Concilier vie familiale et professionnelle : que fait l'Europe ?

Par Annamária Tóth | 5 décembre 2011

Pour citer cet article : Annamária Tóth, “Concilier vie familiale et professionnelle : que fait l'Europe ?”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 5 décembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1347, consulté le 02 avril 2023

Aujourd'hui, l'écart salarial est de 17,5% entre les femmes et les hommes au niveau européen. Le double fardeau que portent les femmes en conciliant vies professionnelle et familiale en est l'une des raisons principales : elles sont le premier pourvoyeur de soins des enfants mais elles doivent aussi travailler. Or, la conciliation est fondamentale pour atteindre le but de l'égalité des genres. Que fait donc l'UE pour résoudre ce dilemme ?

L'égalité entre les femmes et les hommes est l'un des principes de base de l'UE. L'article 2 du Traité sur l'Union européenne (TUE) définit l'égalité des genres comme valeur et caractéristique fondamentale de l'union. Dans l'article 157(1) TUE, les États membre s'engagent à respecter le principe du salaire égal pour un travail égal ou de valeur égale entre les hommes et les femmes. La Charte des droits fondamentaux interdit la discrimination basée sur le sexe et définit l'égalité de traitement comme droit fondamental dans ces articles 21 et 23. Ce ne sont quelques exemples des Traités (du droit originel) qui promeuvent l'égalité des genres : de nombreuses directives (le droit dérivé) complètent ces provisions.

La conciliation : un spillover du principe de l'égalité salariale

Quand apparaît donc la conciliation dans le vocabulaire européen ? La conciliation est un effet secondaire, ou spillover, du principe d'égalité salariale au cours de l'approfondissement de l'intégration européenne. Pour décrire ce développement, Sophie Jacquot, Clémence Ledoux et Bruno Palier divisent le développement de la politique de conciliation (et de l'égalité des genres, en général) en trois phases dans leur article « A means to a changing end. European ressources: The EU and the reconciliation of paid work and private life ».

La première période (de 1957 jusqu'aux années 1980) met l'accent sur l'égalité de traitement, partant de l'article 119 du Traité de Rome sur l'égalité salariale. Dans cette période, l'argument sous-jacent est une interprétation libérale du concept de l'égalité, dont le but principal est d'enlever les obstacles à la participation égale dans le marché de travail et la non-discrimination. L'arrêt Hoffmann (1984) souligne même que la sphère privée et notamment l'organisation de la famille ne sont pas une compétence de l'UE. Malgré cela, l'Action programme on equal opportunities for women. 1982-1985 parle de la problématique du soin des enfants et des tâches familiales, proposant une directive sur le congé parental, voté plus tard. En outre, le deuxième programme (1986-1990) encourage le partage des tâches familiales et professionnelles.

La deuxième période (jusqu'à la fin des années 1990) se concentre davantage sur l'égalité des chances. Jacquot et ses co-auteurs démontrent qu’à cette époque,  la réalisation que les mesures prises pour l'égalité de traitement n’a pas abouti à une égalité des genres dans les faits. Voici donc l'exemple très concret du spillover : on réalise que les initiatives doivent aller plus loin que la simple élimination des obstacles. Il faut donc prendre des mesures positives, et lier la division du marché selon les genres à la sphère privée et aux rôles familiaux et sociaux des femmes et des hommes. La conciliation devient donc un but central dans l'établissement de la participation égale dans le marché de travail. Dans cette période, nous voyons la création de nombreuses ressources promouvant l'égalité des genres et soulignant l'importance de la conciliation : la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, plusieurs recommandations et directives sur la grossesse, le congé maternel, le congé parental, le soin des enfants, la flexibilité du travail, et enfin l'égalité de traitement et des chances.

La conciliation entre gender mainstreaming et politique d'emploi

Enfin, dans la troisième période, les auteurs illustrent comment une politique d'emploi se place au centre du discours européen. Cela doit être compris dans le contexte des problèmes croissants au niveau du financement des États-providence. En outre, les possibilités d'agir dans le social sont de plus en plus limitées avec l'introduction de l'Union économique et monétaire (UEM), dont les critères de Maastricht exigent le contrôle des dépenses publiques. Il faut donc restructurer le marché de travail : le rendre plus efficace et plus flexible, ce qui implique l'inclusion des femmes dans la population active. Le Traité d'Amsterdam voit alors l'introduction d'un chapitre sur l'emploi et la création de la Stratégie européenne sur l'emploi. Avec ce mouvement croissant de l'égalité des chances et de traitement vers l'emploi, la question des femmes devient un aspect de la politique de l'emploi et perd son aspect d'égalité structurelle.

