
Il y a quelques semaines, la Crimée était annexée par la Russie. L’annexion faisait suite à un référendum régional étroitement surveillé par des troupes russes sur le territoire ukrainien, dans ce qui est souvent perçu comme la plus importante crise européenne depuis la fin de la guerre froide. Arnoldas Pranckevičius, conseiller aux Relations Extérieures du président du parlement européen Martin Schulz, s’est fréquemment rendu en Ukraine avant et après la crise. Dans cet entretien, il nous éclaire sur ce tournant pour les Européens.
Tout d’abord, quelles sont les conséquences de la crise de Crimée sur la géopolitique de l’Europe orientale ?
Ces conséquences sont majeures.
Premièrement, la crise porte atteinte à la notion même de souveraineté pour la première fois depuis la fin de la guerre froide. Elle crée aussi un dangereux précédent pour la redéfinition des frontières en Europe – un continent où beaucoup de frontières sont déjà contestées.
Troisièmement, elle a porté un grave coup au processus de non-prolifération nucléaire dans le monde, suite au viol de l’accord de Budapest par un de ses signataires [NDLR l'accord de Budapest, signé en 1994 par la Russie, l'Ukraine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, est un protocole diplomatique qui engage ses signataires à respecter l'intégrité territoriale de l'Ukraine], mais a ramené l’OTAN sur le devant de la scène. Depuis le 11 septembre, aussi bien l’OTAN que l’UE s’étaient concentrées sur les menaces de type non-conventionnelle, comme le terrorisme, la cyber-guerre ou la sécurité énergétique ; la crise de Crimée a renouvelé l’intérêt pour les capacités de défense conventionnelles.
Quatrièmement, cette crise a introduit un type de guerre nouveau pour le XXIème siècle : celui de la guerre d’information et de propagande. C’est un type de guerre dans lequel la plupart des batailles prennent place dans les esprits et les cœurs, avec seulement 10% d’actions se produisant réellement sur le terrain.
Enfin, c’est le premier conflit du siècle où la force d’occupation ne porte pas d’insigne et où le pays occupant refuse d’admettre en être l’auteur. Nous avons une situation où les faits clairs sont contestés, et où toute responsabilité est niée.
Et qu’en est-il de l’Ukraine et de sa trajectoire vers l’intégration européenne ?
La perte de facto de la Crimée est évidemment très coûteuse pour l’Ukraine. Mais en dépit des provocations continues et quotidiennes dans les régions orientales, le gouvernement a fait preuve d’une retenue et d’une sagesse impressionnante, et l’Ukraine continue de tenir – et plus unie que jamais, je pense. Le scénario de la Crimée est très difficile à reproduire dans l’est, où on ne trouve pas de masse critique nécessaire aux provocations encouragées par Moscou pour réussir, et où la majorité de la population soutient un Etat unitaire. Le président russe Poutine a peut-être réalisé précisément ce qu’il tentait d’éviter : l’accélération de l’Ukraine vers l’intégration européenne. Ce qui n’était pas possible seulement un mois auparavant a fini par se produire ces jours-ci.
Kiev a d’ors et déjà signé le chapitre politique de l’Accord d’association [NDLR les Accords d’association sont des accords internationaux que l’UE conclut avec des pays tiers dans le but d’instaurer un cadre exhaustif de relations bilatérales], tandis que l’Accord de libre-échange approfondi et complet sera signé juste après les élections présidentielles anticipées [NDLR le 25 mai]. L’UE a proposé un plan d’aide de 11 milliards d’euros, le FMI va négocier un prêt de 15 milliards d’euros, et les Etats-Unis se sont déjà engagés sur un plan d’aide macroéconomique d’une valeur de 1 milliard d’euros. Donc, on assiste bien à une mobilisation sans précédent de l’aide internationale pour éviter l’effondrement économique imminent de l’Ukraine. Il est aussi possible qu’on voit avant la fin de l’année la finalisation des négociations de libéralisation des visas, qui ouvriront les portes de l’espace Schengen aux citoyens ukrainiens. Et la liste continue.
La Moldavie et la Géorgie accélèrent également. L’UE a avancé la signature de leurs Accords d’association d’août à juin 2014. Les moldaves pourront voyager sans visas dans l’UE dès avril, et les géorgiens avancent rapidement dans la négociation des visas. Cependant, les deux pays pourraient faire face à une pression renouvelée de Moscou contre leurs aspirations européennes dans les mois à suivre. Par conséquent, nous devrions rester vigilants dans les mois qui s’annoncent et qui coïncident avec les élections européennes.
