Mercredi 25 février 2009, la Fondation pour l’Innovation politique accueillait le débat consacré à la politique européenne de l’immigration. Avec cette table ronde, Nouvelle Europe souhaitait dépasser les simplifications qui caractérisent souvent le débat sur ce thème, polarisé autour des questions de l’immigration illégale et des flux Sud-Nord, au détriment des migrations tout aussi importantes provenant de l’Est, mais aussi des enjeux de long terme que sont l’aide au développement, l’avenir démographique de l’Europe et les politiques du travail et d’intégration.
À cette fin, nous avions trois invités aux profils très variés pour débattre avec nous de ces questions : Catherine Wihtol de Wenden, directeur de recherche au CNRS, Son Excellence Kostiantyn Tymoshenko, Ambassadeur d’Ukraine à Paris et Omar Ba, auteur de Soif d'Europe. Témoignage d'un clandestin.
Si Mme de Wenden, spécialiste des migrations internationales, a analysé les contradictions des politiques migratoires européennes, M. Tymoschenko a témoigné de l’expérience de son pays dans le contrôle des flux migratoires en provenance des pays asiatiques vers l’Union européenne. Quant à M. Ba, il nous a livré le point de vue d’un ancien clandestin sur le désir d’Europe et les illusions que bercent la plupart des candidats à l’immigration.
L’Ukraine, gardien des frontières orientales de l’UE
Depuis la moitié des années 1990, l’Ukraine est confrontée à un problème d’ordre nouveau : celui des immigrés, provenant des anciennes républiques soviétiques, mais surtout d’Inde, du Bengladesh, du Vietnam et de Chine, qui rentrent illégalement sur le territoire ukrainien, non pas pour y rester, mais pour passer plus à l’Ouest, en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie et, dans une moindre mesure, en Roumanie. Cette situation constitue un véritable casse-tête pour le gouvernement ukrainien : il est en effet difficile de négocier des accords de réadmission avec les pays d’origine de ces personnes, car ni eux ni l’Ukraine ne disposent des ressources nécessaires pour organiser les rapatriements.
La situation est de plus compliquée par le fait que la frontière avec la Russie, principale porte d’entrée pour ces migrants, n’existe encore que sur la carte, une ligne de démarcation administrative qui n’est souvent pas visible sur le terrain. Or, l’aménagement de cette frontière requiert du temps ainsi que des moyens financiers considérables et risque de provoquer des désaccords avec les Russes, qui ne veulent pas voir de barbelés les séparant de l’ancienne république sœur.
Le problème existe en partie également à la frontière occidentale, là où les installations « spéciales » ont été allégées après la chute du Mur : si du côté des pays de l’UE cette frontière est surveillée par des moyens sophistiqués, du côté ukrainien il n’y a quasiment rien (bien que l’Ambassadeur ironise sur le fait que rares sont les Occidentaux qui veulent rentrer illégalement en Ukraine). De plus, les postes de passage sont souvent insuffisants, ce qui crée de longues queues à la douane.
L’Ambassadeur souhaite donc que l’Ukraine, la Russie et l’UE travaillent ensemble, aussi bien dans l’installation des instruments techniques nécessaires aux frontières que dans la lutte contre les filières de l’immigration illégale, pour trouver des solutions communes à ce problème commun. M. Tymoshenko fait en effet remarquer que les autorités ukrainiennes, en arrêtant les clandestins sur leur territoire, les empêchent de passer plus à l’Ouest, en gardant ainsi la frontière orientale de l’UE.
Mais l’Ukraine, outre à constituer un important pays de transit, est aussi un État européen qui aspire à rentrer dans l’UE, qui fait d’importants efforts pour que son économie et son système politique et juridique soient au niveau, mais qui ne peut pas encore bénéficier pleinement des « richesses européennes » que sont « les valeurs démocratiques, sociales, économiques et culturelles ». Si en effet depuis le 1er mai 2005 il n’y a plus de visa pour les citoyens des pays membres de l’UE qui veulent se rendre en Ukraine, les citoyens ukrainiens ne peuvent pas encore circuler librement en Europe. Il existe certes un accord de facilitation des régimes de visa, gratuits pour certaines catégories d’Ukrainiens, mais il leur reste tout de même à faire les démarches nécessaires, sans toujours en comprendre l’utilité.
