Vers l'Europe-providence ?

Par Philippe Perchoc | 5 décembre 2011

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Vers l'Europe-providence ? ”, Nouvelle Europe [en ligne], Lundi 5 décembre 2011, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1338, consulté le 26 mars 2023

L’État-providence a été l’une des grandes innovations sociales européennes, bâti systématiquement après la Seconde Guerre mondiale en Europe de l’Ouest. Et pourtant, il semble aujourd’hui largement remis en cause dans les systèmes nationaux entrés dans un cycle de rigueur sans qu’il prenne racine au niveau européen.

Tout comme Tocqueville a révélé aux Américains les ressorts de leurs société, quelques grands intellectuels se sont penchés avec passion sur les transformations européennes depuis les États-Unis. Au rang de ceux-ci, Tony Judt a occupé une place particulière en posant la question de l’avenir de la social-démocratie en Europe. Son dernier livre, dicté depuis son fauteuil roulant quelques semaines avant sa mort, donne les clefs d’une réflexion nécessaire.

On a, en effet, oublié en Europe ce qu’était la vie sans État-providence : pénible, plus risquée, moins solidaire. Après 1945, tous les États européens de l’Ouest ont peu à peu créé des systèmes de redistribution des richesses et d’élévation des niveaux d’éducation. Ils ont aussi investi dans des biens publics qui n’apparaissaient pas immédiatement rentables comme les chemins de fer ou la santé. En retour, la promesse de mobilité sociale était réelle. Il suffit de se rappeler le parcours du Président français Georges Pompidou, petit-fils d’agriculteur, fils d’instituteur et lui-même issu d’une des plus belles écoles de la République pour toucher du doigt la réalité des bénéfices qui étaient issus de ce système coûteux. C’est que la volonté d’égalité était alors très forte. Comme le rappelle Judt, « les réductions d’inégalités sont porteuses de leur propre confirmation : plus nous devenons égaux, plus nous croyons possible de l’être ».

Or, ce mouvement vers plus d’égalité a été suivi d’un mouvement vers plus de liberté. L’idée est apparue, y compris à gauche, que l’État discriminait certains groupes pour les droits desquels il fallait se battre. A l’inverse, un certain nombre d’économistes et de penseurs originaires d’Europe centrale (Hayek, Schumpeter, Berlin) voyaient d’une manière négative le rôle central de l’État dans l’économie, marqués par l’horreur du nazisme et du totalitarisme. Il fallait, selon eux, protéger les individus de l’État et pour cela, libérer le marché. Leur pensée a ensuite été largement travestie par ceux qui ont déclaré qu’il fallait « libérer le marché » de toutes ses entraves sans penser qu’un marché n’existe pas en soi. Leur volonté de supprimer le rôle de l’État, qui aurait été combattue par Hayek lui-même, a engendré des effets pervers relatifs aux conditions mêmes de l’existence d’un marché fiable. Celui-ci nécessite en effet un bon nombre de facteurs extérieurs qu’il ne produit pas lui-même, au premier rang desquels la confiance. Or, les sociétés plus égales génèrent plus de confiance entre les citoyens et entre les générations puisque « des conditions égales créent des perspectives communes » mais nos sociétés européennes sont devenues de plus en plus inégales.

Tout cela a conduit à un puissant désenchantement de la politique et à une économie mixte d’un type nouveau, que les économistes libéraux auraient eux-mêmes condamné : des entreprises privées (banques, assurances) garanties à l’infini par des capitaux publics. L’imposition du discours économiste et managérial au cœur de l’État a eu pour conséquence de réduire les dépenses publiques et de laisser penser qu’on était en pilotage automatique par les marchés qui agissaient selon le seul critère qu’on leur connaît : gagner plus. C’est oublier que le commerce n’est qu’une dimension d’une société humaine et qu’il faut vouloir vivre et vivre ensemble pour commercer. Le primat de la politique a été oublié et les conséquences sont aujourd’hui palpables : les marchés réclament de la décision et de la confiance.

Au final, c’est la question de la souveraineté qui se pose ici et ce sens, Tony Judt représente plutôt une gauche étatiste et méfiante envers l’intégration européenne. Pourtant, c’est probablement à l’échelle européenne qu’il faut aujourd’hui relancer la machine à produire du lien, redonner son primat à la politique et restaurer la confiance. Les deux éléments vont de pairs : augmenter le budget européen – en créant un impôt européen par exemple ou en mutualisant les dettes nationales -, créer des programmes européens d’investissements sont autant d’éléments qui engendreront la naissance d’une véritable politique au niveau européen. Le Parlement européen a ce pouvoir : il est élu par les citoyens européens et est donc le détenteur virtuel de notre souveraineté collective. Il faudra trancher, redonner du sens à la politique, ce qui participera à rétablir les éléments externes qui permettent à un marché efficace d’exister. Jacques Delors avait imaginé un tel scénario à travers de grands projets d’infrastructures dès 1986. Bronislaw Geremek, historien de la pauvreté et Ministre polonais des Affaires étrangères, avait perçu le risque d’un État européen sans lien social.

La réponse à la crise budgétaire européenne n’est donc pas seulement celle d’une rigueur permettant de rassurer les marchés : une rigueur sans confiance est absolument inefficace. Il faut une politique positive et pas seulement celle d’un État-providence, mais aussi celle d’une Europe-providence.

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

À lire

  • JUDT, T., Contre le vide moral, Restaurons la social-démocratie, Editions Héloïse d'Ormesson, Paris, 2011

Illustration : Raul Garcia, Noche de Reyes, janvier 5, 2011.