Zoom sur la politique africaine de l'Allemagne

Par Francis Masson | 24 juillet 2015

Pour citer cet article : Francis Masson, “Zoom sur la politique africaine de l'Allemagne”, Nouvelle Europe [en ligne], Vendredi 24 juillet 2015, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1921, consulté le 26 mars 2023

L'engagement allemand sur le continent africain est ancien et tient une certaine place dans le débat public. Cependant, il n'est pas clairement défini. Différents Ministères se disputent la définition d'une stratégie de politique africaine, tandis que ses objectifs restent flous. C'est pourquoi la question est souvent posée de savoir si l'Allemagne a une politique africaine, alors qu'il convient de s'interroger sur les formes de sa mise en œuvre.

Spécificité historique de la politique africaine allemande : Une politique discontinue et de deuxième importance

Historiquement, l'Allemagne n'a été que brièvement une puissance coloniale. Son empire colonial, qu'elle perd après la Première Guerre mondiale, dure moins de cinquante ans. Il se composait du Togo, du Cameroun, du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie) et de l’Afrique orientale (territoires actuels du Burundi, du Rwanda et de la partie continentale de la Tanzanie). La question coloniale était alors traitée comme une politique interne, subordonnée aux intérêts commerciaux. C'est seulement en 1958, avec la mise en place de la Communauté économique européenne, que la question africaine refait surface dans la politique ouest-allemande. La politique africaine de la République fédérale d'Allemagne (RFA) s'inscrit alors dans le cadre de ses relations avec ses partenaires occidentaux, principalement la France et les États-Unis. Ainsi, selon Peter Molt, « aucun des chanceliers fédéraux de l’après-guerre n’a montré de véritable intérêt pour l’Afrique ». Les visites officielles y sont rares et réservées au président fédéral, qui ne décide pas de l'orientation de la politique allemande. Des années 1970 à 1990, la politique africaine de la RFA s'oriente principalement autour de deux points : l'aide au développement et la lutte contre la pauvreté. Des relations diplomatiques et commerciales sont établies avec la plupart des pays, mais pendant longtemps, les échanges se font majoritairement avec quatre pays : l’Algérie, la Libye, le Nigeria et l’Afrique du Sud.

Depuis la réunification du 3 octobre 1990, une réflexion se met en place pour une définition de la stratégie allemande à suivre en Afrique. Selon Botiagne Marc Essis, celle-ci a entraîné une « réorientation qualitative » de la politique africaine de l'Allemagne. La promotion de la démocratie et des droits de l'Homme est dès lors devenue une condition sine qua non de l'accès à l'aide au développement allemand. On remarque également depuis les années 1990 une européanisation et une multilatéralisation accrue de la politique africaine de l'Allemagne, même si le gouvernement fédéral prend aussi des initiatives bilatérales avec des pays africains ou les organisations régionales et sous-régionales. Conformément à son engagement européen, l'Allemagne suit les lignes directrices de la politique africaine européenne.

Promotion de la démocratie et des droits de l'Homme

L'Allemagne fait partie des principaux soutiens bilatéraux de l’Afrique dans le domaine de la bonne gouvernance, l'Etat de droit, la démocratie et les droits de l’Homme. Elle soutient la construction de structures publiques et s'engage en faveur des sociétés civiles, notamment dans les pays d’Afrique du Nord concernés par le printemps arabe. L’Allemagne œuvre aussi à la promotion de l’économie sociale de marché, ou du moins du libéralisme économique, en favorisant la transparence dans la gestion des ressources publiques. Dans cette optique, le gouvernement fédéral finance des stages pour le renforcement des capacités des administrations de nombreux pays africains et accorde des bourses d’études à des étudiants africains. Le respect de ces principes conditionne l'accès à l'aide au développement allemand, et plus généralement les relations bilatérales entre l'Allemagne et les pays africains. Ainsi, les « activités intergouvernementales de coopération au développement » de l'Allemagne avec le Burundi ont été rompues le 10 juin 2015, après que le président Nkurunziza a présenté sa candidature à un troisième mandat, contrevenant ainsi à la Constitution burundaise.

Autres domaines traditionnels d'engagement : santé, environnement, enseignement et recherche

L'Allemagne est active dans la lutte contre le virus Ebola. À ce jour, le gouvernement fédéral y a consacré environ 195 millions d’euros d’aide financière et a apporté un concours logistique substantiel. En avril 2015, le programme d'aide spéciale du gouvernement a été rehaussé de 200 millions d'euros pour permettre la reconstruction et la stabilisation à long terme des pays touchés par l'épidémie. Historiquement, l'Allemagne a joué et continue de jouer un rôle de premier ordre dans la lutte contre les pandémies en Afrique, principalement le SIDA, le paludisme et la tuberculose. Cette action s’inscrit dans un cadre multilatéral et bilatéral.

Dans la politique africaine de l'Allemagne, la protection de l’environnement s’inscrit dans la stratégie globale du développement durable : lutte contre l’avancée du désert, préservation de la faune et de la flore et promotion des énergies renouvelables sont au cœur de son action. À ce titre, elle finance des programmes nationaux de protection de l’environnement dans divers pays.

