouveau des étudiants. Ce sont eux qui, pendant les années 1980-1990, avaient initié les mouvements de révoltes et viennent maintenant de remporter un nouveau combat. Ils dénoncent la légitimité du recteur de l’Université de Pristina, Ibrahim Gashi, accusé d’avoir violé l’autonomie de l’Université et d’avoir falsifié ses diplômes. Après de violents heurts avec la police, le recteur a remis sa démission le 8 février.

Cependant, les élèves et leaders de ce mouvement souhaitent continuer. Ils espèrent une enquête sur l’ensemble du personnel scientifique et académique de l’Université afin d'observer si leur nomination répond à la procédure normale. De nombreux doutes sur la qualité des enseignants et la légitimité de leur nomination en fonction des affinités politiques qu’ils auraient pu avoir sont avancés.

Ici, la dénonciation du système du Premier ministre kosovar Hashim Thaçi prend de l’ampleur. L’ancien recteur était très proche du chef du gouvernement et celui-ci l'avait poussé à la tête de l’établissement. De nombreuses voix, notamment parlementaires, se sont élevées depuis des mois sur la nomination d’Ibrahim Gashi. Cependant, la coalition gouvernementale a tout fait pour protéger son homme, notamment en s’opposant à la création d’une enquête. Après les élections municipales, c’est un nouvel échec pour Hashim Thaçi qui voit dans la population le souhait grondant d’un changement de pratiques politiques.

En Serbie, des mouvements spontanés apparaissent. Récemment, les syndicats ont obligé le gouvernement à retirer son projet de loi sur le travail, jugé ultralibéral et destructeur d’acquis sociaux. De plus, Belgrade observe avec attention la crise qui secoue la Fédération de Bosnie-Herzégovine de peur que celle-ci s’étende à la Republika Srpska, qui pourrait à son tour contaminer la Serbie. Les autorités serbes ont assuré qu’elles ne laisseraient pas la situation s’envenimer dans le pays. Cette inquiétude est notamment justifiée par les mouvements de protestations envers le Vice-Premier ministre, Aleksandar Vučić, accusé de museler la vie politique serbe.

Les revendications sont nombreuses et le terreau est fertile. L’avenir de cet épisode et sa propagation dépendront de la réponse de la classe politique balkanique même si les différents mouvements de protestations souhaitent justement mettre fin à la pratique politique qui règne dans les Balkans.

L’exaspération des « Balkanocraties »

Par Balkanocraties, nous pouvons désigner un schéma politique qui se rencontre dans les Balkans occidentaux. Elles se caractérisent de la sorte :

         - Non-renouvèlement de la classe politique. Les guerriers et héros d’hier sont devenus les dirigeants d’aujourd’hui. Arrivés au pouvoir pendant des périodes de transition politique, ils ne souhaitent pas rénover les systèmes en place et seulement assurer la continuité de leurs intérêts.

         - Discours, légitimation et confiance basés sur le passé. L’action politique tire sa légitimation à travers les combats et causes du passés. Le rôle des dirigeants lors de ces épisodes va permettre de légitimer leur démarche. L’évocation des épisodes passés est récurrente. Les hommes politiquent estiment incarner un renouveau et avancer vers le progrès comme ils l’ont fait dans le passé.

         - Système clientéliste et corruption. Cet élément est probablement l’une des clefs de voute des Balkanocraties. Il est connu par la société mais ne possède pas d’opposition audible. Les élections sont une opportunité pour placer son entourage, impliquant la constitution d'un corps administratif peu formé. Cela permet, notamment, le développement de la corruption au sein de ces pays et les appels d'offres sont généralement truqués.    

         - Manipulation et pression des médias et de la justice. Les médias sont sujets à des pressions lorsqu’ils n’adoptent pas un discours qui convient aux autorités publiques. Parfois, c'est la classe politique qui détient directement les moyens de communication. Quant à la justice, elle est aussi soumise à pression afin de protéger les élites du pays. De plus, elle répond au système clientéliste lorsque l'exécutif nomme les personnes au bon endroit.

         - Importance de la communauté internationale. Ce rôle est variable mais toujours important : il leur permet d'avoir une implication directe dans la vie politique, notamment en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. Le Processus d’intégration européenne et ses conséquences est important. C'est un mouvement adopté par l'ensemble de la classe politique traditionnelle qui préfère suivre les recommandations internationales que de lutter contre les problèmes internes (chômage, croissance etc..).  

Les récentes contestations dans les Balkans émettent le souhait de rejeter les bases du système politique balkanique, notamment à travers la fin de la corruption, le renouvèlement de la classe politique et ses pratiques. C’est sur l’ensemble de ces éléments que les manifestations en Bosnie pourrait initier un mouvement et secouer la région en créant un Printemps balkanique. 

Conclusion

Il y a 100 ans, l’attentat de Sarajevo faisait basculer le monde dans la première guerre mondiale. Désormais, Sarajevo pourrait être le lieu d’un nouveau bouleversement. La ville est petit à petit en train de se transformer en épicentre d’une révolution démocratique et idéologique dont la portée pourrait devenir visible dans les pays des Balkans occidentaux. Les revendications existent dans la région et sont nombreuses. Cependant, la propagation ne pourra être possible que par la mobilisation de leaders capable de porter ce mouvement.

Aller plus loin

Sur Internet 

 

Source photo : Oktaz15, 30 juin 2013, et Blokada, 1 juillet 2013, Wikimédia Commons