
Durant les heures et les jours qui suivirent les résultats du Brexit, les moteurs de recherche ont été fortement sollicités par les citoyens britanniques. Nombre d’entre eux recherchaient des informations sur les conséquences du vote qui tournait le dos à l’Union Européenne. Pourtant, les différents médias avaient abondamment traité du sujet pendant les mois précédents, organisant même plusieurs débats entre partisans du Leave et ceux du Remain. La campagne n’avait-elle pas permis aux citoyens de saisir les enjeux du référendum ?
Une campagne électorale est un moment particulier dans la vie politique, qui permet de connecter candidats et électeurs. Il s’agit pour les électeurs de réactiver leurs préférences et les faire évoluer selon les dernières informations[1]. La campagne électorale sert également à toucher les non-votants pour tenter d’améliorer la participation. Les médias ont donc un rôle très important, car c’est grâce à eux que les candidats peuvent toucher les électeurs. En effet, impossible de discuter face à face dans des démocraties à plusieurs dizaines de millions d’électeurs.
Les médias britanniques, faiseurs d’opinion, responsables du Brexit ?
Selon les chiffres de l’étude NatCen de 2015[2], 65% des Britanniques s’informent sur la politique de manière quotidienne, le plus souvent à travers la télévision, la presse et sur Internet. Cela ne semble pas leur permettre d’être suffisament informés sur l’intégration européenne, car ils sont les citoyens les moins informés sur la question de toute l’Union (Eurobaromètre de Mai 2015[3]).
Sans avis construit ou éclairé sur la question, on peut alors attendre des citoyens britanniques qu’ils s’aident en suivant les consignes du parti politique pour lequel ils votent actuellement. C’est le sens de la notion d’identification partisane développée par l’Ecole de Columbia aux Etats-Unis, qui reflètent en Europe une division des intérêts politiques selon des charactéristiques socio-économiques[4]. La compétition partisane britannique se caractérise par une stabilité exceptionnelle où l’alternance consiste entre Conservateurs et Travaillistes, aidés parfois des Libéraux. Une majorité des Britanniques s’identifient donc à un des ces partis (selon la BES, Panel Study Data 2014[5]). Au-delà de l’identification partisane, il est intéressant d’en noter la force. Selon l’étude NatCen, 47% des citoyens n’ont pas une identification forte à un des partis, et 22% n’ont même pas d’identification. Cela explique en partie pourquoi de nombreux citoyens ont voté « Leave » alors que les partis traditionnels étaient pour le « Remain ».
Une autre partie de l’explication se trouve dans l’évolution des positions des partis politiques sur l’intégration européenne. Cet enjeu ne correspond pas aux divisions traditionnelles des compétitions partisanes. Il n’y a pas de consensus sur les lignes selon lesquelles les partis politiques se divisent sur l’Europe, mais on note plusieurs conceptualisations selon les intérêts économiques et l’attachement à l’Etat-nation[6]. Concrètement, les partis politiques ont du mal à définir une position sur l’Europe qui soit en accord avec le reste des positions défendues (sur l’économie, l’Etat…) et leurs stratégies électorales. Clements et Bartle, deux polititologues, ont montré dans leurs travaux une évolution importante des grands partis politiques britanniques sur la question : d’abord très motivés par la perspective libérale d’un marché unique, les Conservateurs sont progressivement devenus Eurosceptiques. Les Travaillistes ont eux fait le chemin inverse. Au vu de ces élements, la campagne du référendum sur le Brexit a pu avoir une influence importante sur les votes des électeurs. Peu informés sur la question, les citoyens britanniques n’ont en plus pas eu la possibilité de s’orienter selon leurs préférences partisanes. En effet, il y avait dans chaque parti un camp militant pour le « Remain » et un autre pour le « Leave ».