L’illusion européenne
Le témoignage d’Omar Ba a permis de mettre en évidence la complexité du phénomène de l’immigration et les incompréhensions qui existent entre pays européens et immigrés, notamment africains.
Après avoir essuyé les refus de visas de la part des ambassades française et américaine, faute de dossier solide (car il n’avait ni ressources suffisantes, ni d’assez bonnes notes à l’école), Omar Ba décide de partir par la seule voie qui s’offrait à lui, celle de la mer. Il quitte le Sénégal en 2000 et arrive d’abord en Espagne, où il fait une demande de régularisation, qui lui est refusée car il n’a pas d’attaches sur le territoire européen, et se rend ensuite en France, où il est interpellé en 2002 et « reconduit à la frontière ». Repartir en Afrique est dans un premier temps un soulagement pour lui, après ce qu’il a enduré, aussi bien d’un point de vue physique que psychologique, pendant sa clandestinité, mais il décide bientôt de reprendre ses études, en commençant une formation pas très développée dans son pays, pour avoir des arguments à fournir aux services consulaires français et il revient finalement en France avec un permis de séjour étudiant en 2003. Pour appuyer son dossier, il se fait de plus délivrer des documents, établis par des services « souterrains », attestant de ressources inexistantes.
Face aux contrôles mis en place par les États européens pour limiter ou en tout cas choisir l’immigration, les immigrés développent en effet des stratégies de plus en plus ingénieuses pour les contourner. Ce n’est donc pas en rendant l’entrée sur le territoire européen plus difficile qu’on décourage les migrants potentiels (même si Omar Ba ne plaide pas pour autant pour une ouverture complète des frontières). Au contraire, cela attise davantage le désir de venir en Europe, comme « dans une pièce où on entend tout le monde faire la fête et dont on vous interdit l’accès. Si en plus on a faim et qu’on n’a rien à manger, on va utiliser ses dernières forces pour défoncer la porte ». De même, il est inutile de distinguer différentes catégories de migrants, car on peut venir légalement en tant que touriste ou étudiant ou dans le cadre d’un accord de migration circulaire (comme celui en vigueur entre le Sénégal et l’Espagne depuis mars 2008) et puis rester illégalement sur le territoire, car « être clandestin ici est mieux qu’être légal au pays ». Les candidats à l’immigration ne se posent pas de questions sur une immigration choisie ou pas, ou sur la politique d’immigration de tel ou tel pays. Certes, ils sont bien conscients qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir un visa en France et se tournent donc davantage vers l’Espagne et l’Italie, mais tout ce qu’ils veulent, c’est partir. Cela vaut même pour ceux qui ont fait des études, qui ne sont plus considérés comme un moyen d’obtenir un bon travail, mais comme un poids économique et une perte de temps, car de toute façon l’avenir, c’est l’Europe.
Cela est d’autant plus vrai que le système éducatif entretient le mythe d’une Europe où tout est possible et où tout le monde réussit. Au cœur des programmes scolaires il y a l’UE, alors que l’histoire africaine est à peine abordée, et Monnet, le père de l’Europe, est une idole pour les étudiants, qui ne se demandent toutefois pas s’il y a un Jean Monnet sénégalais possible et ne comprennent donc pas le message qui est de dire que si c’est possible ailleurs, c’est possible aussi en Afrique. Il y a donc un problème éducatif et pédagogique. Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’Innovation politique, fait toutefois remarquer que cela témoigne au contraire d’une bonne compréhension du message européen, selon lequel les nations ne séparent pas les hommes et les frontières se franchissent.
