
L’Estonie est, avec son million d’habitants, l’un des plus petits pays de l’Union européenne. Si bien que certains penseurs se sont demandés, comme Raymond Aron, si un Etat si petit était viable sur la scène internationale. Et pourtant, le sentiment national estonien, s'il est apparu tardivement au XIXe siècle comme celui de son voisin letton, est un élément puissant de l’identité estonienne, avant tout basée sur la langue et, donc, sur la littérature.
De la Finlande à l’Estonie
Comme le disait Märt Väljataga à Eurozine en 2007, l’Estonie contemporaine attend son grand roman. Il semble bien que si elle n’a pas encore touché le public européen avec de grandes narrations contemporaines en langue estonienne, l’Estonie se soit trouvée une grande romancière finno-estonienne pour évoquer son histoire tourmentée.
L’Estonie et la Finlande partagent certes une parenté linguistique et l’air de leurs hymnes nationaux, mais elles ont surtout derrière elle un long passé d’échanges et de combat pour la sauvegarde de leur identité. Si notre voyage estonien commence en Finlande, il ne faut donc pas s’en étonner. Sofi Oksanen, jeune romancière d’origine finlandaise et estonienne a choisi de faire de ces aller-retours dans le Golfe de Finlande le sujet des Vaches de Staline (2003). Elle y raconte les histoires croisées d’Anna, une jeune femme finlandaise qui entretient des rapports complexes avec la nourriture, et de Katariina, sa mère estonienne échappée d’URSS grâce au mariage. C’est le récit du passage entre ces deux mondes et de l’incompréhension qu’il engendre chez les deux femmes qui nous donne à voir comment ces deux pays, si proches, ont été si durablement séparés par l’expérience soviétique. Au-delà de cette séparation durable, le roman illustre aussi la dynamique originale des échanges qui pouvait exister entre les deux rives du golfe : mariages, échanges commerciaux, visites familiales. Avec leurs lots de tracas administratifs: « Ma grand-mère était trop souffrante pour venir nous voir à Tallinn, seule zone où notre invitation était valide. Nous devions donc nous échapper clandestinement dans la campagne hors des frontières de Tallinn. » (p.39).
Une fois le bateau laissé à Tallinn et l’Union soviétique disparue, Sofi Oksanen entreprit de narrer l’histoire douloureuse des ravages de l’imposition du régime soviétique et de sa disparition. Ici, ce sont encore deux femmes, Zara, jeune femme russe de Vladivostok et petite fille de déportés estoniens, et Aliide, sa grande tante restée en Estonie mais marquée à jamais par la violence de la stalinisation, qui lèvent le voile sur cette histoire. La première a connu les souffrances d’un Ouest lumineux qui se transforme en cauchemar et la seconde ne s’est jamais vraiment réveillée du cauchemar de la Seconde Guerre mondiale. Dans Purge (2008), on prend la mesure des traumatismes familiaux engendrés par ce court XXe siècle estonien.
Lutter comme un radis
Sofi Oksanen décrit avec humour dans les Vaches de Staline, « les radis dont la façade rouge de membres du parti communiste, plus rouge que ça tu meurs, cache un sang blanc de patriote » (p.30). Et la littérature du XXe siècle a été celle d’une lutte, souvent très courageuse, pour la reconnaissance de l’identité estonienne. En quittant Tallinn pour voyager plus au Sud dans le pays, c’est Jaan Kross qui pourra nous servir de guide, celui qu’on considère comme le plus grand romancier estonien du siècle. Il raconte en 1978, en pleine période soviétique, une histoire en partie inspirée de faits réels. Le Fou du Tsar est une histoire partagée entre de multiples cultures. Au début du XIXe siècle, un jeune régisseur estonien du domaine d’un noble allemand au service du Tsar de toutes les Russies voit son maître jeté en prison pour une raison mystérieuse, quand bien même il était très proche du jeune Tsar. On est ici partagé entre la naissance d’une identité estonienne, la cohabitation de plus en plus difficile entre des nobles allemands à la fois libéraux au plan russe et conservateurs sur leurs propres terres et des autorités russes qui hésitent entre constitutionnalisme et régime autocratique.
C’est ici une plongée historique dans l’histoire passionnante d’une terre sous de multiples influences. C’est aussi, bien entendu, une critique féroce du régime soviétique. Qu’a bien pu dire le jeune noble pour être ainsi emprisonné plusieurs années ? Pourquoi dit-on qu’il est fou ? On pense immédiatement aux politiques d’internements psychiatriques des dissidents soviétiques.
Au terme de notre voyage et ayant ignoré de nombreux autres chemins de traverses qu’il faudrait retrouver, nous devons nous rappeler que tout périple estonien est aussi un voyage dans le temps, celui des cultures et celui des consciences.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
Ailleurs sur le Web
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Le site "Litterature Estonienne", une mine d'or sur la littérature ancienne
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Väljataga, Märt. « Literary perspectives: Estonia - Waiting for the Great Estonian Novel ». Eurozine, juin 3, 2007.
Illustration: Anita. First snow, novembre 24, 2010.