
À la fin de la Guerre froide, la Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) était la seule organisation à regrouper tous les pays du continent européen. Devant les guerres qui secouent alors l'ex-Yougoslavie, l'organisation se dote d'un Haut-Commissaire pour les Minorités. À partir de l'expérience de celui-ci dans les États baltes, quel bilan tirer de son rôle de prévention ?
L'institution et son contexte spécifique
La création d'un poste de Haut-Commissaire de la CSCE pour les Minorités nationales est le résultat de l'inquiétude grandissante des Européens devant les signes de désintégration violente du continent. En 1992, le siège de Sarajevo révèle l'ampleur des combats qui sévissent alors dans les Balkans. Par ailleurs, les minorités hongroises d'Europe centrale et les minorités russophones en Estonie et en Lettonie envoient des signes inquiétants. Les chancelleries européennes craignent le développement de nouveaux foyers de violence.
L'idée d'un Haut-Commissaire est alors soutenue par les grands États européens et notamment par la Russie. Comme lors de la Guerre froide, cette dernière reste partisane de l'institutionnalisation de la CSCE. Celle-ci, créée en 1975, a été le moyen de stabiliser les relations Est-Ouest et Moscou espère pouvoir y conserver un pouvoir important après 1991.
Le premier Haut-Commissaire nommé par la CSCE est Max van der Stoel en 1992. Ce Néerlandais a été deux fois Ministre des Affaires étrangères (1973-1977 et 1981-1982), député des chambres haute et basse du Parlement néerlandais, député européen et Ambassadeur des Pays-Bas à l'ONU. L'homme a participé à la création de la CSCE en 1975 et il est connu pour ses talents de diplomates à une époque où les Pays-Bas s'engagent pour la stabilisation des Balkans. Il reste à son poste jusqu'en 2001, marquant une décennie d'action de la CSCE dans le domaine de la prévention des conflits liées aux minorités nationales. Car il faut bien comprendre que la fonction de Haut-Commissaire n'est pas celle d'une personne nommée pour s'assurer des droits de toutes les minorités vivant sur le continent européen. Il s'agit pour la CSCE de prévenir les conflits liés aux minorités nationales, ce qui n'a pas été fait dans le cas tragique de la Bosnie et du Kosovo. Son mandat l'oblige à agir dans le respect de la souveraineté des États, en usant des moyens d'une diplomatie silencieuse.
Le Haut-Commissaire et les non-citoyens d'Estonie et de Lettonie
Par ailleurs, le Kremlin essaie d'attirer alors l'attention de l'Europe sur la situation des russophones en Estonie et en Lettonie. Lors de l'occupation de ces dernières par l'URSS (1940-1991), de très nombreuses familles soviétiques se sont installées en Estonie et en Lettonie, pour des raisons économiques, dans le cadre de grands projets d'industrialisation. Cette politique a été longtemps appuyée par le régime soviétique, qui y voyait le moyen de s'assurer de l'irréversibilité de la situation de domination de facto. Cette immigration massive a eu pour effet de mettre les Estoniens et surtout les Lettons en situation de quasi minorités dans leur propre pays. Après la chute de l'URSS, ces immigrés, pour la majorité russophones, ne sont pas devenus automatiquement citoyens de l'Estonie et de la Lettonie. En effet, les législations estonienne et lettone sur la citoyenneté sont assez strictes.
En Lettonie, seuls les citoyens et descendants de citoyens de la république de Lettonie (1918-1939) retrouvent automatiquement leur citoyenneté en 1991. Pour tous les autres, il leur faut attendre une loi de naturalisation qui est finalement votée en 1994. Cette législation laisse donc près de 40% de la population sans citoyenneté. Elle impose au départ un quota de naturalisation de 2000 personnes maximum par an, c'est-à-dire 1% de la population vivant en Lettonie. Ces dernières doivent prouver leur connaissance du letton, de l'histoire et de la constitution du pays et prêter serment de fidélité à la Lettonie.
En Estonie, une législation similaire est adoptée, à une exception près. Les non-citoyens qui ont soutenu le Congrès, un des principaux mouvements indépendantistes des années 1980, et s'étaient pré-enregistrés peuvent aussi devenir citoyens sans passer d'examen. Les autres se retrouvent dans la position de non-citoyens. Ils n'ont pas le droit de vote, mais peuvent néanmoins voter pour les élections municipales.
Le Haut-Commissaire pour les Minorités nationales prend son poste en janvier 1993. Il doit alors faire face en Estonie et en Lettonie à deux problèmes. Le premier est le départ des troupes russes exigé par Tallinn et Riga. Moscou tente de faire valoir qu'il ne peut intervenir avant le départ des troupes d'Europe centrale et lie finalement le départ des troupes au règlement du second problème, celui de la citoyenneté.
Il ouvre des bureaux à Tallinn et à Riga. Max van der Stoel commence par faire remarquer que les législations estonienne et lettone ne sont pas - comme l'a souligné l'ONU en 1992 - contraires au droit international. En Allemagne aussi, on exige des candidats à la citoyenneté la connaissance de la langue. Ce qui pose problème, ce sont plutôt les conséquences d'une telle législation : elle créée une forte incertitude quant au devenir des populations non-citoyennes dans les deux pays. Le Haut-Commissaire se donne donc pour mission d'aider l'Estonie et la Lettonie à améliorer leur législation pour accélérer l'intégration des non-citoyens et de jouer une mission de bons offices entre les associations russophones, les gouvernements baltes, l'Union européenne et la Russie.