Ces illusions, la certitude de trouver facilement du travail en Europe et de ne pas pouvoir faillir, se sont bien sûr écrasées contre la réalité à laquelle Omar Ba s’est trouvé confronté une fois arrivé, au point de le pousser à se demander s’il ne s’était pas trompé d’Europe. Son combat maintenant, ce pour quoi il a suspendu sa thèse, est donc de convaincre les jeunes Africains de ne pas se faire d’illusions sur l’Europe, de venir, mais en connaissance de cause en comprenant qu’en Europe, comme en Afrique, c’est la vie tout simplement, différente certes, mais avec de hauts et de bas.
L’Europe et l’immigration : une relation pleine de contradictions
La politique d’immigration européenne se construit sur une contradiction fondamentale : d’un côté, le fait que le continent européen soit devenu brusquement un continent d’immigration, alors qu’il a été pendant des siècles une terre de départ, est difficile à faire accepter par l’opinion publique, et les pays européens, démocratiques, sont sous le contrôle de leur opinion publique, une sorte d’aiguillon pour la décision politique. De l’autre côté, l’Europe a pris conscience de son vieillissement démographique et de son besoin structurel de main d’œuvre dans un certain nombre de secteurs (notamment l’agriculture, les services à la personne âgée, le bâtiment, les travaux publics, et les services de nettoyage).
Les sommets européens (Séville en 2002, Thessalonique en 2003, la Haye en 2004), ont d’abord été centrés sur la lutte contre l’immigration clandestine comme seule politique d’immigration européenne. Suite au rapport des Nations unies sur les migrations de remplacement, qui a pointé qu’à partir de 2030 le poids des inactifs risquerait d’être supérieur à celui des actifs, qu’il y aurait des pénuries de main d’oeuvre et que la pyramide des âges allait se déséquilibrer, le dogme de l’immigration zéro a toutefois dû évoluer et l’Europe a dû entrouvrir ses frontières, tout en misant sur deux priorités.
D’une part, une immigration sélective qui corresponde aux besoins du marché du travail, pour rassurer l’opinion publique : immigration choisie en France, Green Card expérimentée en Allemagne pour attirer des travailleurs qualifiées, puis remplacée par un permis à points, accords bilatéraux pour travailleurs qualifiés ou non-qualifiés dans plusieurs pays européens. D’autre part, l’immigration circulaire, car on s’est aperçu, avec l’expérience de l’ouverture à l’Est, que plus les frontières étaient ouvertes, plus les gens circulaient et plus elles étaient fermées, plus les gens se sédentarisaient par défaut. Si toutefois, quand il y a un espoir que les choses vont s’améliorer dans le court terme, il peut y avoir une installation dans la mobilité comme mode de vie (ce qui est le cas de beaucoup de nouveaux Européens avec les pays d’Europe de l’Ouest), quand cet espoir n’existe pas, il n’y a pas de circulation migratoire, parce que si on retourne on aura des difficultés pour revenir par la suite.
Ces deux initiatives ne satisfont donc pas les besoins du marché du travail et aujourd’hui en Europe la plupart des métiers non qualifiés sont remplis par des immigrés en situation irrégulière, parce qu’on n’ose pas proposer un statut pour ces gens qui sont mal acceptés par l’opinion publique. S’il faut donc bien sûr informer les personnes qui veulent venir en Europe pour pas qu’elles se fassent des illusions et parfois qu’ils meurent en voyage, il faut aussi informer les opinions publiques européennes, parce que ce blocage est dû à une incompréhension de la structuration du marché du travail et de l’avenir démographique de l’Europe.
Les politiques migratoires ont 30 ans de retard par rapport à la réalité et la plupart échouent dans la dissuasion, tout en violant les droits de l’homme. L’Europe aurait donc intérêt à avoir une politique beaucoup plus souple et plus pragmatique, notamment sur les catégories de migrants, qui sont souvent glissantes. L’idée que l’on puisse complètement fermer les frontières à certaines catégories de migrants est une idée fausse, qui a un coût financier, diplomatique et humain considérable. Il faudrait beaucoup plus s’intéresser aux aspects du vivre ensemble que s’acharner à vouloir contrôler les frontières, ce qu’on ne peut faire que très imparfaitement.
Pour aller plus loin :
À lire
- Omar Ba, Soif d'Europe. Témoignage d'un clandestin, Éditions du Cygne, 2008
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