Bruno Palier : Sortir de la crise : vers l'investissement social

Par Annamária Tóth | 5 décembre 2011

Pour citer cet article : Annamária Tóth, “Bruno Palier : Sortir de la crise : vers l'investissement social”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 5 décembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1330, consulté le 02 avril 2023

Au cours des dernières années, l'Europe a connu de nombreuses réformes des systèmes de protection sociale. Actuellement, la réduction des dépenses publiques semble imposée par la crise. Bruno Palier, Directeur de recherches (CNRS), membre du Centre d'Études européennes de Sciences Po, expose à Nouvelle Europe les transformations de l'Europe sociale et propose des scénarios pour sortir de cette crise.

Pour vous, quels sont les éléments phare de l'évolution de l'Europe sociale ?

Dès le début de la construction européenne, il y a des dispositions dans les traités qui ont des effets indirects sur le social. Pour éviter la fameuse « race to the bottom », on introduit un certain nombre de mesures comme l’harmonisation des règlements de santé et de sécurité au travail, l'égalité de traitement entre hommes et femmes. Pour encourager la mobilité des travailleurs, on crée la coordination des régimes de protection sociale. Enfin, pour aider les régions les plus pauvres à rattraper leur retard, on introduit les fonds structurels. Ce n'est qu'à partir du Traité d'Amsterdam qu'il y a un titre sur l'emploi et qu'on passe à autre chose que le marché.

Qu'est-ce qui change concrètement avec le Traité de Maastricht?

Le destin économique commun présuppose qu'on définisse ensemble les dépenses publiques selon les critères de Maastricht : elles ne doivent pas excéder les rentrées fiscales ; autrement dit : pas de déficit, pas d'inflation mais contrôle des dépenses. Au milieu des années 1990, la DG2 [NDLR : Direction générale Affaires économiques et financières] de l'époque regarde les dépenses publiques des États membre et constate que certaines dépenses progressent plus vite que les rentrées des recettes, notamment les dépenses de santé, de retraite et de chômage. Alors même que les Traités ne donnaient pas de compétence à la Commission dans ces domaines, la DG2 commence à suggérer des réformes structurelles en la matière. C'est typiquement un effet néo-fonctionnaliste de spillover. Pour contrôler les dépenses, notamment des retraites, on exige la privatisation en partie des assurances maladie, la dérégulation, la flexibilisation, la libéralisation du marché de travail.

Face à ce développement, les États membre, qui ont, vers la fin des années 1990, quasiment tous des gouvernements de gauche, et la DG5, aujourd'hui celle de l'Emploi et des Affaires sociales, réagissent en essayant d'inventer une stratégie qui permette à la fois de garder le social au niveau national et de le contrôler du niveau européen : c'est la Méthode ouverte de coordination (MOC), qui prend d'abord la forme de la Stratégie européenne pour l'emploi (1997) et puis celle de la Stratégie de Lisbonne (2000).

Dans les politiques sociales, quel est précisément le champ d’action de Bruxelles aujourd’hui ?

Le rôle de l'UE se cristallise d'abord dans la Stratégie de Lisbonne, qui est une combinaison d'une politique économique avec une stratégie sociale : une économie de la connaissance fondée sur l'innovation et non plus sur les vieilles industries. On parle donc de la modernisation du système social qui se traduit notamment par l’idée de « rendre le travail payant », mais aussi d’investir dans les politiques sociales productives (comme par exemple l’accueil des jeunes enfants en crèche ou bien les politiques de conciliation vie familiale/vie professionnelle). C'est un compromis en termes de politique social-démocrate et libérale.

Cette stratégie n'a en fait été suivie que par très peu de pays. Le message n'est pas passé aux citoyens : il n'ont pas développé un sentiment d'« ownerhsip » d'une Europe sociale. Par exemple, en France, personne ne sait ce qu'est la MOC, personne ne connait la Stratégie de Lisbonne.

Quelle solution trouve-t-on à ce dilemme ?

Par la suite, en 2005, nous voyons un durcissement aux niveaux national et européen avec un passage à droite et une concentration sur les seuls objectifs de croissance et d'emploi par la libéralisation. Ce mouvement continue en 2010 avec la stratégie Europe2020.

Aujourd'hui, la position européenne est ultra-libérale. Les pays qui ont besoin d'aide se voient imposer des solutions dont on sait qu'elles ont échoué. Il faut « tirer le meilleur parti du marché unique », ce qui signifie purement et simplement privatiser.... Ce sont des solutions qui passent aussi par une réduction aveugle des dépenses publiques, quitte à couper dans l'éducation.