Il ne faut pas pour autant surestimer l’influence des médias, les ériger à tort et à travers en « faiseurs d’opinion ». La consommation d’information par les citoyens n’est pas neutre et ne se résume pas à l’absorption d’informations sans recul par ces derniers. Peu de gens recherchent une information allant à l’encontre de leurs valeurs et systèmes de pensée : en sélectionnant les médias en accord avec leurs préférences, les citoyens renforcent leurs raisonnements pré-existants. Les sources principales d’information politique au Royaume-Uni sont la presse et la télévision, comme déjà dit ci-dessus. Les principaux journaux britanniques ont plutôt soutenu le départ de l’Union, alors que la télévision semble plus neutre, selon de premières études. Aussi, il faut tenir compte des informations assimilées sur le long-terme, qui influencent la manière dont les nouvelles vont être comprises et vont jouer sur le vote final. On peut donc penser que les électeurs ont suivi plus facilement le camp du « Leave » que celui du « Remain », car leur message était dans la continuité de ceux, très Eurosceptiques, diffusés depuis des années.
La couverture médiatique du référendum sur le Brexit : entre diabolisation et déligitimation
Le débat sur ce que devrait être l’infomation idéale et le journalisme n’est pas clos. On reproche souvent aux journalistes leur travail biaisé, leur manque d’objectivité et de neutralité. Pourtant, à l’heure du cable et d’internet, il existe de nombreux médias qui ne prétendent pas à cette neutralité. Il est possible de trouver une émission recherchant l’équilibre des points de vue et une émission frôlant la propagande. Le type de média n’est donc plus un indicateur de la valeur de l’information relayée, et donc de son impact sur les électeurs.
Le ton sur lequel l’information est relayée est une autre piste d’évaluation de l’information. Dans son livre « In-Your-Face Politics »[7], Diana Mutz montre que violer les règles sociales influence l’opinion des électeurs. Etudiant les débats télévisés aux Etats-Unis et les réactions des spectateurs à l’impolitesse, le conflit et la proximité physique, Mutz explique que les explosions de conflits impolis, ceux dont raffolent les télévisions car ils font monter les audiences, ont une influence négative sur la confiance des électeurs dans leurs gouvernants. A long terme, cela a pour conséquence une trop grande polarisation entre personnes, facilitant l’irrespect et la déligitimation des opposants, empêchant un compromis lorsque nécessaire.
La presse britannique est connue pour sa grande diversité, allant de quotidiens de qualité aux fameux tabloids. Les travaux de Diana Mutz peuvent trouver un large écho dans la couverture médiatique du référendum sur le Brexit. On y retrouve des mécanismes de diabolisation et de délégitimation de l’adversaire. Le camp du « Leave » est avantagé par des années de méfiance et d’irrespect envers Bruxelles. On se souvient de la Une du Sun, le premier novembre 1990 : « At Midday tomorrow Sun readers are urged to tell the French fool [Jacques Delors] where to stuff his ECU » (Demain midi les lecteurs du Sun sont appelés à indiquer au fou français où se mettre son ECU) . Aussi, le Premier Ministre d’alors David Cameron est moins convaincant en faisant campagne pour le “Remain” après des années de discours eurosceptiques qu’un Nigel Farage, figure de proue du « Leave », tenant la même ligne depuis plus de vingt ans…
Une étude sur le ton des éditions londoniennes de neuf grands journaux entre Février et Juin[8] montre une couverture médiatique plutôt négative (46% des messages négatifs, 12% positifs, le reste étant factuel ou mélangé). Selon les auteurs de cette étude, le camp du « Remain » a eu du mal à établir un cadrage de l’enjeu du référendum incitant à voter en faveur du status quo. Le camp du « Leave » lui s’employait à critiquer ce status quo, tout en offrant de l’espoir d’un meilleur avenir en dehors de l’Union Européenne. Cette critique s’accompagnait d’une véritable diabolisation de l’UE, exagérant le poids de l’Europe et de sa bureaucratie pour mieux convaincre les électeurs d’une alternative risquée. Des politiques en faveur du « Leave » comme Boris Johnson ou Michael Gove ont utilisé le pathos pour toucher les électeurs. Au-delà des vieilles histoires de courbures de banane, on a pu entendre Boris Johnson comparer l’UE au projet hitlérien : « Napoleon and Hitler tried to dominate the continent. The EU is an attempt to do this by different methods » (Napoléon et Hitler ont essayé de dominer le continent. L’UE est un nouvel essai par différentes méthodes) – Politico, le 15 Mai 2016.[9] Une telle référence n’est pas anodine, d’autant plus qu’elle touche au cœur du patriotisme britannique. Le camp du « Remain » n’est pas en reste, annonçant l’Apocalyse économique en cas de Brexit. Le « Remain » était cependant un peu plus précautionneux.
