
Vlachs, Ruthènes, Roms, Gorani, Croates, Serbes, Bosniaques, Albanais… dans cette région multiethnique, la question des minorités revêt une importance particulière. En effet, la stabilité à long terme des Balkans dépend d’une intégration réussie de ces dernières. À l’occasion des recensements organisés en avril et en octobre derniers, revenons sur la situation des minorités dans les Balkans.
Minorités ethniques, statistiques et politique.
En avril, la Croatie, le Monténégro et le Kosovo ont organisé le recensement de leur population ; suivis, en octobre, par l’Albanie, la Serbie et l’ancienne République yougoslave de Macédoine. Simple opération statistique ailleurs, enjeu politique dans les Balkans ; les recensements de 2011, à l’exception du recensement croate, se sont déroulés sur fond de polémiques et de tensions interethniques et confessionnelles. Il est intéressant de noter que ce sont surtout les « jeunes » États, encore politiquement fragiles et dont l’identité reste à construire et affirmer, qui sont concernés.
Monténégro
Indépendant depuis 2006, après un référendum serré (55,4% de « oui »), l’État monténégrin, encore en phase de consolidation, a cherché à promouvoir une identité nationale à travers, entre autres, un travail sur la langue monténégrine afin de la distinguer du serbe. Ici, le recensement a pris des allures de bataille identitaire, chaque parti concerné essayant de convaincre la population de se déclarer monténégrine, orthodoxe, serbe, etc. dans un État où les Monténégrins ne constituent que 45% de la population.
D’après les résultats du recensement d’octobre 2011, les Serbes représentent la minorité la plus importante du pays (29%), suivis des Bosniaques (environ 9%), des Albanais (presque 5%) et enfin des Roms (1%), les autres minorités représentant une infime proportion. Malgré les efforts du gouvernement pour mettre en avant le monténégrin, 43% de la population considère encore le serbe comme étant leur langue maternelle.
Kosovo
État, dont l’indépendance proclamée en 2008 n’est toujours pas reconnue par la Serbie, le Kosovo a organisé son recensement avec l’aide de l’Agence des Nations unis pour la Supervision des Projets (UNOPS) et avec l’aide de l’Union européenne. Conforme aux critères d’Eurostat, direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique, le recensement est néanmoins critiqué à la fois par une partie de la minorité serbe, dans le nord du Kosovo, qui a décidé de boycotter le recensement et par la population albanaise – majoritaire – qui dénonce ce qui est considéré comme une tentative de minimiser la proportion albanaise en ne comptant pas la diaspora. Les données concernant l’appartenance ethnique et confessionnelle du recensement de 2011 n’ayant pas encore été publiées, on estime à 92 % la population albanaise, à 4 % la minorité serbe et à également 4 % les autres minorités réunies (chiffres de 2002).
Boycotts en Albanie et en Serbie
En Albanie, les représentants des minorités ont appelé au boycott en raison des questions sur l’appartenance ethnique et religieuse, en raison de la mise en place d’une amende de 1000 dollars pour quiconque se déclarerait d’une ethnie autre de celle inscrite sur l’acte de naissance et en raison de l’emprisonnement de ceux qui refuseraient d’être comptés. À leurs yeux, il s’agit d’une tentative du gouvernement albanais de minimiser la part des minorités dans le pays, officiellement estimées à 80 000 personnes, alors que les représentants des minorités s’accordent pour dire qu’elles représenteraient près d’un million.
Un appel au boycott a également été lancé en Serbie – où la minorité la plus importante est la minorité hongroise (environ 4 %) – par les représentants politiques de la minorité albanaise (1 % de la population) qui dénoncent de mauvaises conditions de recensement (questionnaire monolingue, faible représentation albanaise au sein des enquêteurs).
La Bosnie-Herzégovine et la Macédoine privées de recensement
Pas de recensement en 2011 en Bosnie-Herzégovine faute d’accord entre les trois minorités « constituantes » serbe, croate et bosniaque à propos, notamment, de la question concernant l’appartenance ethnique et confessionnelle, les Croates et les Bosniaques refusant qu’elle soit incluse dans le formulaire.
En Macédoine, le recensement, débuté le 6 octobre, a été annulé une semaine plus tard suite à de vives polémiques et tensions entre population macédonienne et minorité albanaise. Il est apparu que les données relevées ne correspondaient pas à la réalité (certains agents albanais sont accusés d’avoir falsifié les chiffres de leur minorité) et que la méthodologie conforme à celle d’Eurostat n’était pas respectée. Cette cristallisation autour des chiffres de la population albanaise s’explique par l’accord cadre d’Ohrid – signé en 2001 sous la tutelle de l’OTAN – destiné à améliorer les droits de la minorité albanaise et à apaiser les tensions qui parcouraient le pays. Concrètement, l’emploi de l’albanais est désormais autorisé et devient langue officielle avec le macédonien dans toute municipalité où habitent plus de 20 % d’Albanais.
Droits des minorités : entre théorie et pratique.
Arme politique, source de manipulations, le recensement est encore considéré avec méfiance aux yeux d’une partie des minorités qui craint les discriminations. Pourtant sur le plan juridique, le droit des minorités, qui fait partie de l’acquis communautaire depuis son inscription dans l’article 2 du Traité de l’Union européenne (TUE), est reconnu par tous les États.