Or, ces mesures tuent la croissance. Elles ne vont pas contribuer à faire repartir l'Europe. Il faudrait plutôt reprendre les parties de la Stratégie de Lisbonne qui ont été mises à côté par Europe2020 : l'innovation, l'investissement social. C'était pour cela que j'ai lancé un appel avec Frank Vandenbroucke, ancien Ministre des Affaires sociales belge, et Anton Hemerijck, professeur aux Pays-Bas, un appel intitulé: « The EU needs social investment pact ».

On voit en effet la promotion de ce « pacte d’investissement social » pour l’Europe dans votre appel, à adopter en complément du pacte euro plus. En quoi consisterait pareil pacte ?

Je crois (et je ne suis pas le seul à le dire) qu'il faut trouver une stratégie de la qualité : l'investissement dans l'éducation et dans l'emploi de qualité pour permettre à la fois la mutation de notre économie mais en même temps offrir des bons emplois de qualité pour répondre à nos aspirations sociales, qui restent très hautes. Ça passerait par de nouvelles activités économiques : de nouvelles infrastructures de transport, le développement des nouvelles énergies, de nouveaux services.

Pour atteindre ces buts, il y a besoin d'investissement public dans la recherche et dans le capital humain. Le marché ne va pas investir dans la petite enfance.

Mais tout cela pourrait aussi se faire au niveau national... D'ailleurs, on retrouve ces éléments dans les approches des pays nordiques.

L'Europe est dans une situation où de plus en plus de pays n'ont pas les moyens de faire seul. L'idée que nous proposons dans le pacte d'investissement social est une approche dans laquelle on accompagne des mesures d’austérité – il y a de nombreux pays, tels que la France, qui devraient faire un effort - avec des investissements financés au niveau européen. L'Europe doit cibler ses aides sur ces stratégies d'investissement social. Pendant que le niveau national fait des efforts d'austérité, l'Europe vient en aide aux enfants, aux jeunes, aux femmes, aux activités de l'avenir. L'Europe montre donc qu'elle contribue à un avenir qui soit mieux pour nous tous, ensembles. Il ne s'agit pas de faire seulement des plans de relance et de soutenir la consommation. Si l'Europe n'apparaît aux peuples européens que comme l'instrument de l'austérité, le rejet va être encore plus fort qu'il ne l'est à présent. Il faut aussi une « caring Europe » qui s'occupe de l'avenir commun européen.

 

 

Quelles possibilités voyez-vous pour la mise en place de ces réformes ?

Le problème est qu'il y a plusieurs issues possibles à la crise actuelle.

La première est, hélas, le repli national. Si on regarde la montée en puissance des partis europhobes et islamophobes de l'extrême droite, on voit que leurs discours obtient de plus en plus de soutien mais se diffuse aussi dans les discours des partis conservateurs (pour les politiques contre les immigrés) et d'extrême gauche (pour ce qui est du repli anti-européen). On sait de l'histoire non pas si lointaine qu'un repli autarcique ne peut générer de la croissance et de l'emploi. La seule solution est donc d'aller faire la guerre contre ceux que l’on accuse d’être à l’origine des difficultés rencontrées. C'est pour éviter ce scénario qu'on a fait l'Europe. Ce scénario semble peut-être extrême mais, politiquement, il est plausible, sauf si les jeunes européens qui ont profité de l'intégration au niveau personnel et professionnel et que l'on néglige par ailleurs souvent dans le débat public, s'y refusent.

La version moins extrême de ce scénario est le protectionnisme social. On prétendrait faire un protectionnisme européen et obliger les autres à être plus social. Mais on n'aura pas de majorité européenne pour soutenir cette proposition : une grande partie des États membre sont ancrés dans le commerce international et ne voudraient pas abandonner cette position avec ses avantages économiques.

Le deuxième scénario est en train de se passer en matière de politiques économiques qui sont imposée à l’échelle européenne. L'Allemagne prétend avoir la solution à la crise. Il s’agit de repérer ses atouts économiques et de les muscler par la concentration sur le cœur de métier et la sous-traitance pour tout le reste, l’hyperproductivité et la modération salariale. Les réformes que l'Allemagne cherche à imposer sont dans cet esprit libéral et productiviste.

Selon vous, quel va être l’impact des réformes actuelles de la gouvernance économique européenne sur les systèmes de protection sociale des États membres ?

Le modèle allemand présuppose qu'on vend à d'autres qu’à ses propres citoyens parce que les ceux-ci, du fiat de la modération salariale imposée notamment sont amenés à modérer leur consommation. Avec ce modèle, il n'y aura pas en Europe de croissance à la hauteur de nos dépenses sociales : il ne sera plus possible de les financer. Cela peut déboucher sur beaucoup de frustration et le scénario du repli sur soi. C'est cette tendance qu'il faudrait éviter avec un pacte d'investissement social.

 

Pour aller plus loin

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Source photo : Bruno Palier pour Nouvelle Europe