Conclusion : l’importance des évolutions de long-terme dans le résultat du référendum
La campagne du référendum sur le Brexit fut intense et vivement relayée par les médias, permettant ainsi aux citoyens de s’informer sur la question. Comme nous l’avons vu, la faiblesse de l’identification partisane et des connaissances des citoyens britanniques sur l’intégration rendant nécessaire l’acquisition d’informations durant le temps de la campagne.
On peut s’interroger cependant sur sa pertinence pour un choix éclairé. En effet, l’appel au pathos, la diabolisation et la déligitimation des opposants n’ont pas offert un débat constructif appelant à la raison des électeurs. Les informations transmises et acquises sur le long terme ont avantagé de façon certaine le camp du « Leave », touchant l’inconscient des électeurs et les rendant méfiants des arguments du « Remain ».
Au-delà, on peut se demander quel impact aura ce référendum sur la vie politique britannique, notamment sur des indicateurs comme le respect et la confiance dans les médias et les gouvernants. Mais pour cela, il nous faudra un peu plus que quelques mois.
Aller plus loin :
Jackson, Daniel, Thorsen, Einar & Wring, Dominic (ed.) (2016): EU Referendum Analysis 2016: Media, Voters and the Campaign, Centre for the Study of Journalism, Culture and Community. www.referendumanalysis.eu
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[1] Jacobson, Gary C. (2015): How do Campaigns Matter? Annual Review of Political Science, 18, 31-47, doi: https://doi.org/10.1146/annurev-polisci-072012-113556
[2] Lee, Lucy & Young, Penny (2013): Politics. A disengaged Britian? Political interest and participation over 30 years, in Park, Bryson, Clery, Curtice & Phillips (eds): British Social Attitudes: the 30th Report. London: NatCen Social Research, http://www.bsa.natcen.ac.uk/media/38455/bsa30_politics_final.
[3] Eurobarometer (2015): Standard Eurobarometer 83, Public Opinion in the European Union, Spring 2015, http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/eb/eb83/eb83_first_en.pdf
[4] à ce sujet, voir les travaux de Lipset et Rokkan
[5] British Electoral Survey, http://www.britishelectionstudy.com/data-objects/panel-study-data/
[6] Clements, Ben, Bartle, John (2009) : The European Issue and Party Choice at British General elections, 1974-2005, Journal of Elections, Public Opinion and Parties, 19:4, 377-411, doi: https://doi.org/10.1080/17457280903275188
[7] Mutz, Diana C. (2015): In-Your-Face Politics: The Consequences of Uncivil Media, Princeton University Press, 288 p., doi: https://doi.org/10.1515/9781400865871
[8] Levy, David, Aslan, Billur & Bironzo, Diego (2016): UK Press Coverage of the EU Referendum, Reuters Institute for the study of Journalism, http://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/sites/default/files/UK%20Press...
[9] Johnston, Jules “Boris Johnson compares EU to Nazi superstate”, Politico, May 5th 2016, http://www.politico.eu/article/boris-johnson-compares-eu-to-nazi-superst...
Source image: Hernán Piñera, flickr, goo.gl/g4jUpN