En même temps, cette troisième période voit l'introduction de l'intégration de la dimension du genre, ou gender mainstreaming. Cette approche élargit la sphère d'action de l'UE en termes de l'égalité hommes-femmes. Nous voyons par exemple l'apparition de programmes contre la violence des femmes, comme les programmes Daphne. Selon Sophie Jacquot dans son article « The paradox of gender mainstreaming », le gender mainstreaming ouvre le champ d'action d'acteurs sociaux mais il change aussi la définition de l'égalité des genres en soi : on part d'une base de hard law, et des mesures contraignantes vers des mesures transversales touchant à toutes les politiques européennes, qui sont plus difficiles à quantifier.

Dans ce contexte, la conciliation per se perd d'importance. Un exemple parlant est le changement de la Stratégie de Lisbonne lors de sa révision dans la Stratégie Europe 2020. Tandis que la Stratégie de Lisbonne avait hérité du pilier sur l'égalité des genres de la SEE avec des recommandations sur la conciliation, ce pilier a disparu dans Europe 2020 et la conciliation a été séparée de la politique de l'égalité des genres, se transformant donc en un élément de la politique d'emploi. Mária Frey souligne dans un article sur la Stratégie de Lisbonne que ces révisions ont eu un effet négatif dans les stratégies nationales, où l'approche égalitaire ainsi que l'importance du gender mainstreaming ont diminué.

 

 

Un congé maternité de 20 semaines ? Non merci !

Prenons un exemple concret : le débat récent autour de la proposition d'un nouveau congé de maternité. Il montre la réticence de certains États membre de prendre des engagements forts pour la conciliation.

La proposition de la Commission exigeait le prolongement du congé de maternité de 14 semaines à 18 semaines au minimum comme révision de la directive 92/85/EEC actuellement en place selon les recommandations de l'Organisation international du Travail. Beaucoup d'États membre ont des congés plus généreux ; la controverse s'est développé autour de l'amendement de cette directive. Le Parlement a ajouté après la première lecture le 20 octobre 2010 le prolongement du congé à 20 semaines, dont six semaines juste après l'accouchement, avec une prestation mensuelle couvrant 100%  du salaire et un congé de paternité d'au moins deux semaines pendant le congé de maternité. Plusieurs États membre se sont refusés à cette réforme, arguant que cela impliquerait des coûts financiers considérables dans un contexte de crise et impliquerait une harmonisation des politiques nationales. Les critiques pourraient répondre que la conciliation n'est qu'un moyen d'arriver au but d'un taux d'emploi féminin et masculin à 75% de la stratégie Europe 2020. C'est surtout quand il s'agit d'élargir les coûts associés à la maternité et d'y inclure les pères que plusieurs États membres se montrent réticents. Ces critiques n'auraient pas tort.

Pourtant, il faut aussi souligner que l'aspect de l'inégalité sociale et structurelle entre hommes et femmes n'a pas complètement disparu du discours européen. Ainsi, l'égalité hommes-femmes est un thème couvert par la DG Justice : c'est donc un droit fondamental. Sur le site de la DG, plusieurs références sont faites aux obstacles à un équilibre entre vies professionnelle et familial : « Les responsabilités familiales sont inégalement réparties. Les femmes doivent interrompre leur carrière plus fréquemment et reprennent rarement un emploi à temps plein. Par conséquent, elles gagnent en moyenne 17,5 % de moins que les hommes. »

Conclusion

Nous pouvons alors conclure qu'il y a une tension entre les approches des trois périodes présentés dans l'article de Jacquot, Ledoux et Palier ; c'est une tension entre une approche visant l'égalité de traitement et de chances et une autre qui voit la conciliation dans le contexte du marché et de la politique de l'emploi. Dans ce contexte, la conciliation part de l'objectif de l'égalité des genres, et ce dernier fait un mouvement vers les politiques non-discriminatoires. Or, les femmes ne sont pas un groupe social minoritaire : elles représentent la moitié de la société. La conciliation des vies professionnelle et familiale n'est pas seulement un problème d'emploi. Cela doit faire partie intégrante des efforts d'« une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes » (art. 2 TUE) de mettre en œuvre ces principes.

Le champ des possibilités d'action s'est certes élargi avec l'introduction du gender mainstreaming. Néanmoins, il n'a plus la même force légale que lors des deux précédentes approches. Enfin, il faut mettre en garde contre la séparation des éléments de l'égalité des genres et regarder d'un œil critique l'inclusion de la conciliation dans la politique d'emploi.

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

Sur Internet

À lire

  • JACQUOT, S., « The paradox of gender mainstreaming : Unanticipated effects of new modes of governance in the gender equality domain », West European Politics vol. 33 n°1, 2010, pp. 118-135.
  • JACQUOT, S., LEDOUX, C., PALIER, B., « A means to a changing end : The EU and the reconciliation of paid work and private life, », European Journal of Social Security, vol. 13 n°1, 2011, pp. 26-46.

Source photo : Paid - should it be extended or not ? by European Parliament, on flickr