Enfin, la coopération germano-africaine dans les domaines de l'enseignement et de la recherche est plus importante que jamais, après avoir connu un regain en 2008. Dans ces domaines, l'Allemagne collabore avec des personnes issues de 39 pays africains. La coopération du ministère de l'enseignement et de la recherche s'oriente autour des grands thèmes suivants : environnement, santé, gestion des ressources naturelles, innovation et éducation.

Ainsi, dans des cadres bilatéral et multilatéral, la politique africaine de l’Allemagne a permis depuis les années 1990 de lutter contre le sous-développement, l’insécurité ou la précarité sociale et environnementale. Dans ses relations bilatérales, l'engagement allemand dans les pays africains passe par un soutien aux sociétés civiles, notamment via un soutien financier du gouvernement fédéral aux ONG et aux fondations politiques présentes sur place. Les secteurs d'engagement allemand en Afrique sont donc variés : promotion de la bonne gouvernance, lutte contre la pauvreté, lutte contre les pandémies, résolution des conflits et maintien de la paix, promotion du libéralisme économique et commercial sur le continent africain, protection de l'environnement, promotion des relations culturelles avec les pays africains.

Le nouveau millénaire : à la recherche d'une définition stratégique de la politique africaine

Depuis les années 2000, deux secteurs de l'engagement allemand en Afrique ont connu des évolutions remarquables: le secteur de la sécurité et les questions commerciales. Leurs évolutions rendent parfois difficile la conciliation de la volonté allemande de promouvoir les valeurs de bonne gouvernance avec les opportunités qu’offre la croissance économique africaine pour les marchés allemands.

Un engagement militaire inscrit dans un cadre supranational

Entre 2003 et 2008, la politique africaine de l’Allemagne se renforce autour des questions de sécurité, mais passe uniquement par des moyens civils. Cette action civile s'oriente autour de l’Union africaine (UA) et des organisations sous-régionales afin de favoriser le développement d’institutions efficaces de prévention et de gestion des conflits. Parallèlement, l’Allemagne a envoyé des contingents importants en Afrique, principalement dans le cadre d’interventions militaires de l’Union européenne (UE), telles que l'opération EUROFORD RD Congo (juin-septembre 2006) visant à assurer une stabilité politique et institutionnelle dans un contexte électoral et l'opération EUNAVFOR Atalanta (en place depuis 2008) pour la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes. Si l’Allemagne n'est pas subordonnée à l'UE ou à l'Organisation des Nations unies (ONU) dans son intervention militaire (refus d’intervenir au Tchad en 2008), elle n’a initié aucune opération mais a seulement suivi des décisions extérieures. Précisons que l’opinion allemande n’était pas unanime quant à la participation à ces missions.

Au cours des années 2000, l’Afrique prend une place de plus en plus importante dans le débat sur la stratégie économique et la politique de sécurité de l’Allemagne. Un « Projet pour l’Afrique » est rédigé en 2011 mais a fait l’objet de critiques, car il ne précise pas les priorités régionales et thématiques de la politique africaine de l’Allemagne. Pour le domaine sécuritaire, l'accent est mis sur le renforcement de la responsabilité propre de l’Afrique, par la mise à disposition de moyens financiers et de conseillers pour permettre aux acteurs de prévoir et gérer les crises par des moyens civils. Des conseillers militaires sont aussi envoyés pour former les forces armées africaines, notamment en Somalie et au Mali, dans le cadre de missions de formation de l'UE (EUTM Mali et EUTM Somalia).

En 2014, de nouvelles « Lignes directrices de la politique africaine » sont définies. Ce nouveau texte réaffirme que l’engagement sécuritaire allemand reste orienté principalement autour de mission d’entraînement. Toutefois, l’Allemagne doit être prête à s’engager dans des actions civiles et militaires de résolutions de crises en tant que membre d’un collectif international. Toute participation à des missions de combats reste cependant écartée (dans la continuité de la tradition de "retenue militaire" propre à la politique étrangère allemande). Dans ce texte, le Sahel et la région des Grands Lacs sont explicitement désignés comme régions en crise.

Un attrait économique grandissant du continent africain

À partir de 2008, l'attrait économique de l'Afrique prend de l'ampleur. Le continent africain est devenu une terre d'opportunités où, suite à un boom économique, émerge une classe moyenne africaine, donc un marché de consommation intéressant. Or l’économie allemande étant tournée vers l’exportation, l’Afrique subsaharienne attire l’attention des milieux économiques allemands. Les ministres allemands voyagent dès lors de plus en plus en Afrique et ciblent les États « porteurs », le Ghana, le Mozambique, le Nigeria ou encore la Tanzanie. Mais l’éparpillement des compétences et des attributions de cette politique entre les différents Ministères (Ministère allemand de la Coopération économique et du Développement (BMZ), Ministère de l'Économie, Ministère de la Défense et Ministère des Affaires étrangères) a pour conséquence, selon les experts allemands Stefan Mair et Denis Tull, une incapacité à fixer des priorités thématiques qui porte globalement préjudice à la politique africaine allemande.