Et qu’est-ce que la crise en Crimée implique pour la Russie ?
Les répercussions sont doubles, selon moi.
Du côté négatif, la Russie s’est retrouvée isolée internationalement – même la Chine s’est abstenue lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU. Attaquer les notions fondamentales de souveraineté et d’intégrité territoriale était aller trop loin. Par ailleurs, la réputation internationale de la Russie a souffert. Economiquement, la Russie va payer le prix non seulement des interdictions de visas et des gels d’actifs financiers décidés par les Etats-Unis et l’UE, ou même des possibles mesures économiques et commerciales en cas d’escalade, mais aussi des potentiels pertes en matière d’investissement et de la prise en charge financière de la Crimée. Près de 80% de l’approvisionnement en énergie et eau de la Crimée venait jusqu’à présent du reste de l’Ukraine ; près de 65% du budget était subventionné par le gouvernement central. Cela représente un nouveau fardeau budgétaire à gérer pour la Russie.
D’un autre côté, Poutine a été enhardi et même renforcé par l’opération en Crimée au niveau national, en bénéficiant d’une popularité d’une popularité croissante et d’un large enthousiasme dans la société russe. A de multiples égards, cela montre que si le Kremlin estime que les coûts d’une telle opération sont faibles comparés aux bénéfices obtenus, peu de choses peut l’empêcher d’aller plus loin – que ce soit en Ukraine orientale, en Moldavie, ou encore (dans le cas le plus impensable) les Etats baltes. La communauté internationale doit donc se tenir prête au pire des scénarios. Au cours de son discours de l’accession de la Crimée à la Fédération de Russie, Poutine s’est plusieurs fois référé au but de réunifier le monde russophone. Cette forte rhétorique, opposant une Russie renaissante, orthodoxe et sûre d’elle-même à un Occident décadent, sur le déclin, démoralisé, montre que la Crimée n’est peut-être qu’un laboratoire – un premier pas vers le discrédit de l’OTAN, le rabaissement de l’UE comme projet politique et la préparation du retour de la Russie comme acteur international de premier plan.
Néanmoins, je pense que l’opération de Crimée est le contrecoup des faiblesses de la Russie, et non pas de ses forces. Il y a des faiblesses structurelles notables dans l’économie russe, largement dépendante du gaz et du pétrole, enveloppée par une corruption systématique et en manque d’investissements sensés comme de modernisation, alors même que des secteurs clés comme l’éducation, la santé ou la sécurité sociale demeurent dysfonctionnels et profondément corrompus. L’histoire nous l’a montré, une bonne manière de stimuler sa popularité à domicile est de s’engager dans une populaire aventure militaire à l’étranger – on projette son pouvoir à l’extérieur pour dissimuler des problèmes internes et mobiliser l’opinion publique -, et c’est peut-être exactement cela qui se déroule actuellement.
Pour certains, comme l’eurodéputé Alain Lamassoure, l’Europe n’a pas défini une politique étrangère russe depuis la fin de l'URSS. Est-ce que vous partagez ce point de vue, et si oui, quelle sorte de politique étrangère devrait-elle être ?
Je partage cet avis. Les Européens ont fait preuve de peu d’unité dans leurs relations avec la Russie, et Moscou a réussi à diviser et régner sur le continent. D’une certain façon, c’est notre faute : nous avons invité cette attitude. La crise de Crimée a particulièrement exposé les discordances entre Etats membres du fait d’intérêts économiques divergents.
Il est temps que nous parlions d’une voix sur les sujets énergétiques, que nous finalisions et libéralisions complètement le marché intérieur de l’énergie et que nous créions une politique extérieure de l’énergie efficace. Si nous pouvons parler d’une voix sur les sujets commerciaux à l’OMC, pourquoi ne serions-nous pas capables de faire la même chose sur un thème aussi vitalement important que la sécurité énergétique ?
Pensez-vous que cela soit possible ?
A vrai dire, je ne suis pas certain que ce soit possible, mais c'est nécessaire. Il est absolument inacceptable qu’alors que nous devrions être en position de force, nous nous comportons en position de faiblesse. Si vous regardez le volume global du marché énergétique, environ 70% des exportations énergétiques russes vont au marché de l’UE ; mais l’énergie russe ne représente qu’environ 35% de l’ensemble des sources énergétiques européennes.