En Croatie, la loi constitutionnelle de 2002 sur les droits des minorités interdit toute forme de discrimination et garantit un large éventail de droits à ses minorités. Citons notamment le droit à l’éducation dans sa langue maternelle et surtout le droit d’être représentées dans les instances représentatives au niveau local et national, ainsi que dans les administrations et instances judiciaires. Est également garanti aux minorités nationales, soit 7,5 % de la population (chiffres de 2001), un nombre de cinq à huit sièges au Parlement (en 2011, on compte huit députés des minorités). Au niveau national, les minorités sont également représentées par un Conseil de la minorité nationale. Sur le plan local et régional, il existe des Comités de la minorité nationale pour toute minorité qui représente, respectivement, plus de 200 personnes ou plus de 500 personnes.
En Serbie, le dispositif juridique est lui aussi également assez avancé. Le droit des minorités est spécifié dans les lois sur la protection des droits et des libertés des minorités nationales et sur l’éducation et l’usage officiel des langues des minorités de 2002. La Constitution garantit quant à elle le principe de non-discrimination. Dans les autres États, il n’y a pas de loi spécifique concernant les minorités, mais les droits de ces dernières sont inscrits dans la Constitution et sont plus ou moins spécifiés selon les États.
Le cas de la Bosnie-Herzégovine est plus complexe. Divisée entre la Fédération croato-musulmane et la République serbe de Bosnie, il n’y a pas de population majoritaire dans le pays. Croates, Serbes et Bosniaques représentent plus de 90% de la population et ont le statut de minorité « constituante ». Ils jouissent ainsi d’une situation privilégiée par rapport aux « autres », catégorie qui regroupe le reste des minorités qui ne sont pas représentées politiquement.
Des discriminations persistantes
L’affirmation et la reconnaissance des droits des minorités sont une chose, encore faut-il que ces droits soient effectivement respectés. Dans les faits, nombreuses sont les entraves aux droits des minorités dans les Balkans, par faute de moyens dans certains cas ou de volonté politique dans d’autres.
Parmi les nombreuses minorités présentes dans la région, ce sont les Roms qui souffrent le plus de discriminations. Méprisés et encore considérés comme des citoyens de second rang, leur importance dans les Balkans occidentaux est sous-estimée selon les organisations non gouvernementales. En Serbie par exemple, lors du recensement de 2002, 108 000 personnes se sont déclarées Roms (soit 1,44 % de la population) alors qu’ils sont estimés être six à sept fois plus nombreux. Les Roms sont également encore trop souvent les cibles de violence de la part du reste de la population et exclus de la société (éducation, emploi, aides sociales, logement) malgré les efforts faits, notamment en Croatie et en Serbie dans le cadre de la Décennie d’inclusion des Roms 2005 – 2015.
En Bosnie-Herzégovine, où les Roms, estimés à 70 000 – 100 000 personnes, cherchent à obtenir le statut de minorité « constituante », la situation est particulièrement alarmante. La plupart des Roms n’ont pas accès à une assurance santé, aux aides sociales, au logement, ni à l’éducation (moins de 35 % des enfants sont scolarisés et vont à l’école régulièrement) ni à l’emploi puisque seulement 1,5 % des Roms en âge de travailler ont un emploi. Toutefois depuis 2004, des initiatives se mettent en place pour mieux intégrer les Roms, notamment sur le plan scolaire, comme dans la ville de Gradiska qui a réussi à scolariser la totalité des enfants Roms de la ville cette année.
Les autres minorités sont bien mieux intégrées même si des violences sporadiques à l’encontre des membres des minorités éclatent encore parfois, comme en Dalmatie à l’encontre des Serbes (4,54 % de la population et minorité la plus importante de Croatie) ou en Voïvodine en Serbie à l’encontre des Hongrois ou des Croates. Des discriminations à l’embauche persistent également malgré la mise en place, dans certains pays, de mesures de discrimination positive.
L’exclusion ne se limite pas seulement à l’ethnie, elle touche également la communauté homosexuelle, encore fortement stigmatisée dans une région où la religion joue toujours un rôle important. Rappelons les violences commises par des groupuscules d’extrême droite lors de la Gay Pride de Belgrade en 2010 ou de Split en juin 2011. Si des lois existent pour protéger les droits des homosexuels, les mentalités ne suivent pas encore.
Dans l’ensemble, les États ont encore d’importants efforts à faire en matière d’intégration et de lutte contre les discriminations et violences envers les minorités. La reconnaissance des minorités et de leurs droits sur le plan juridique, motivée sans aucun doute par le processus d’élargissement de l’Union européenne, constitue déjà une importante avancée. Il convient toutefois de rester circonspect sur la question des minorités dans les Balkans notamment en cette période de crise économique, terrain propice au réveil de nouvelles tensions interethniques, encore sous-jacentes, comme l’ont montré les récents recensements et discours nationalistes.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
Sur Internet
- Dossier du Courrier des Balkans : Recensements dans les Balkans en 2011 : comptes, décomptes et polémiques
- Les homosexuels croates plus heureux des Balkans… enfin presque (article Café Babel)
Source photo : Par Ωριγένης.Ωριγένης at el.wikipedia [GFDL ou CC-BY-SA-3.0], de Wikimedia Commons