Depuis la publication du « Projet pour l'Afrique » (2011), l'action économique voit se juxtaposer deux visions du continent africain. L'une favorise le développement par la promotion de l’intégration économique régionale et le soutien à l’agriculture. L'autre vision est celle de l'Afrique comme territoire d’opportunités, où sont défendus des intérêts économiques allemands, dans les domaines des matières premières, des énergies fossiles et des énergies renouvelables. La défense grandissante des intérêts économiques allemands s'explique par la pression croissante de la concurrence de la Chine, de l’Inde, du Brésil et des États-Unis sur le continent africain. Les « lignes directrices de la politique africaine » de 2014, qui mettent moins en avant les problématiques économiques, ont le mérite de privilégier le développement des économies africaines plutôt que les intérêts économiques allemands. Leur concrétisation reste à observer.

Notons que la deuxième « Journée de l’Afrique », organisée le 11 mai par le BMZ, a mis en avant les nombreuses possibilités qu’offrait l’univers numérique pour le développement en Afrique. Friedrich Kitschelt, secrétaire d’État au BMZ, a ainsi annoncé le lancement d’un « Partenariat stratégique pour le développement du numérique en Afrique ». Cette mesure, qui s’adresse à toutes les entreprises allemandes et européennes, vise à renforcer la coopération avec l’économie privée dans le domaine des nouvelles technologies en mettant en place des coopérations innovantes avec des sociétés, des universités et des civils africains.

Dilemme entre promotion des valeurs et défense des intérêts

Au-delà du problème de compétition entre les Ministères qui n'est pas réglé, un dilemme apparaît dans la politique africaine de l'Allemagne. Comment défendre à la fois les intérêts économiques et stratégiques allemands tout en faisant la promotion des droits de l’Homme, de la démocratie et de l’État de droit ? En effet, selon Tobias Koepf, « le gouvernement fédéral est bien obligé de collaborer avec les élites au pouvoir, lesquelles, bien souvent, n’ont pas été élues et ne gouvernent pas de manières démocratiques. »

L'exemple le plus récent de ce dilemme est la visite en Allemagne du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi en Allemagne, reçu le 4 juin 2015 par la chancelière Angela Merkel. Le renforcement de la coopération économique était au cœur des discussions, malgré les désaccords entre les dirigeants sur des sujets politiques : la liberté de travail des fondations politiques allemandes en Égypte, la liberté de religion pour les chrétiens coptes comme pour les musulmans et surtout la peine de mort. Cette visite fut pourtant l'occasion pour le groupe allemand Siemens de signer avec l’Égypte un contrat de huit milliards d’euros pour la fourniture de trois centrales à gaz et de douze parcs éoliens, soits les plus gros contrats jamais signés par le groupe allemand. Depuis quelques années, ce dilemme éveille ainsi des doutes au sein de la société civile allemande quant aux réelles intentions de la politique africaine de l’Allemagne : n'assisterait-on pas à une course acharnée pour les matières premières africaines?

À travers sa politique africaine, l'Allemagne apparaît comme l'avocat des principes de bonne gouvernance, au respect desquels elle conditionne l'attribution de son aide au développement. Pourtant, le continent africain devenant de plus en plus attrayant pour l'économie allemande, il semble aujourd'hui difficile pour le gouvernement allemand de concilier la promotion de ces valeurs avec la défense de ses intérêts économiques. En parallèle, l'engagement militaire allemand s'est renforcé dans des cadres multilatéraux, tout en continuant d'exclure les actions de combat. Finalement, les publications scientifiques récentes montrent que la politique africaine de l'Allemagne est toujours caractérisée par un manque de clarté, chaque Ministère persistant à définir ses propres stratégies, au dépend d'une stratégie globale précise. Les débats ayant eu lieu depuis les années 2000 n’ont pas permis l'émergence de priorités thématiques ou régionales, tandis que la politique africaine de l'Allemagne ne fait l'unanimité ni au sein de l'opinion publique, ni parmi les acteurs politiques.

Aller plus loin

Sur Nouvelle Europe :

Ouvrages :

  • Essis, Botiagne Marc, « La politique africaine de l'Allemagne depuis 1990 », Allemagne d'Aujourd'hui, Janvier-mars 2010 (n°191), p.61-77.
  • Lugan, Bernard, Cette Afrique qui était allemande, Paris, Editions Jean Picollec, 1990.
  • Mair, Stefan / Tull, Denis, Deutsche Afrikapolitik: Eckpunkte einer strategischen Neuorientierung, Berlin, Stiftung Wissenschaft und Politik, « SWP-Studie », n° 10, mars 2009. (en allemand)
  • Stark, Hans, Politique internationale de l'Allemagne, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du septentrion, 2011.

Sur internet :

Crédit image : Afrika. Fluss-und Gebirgssysteme, 2014, Vladimir Tkalcic sur flickr