Bien sûr, la situation varie beaucoup d’un Etat membre à l’autre. Les Etats baltes sont presque à 100% dépendants de l’énergie russe, l’Allemagne à presque 40%, mais si vous alliez plus au sud, vous pourriez constater une absence totale de dépendance. Mais ces différents degrés de dépendance à travers l’UE ne sont pas une raison d’empêcher une politique énergétique européenne commune. Si vous prenez une fois encore les Etats baltes, ce sont ceux qui demandent une action commune et des sanctions fortes contre la Russie – même s’ils savent qu’ils seront les premières victimes d’une pareille situation.
Ce que la crise de Crimée a aussi rendu visible, c’est que l’UE comme soft power est confrontée à des dilemmes de ‘hard security’ – et s’est trouvée bien faible pour y répondre. Nous nous sommes avérés très dépendants des Etats-Unis. Mais cela ne peut pas durer. Nous avons besoin de créer une défense européenne bien plus forte, capable de réafir en période de crise.
Nous devons aussi comprendre que nous ne sommes pas seulement une communauté de valeurs : nous avons aussi nos propres intérêts sur la scène internationale. La situation en Ukraine pose la question de comment combiner de manière efficace nos valeurs et nos intérêts. Chaque fois que nous sortons de notre paradis européen du compromis et du consensus pour entrer dans la jungle de la realpolitik, on use et abuse de notre bonne volonté.
Parlons à présent du gouvernement de transition. La progagande russe, mais aussi de nombreux observateurs dans l’UE ont fait part de leur inquiétude quant à la présence de ministres d’extrême-droite dans ce gouvernement. Est-il légitime pour l’UE de continuer à le soutenir ?
Tout d’abord, ce gouvernement est légitime: il a été élu par la Rada [NDLR le Parlement ukrainien] démocratiquement élue avec une majorité constitutionnelle. C’est pourquoi l’UE a accepté de signer l’Accord d’association avec ce gouvernement. Sans cette légitimité, elle ne l’aurait pas fait.
Deuxièmement, la mission de ce gouvernement n'est pas uniquement de mettre en place de profondes et difficiles réformes, pour consolider l’économie. C’est aussi de préserver l’unité du pays. Il devait donc naturellement refléter différents segments de la société ukrainienne et impliquer non seulement les professionnels de la politique, mais aussi les différents acteurs présents dans le mouvement de Maidan – ceux qui ont véritablement payé le prix fort pour le changement en Ukraine.
Pour ce qui est de l’extrême-droite, seul le parti Svoboda est représenté au gouvernement. C’est l’une des trois oppositions qui ont mené le mouvement de Maidan. Bien qu’il continue d’appartenir à l’extrême-droite, il s'est sensiblement distancé de son vocabulaire antisémite passé. Il s'est avéré un acteur considérablement constructif dans le mouvement Maidan. Evidemment, il est important de s’assurer qu’aucune rhétorique raciste, xénophobe ou antisémite ne soit employée par ce gouvernement – mais nous n’avons pas constaté cela jusqu’ici. Ceux qualifiés de fascistes par la Russie, comme « Secteur Droit » et « Cause Commune », ne font pas partie du gouvernement.
Actuellement, nous pouvons observer les efforts des nouvelles autorités pour brider les factions d’extrême-droite. Elles les ont appelées à rendre leurs armes et à revenir au calme. Ce sera un processus long et difficile, mais nécessaire.
Juste une dernière question. Comment s’assurer que la revolution de Maidan ne sera pas politiquement récupérée et perdue (un peu comme ce qui a suivi la Révolution orange ?)
Après l’expérience de la Révolution orange, les politiques ukrainiens n’ont pas le droit à un deuxième échec. Un problème important demeure la corruption chronique et systématique – une des causes de la crise actuelle. Les réformes judiciaires et électorales seront nécessaires pour restaurer la confiance des gens dans l’Etat de droit.
On doit se rappeler que les gens de Maidan ne se sont pas battus pour l’Europe ou pour la Russie.
Ils ont livré une bataille pour une vie meilleure dans un pays où l’élite doit rendre des comptes, où les droits de l’homme et les libertés fondamentales doivent être respectées. Si ce gouvernement et les suivants sont capables de comprendre cet appel pour la dignité humaine, ils réussiront, et arriveront à écrire une nouvelle page de l’histoire ukrainienne.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d’avril 2014 : L'Ukraine en crise
Le contenu de cet entretien (réalisé le 5 avril 2014) ne reflète pas nécessairement l’opinion officielle du Parlement européen. La responsabilité de l’information et du point de vue exprimé dans cet entretien relèvent de la personne interviewée.
Traduction de l'anglais par Tanguy Séné.
Source photo : Arnoldas Pranckevičius