En Estonie et en Lettonie, les naturalisations suivent un rythme très différent.
En Estonie, le mouvement des naturalisations est beaucoup plus précoce. Il faut souligner que les russophones forment une part moins importante de la population, environ 25%. Néanmoins, ils habitent pour la plupart dans le nord-est du pays où ils forment entre 75 et 90% de la population. En 1993, la mairie de Narva, la principale ville de la région, décide d'organiser un référendum pour demander son autonomie. La tension est très vive à l'été entre les deux communautés, dans la mesure où les troupes russes n'ont pas encore quitté l'Estonie. Finalement, le référendum est invalidé par la Cour constitutionnelle. Le Haut-Commissaire joue alors un rôle décisif pour éviter tout recours à la force, d'un côté comme de l'autre. Il montre ainsi que sa volonté de pousser Tallinn et Riga à aller plus loin dans l'intégration des non-citoyens est fondamentale pour éviter la montée des tensions.
Ainsi, il propose aux Lettons de supprimer le quota de 2000 naturalisations par an en 1994 pour instaurer un système de fenêtres par âge. Les classes d'âge seraient ainsi autorisées à candidater par vagues à la citoyenneté. Sous la pression européenne et par l'intermédiaire du Président Ulmanis, le Parlement letton finit par l'accepter. {mospagebreak}
L'axe Bruxelles / Tallinn-Riga / Moscou
En Estonie comme en Lettonie, l'idée que le Haut-Commissaire est entre les mains de la Russie est très répandue dans les années 1990. Cette image réduit son pouvoir d'influence auprès de députés souvent très nationalistes. Le génie du Haut-Commissaire est de travailler en bonne intelligence avec la Commission européenne dès le milieu des années 1990. Cette dernière décide en effet, dans les rapports de l'Agenda 2000 préparant le prochain élargissement, de s'appuyer sur les observations de van der Stoel. Les critères de Copenhague en 1993 incluent le respect des minorités et la Commission n'a pas l'expertise nécessaire dans ce domaine.
Dès ce moment-là, le Haut-Commissaire s'appuie sur un réseau d'ambassadeurs européens à Riga et à Tallinn. Comme l'a rapporté Nils Miuznieks, alors à la tête d'une des principales organisations de défense des droits de l'Homme à Riga dans les années 1990, le Haut-Commissaire faisait appeler les députés ou ministres récalcitrants par cinq ou six ambassadeurs d'affilée.
Ce mécanisme est illustré par le refus de faire entrer la Lettonie dans la première vague des élargissements en 1997. Cette annonce est un véritable choc sur les bords de la Daugava. Le Président Ulmanis demande alors, appuyé par van der Stoel, la fin du système de fenêtres puisque celui-ci n'a pas fait ses preuves. La volonté d'entrer rapidement dans l'Union européenne pousse alors le gouvernement letton à écouter le Haut-Commissaire avec beaucoup plus d'attention et à moins faire cas des critiques russes. C'est à partir de 1998 et d'une nouvelle loi sur les naturalisations que ces dernières deviennent de plus en plus nombreuses.
Aujourd'hui, dans les deux républiques, la plupart des non-citoyens sont des personnes âgées qui ne voient pas l'intérêt d'acquérir la citoyenneté du pays dans lequel elles vivent. Les taux de réussite aux examens dépassent les 80% et le prix de ces examens a beaucoup baissé.
On ne parle jamais des trains qui arrivent à l'heure. Celui-ci n'a pas déraillé et le Haut-Commissaire, aidé de la pression européenne, a démontré tout l'intérêt d'une diplomatie active et silencieuse. Aujourd'hui, d'autres régions attirent l'attention de l'OSCE. Les Balkans, bien sûr, mais aussi le Caucase. Il reste à espérer que ce mécanisme vertueux puisse encore faire ses preuves.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier d'octobre 2010 : Que fait l'Union pour ses minorités ?
- Camarade, c'est une révolution ? Non, c'est une chanson !
- Quel avenir pour la minorité russe en Estonie ?
- Pragmatisme : le maître-mot des nouvelles relations Lettonie – Russie
Sur Internet
- Le site du Haut-Commissaire pour les Minorités nationales
- Les échanges entre le Haut Commissaire et les autorités lettones
- Les échanges entre le Haut Commissaire et les autorités estoniennes
À lire
- PERCHOC, P., (Re-)devenir Européens. Les politiques étrangères estonienne, lettone et lituanienne depuis 1991. Thèse de doctorat, IEP de Paris, 2010 (publié en décembre)
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DROIT E., « Lettonie. Les russophones entre intégration et repli identitaire », Le Courrier des pays de l’Est, n°. 1052, 2005, p. 10-18.
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GALBREATH D. J., « International Sources of Domestic Policy: Europe and Latvia in the context of minority rights », European Consortium for Political Research joint sessions workshop on ‘International Organisations and Policy Implementation’, Uppsala Universitet, 2004, p. 13-18.
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LARUELLE M., « La question des Russes du proche-étranger. Etudes du CERI. N°126 », 2006, Centre d'Etudes des Relations Internationales - Sciences Po.
Photo : Max van der Stoel, par Collectie SPAARNESTAD PHOTO/NA/Anefo/Rob Croes, sur wikimedia commons