Il marche fièrement vers le pôle, Il change le cours des fleuves,
Il déplace les hautes montagnes, L’homme soviétique ordinaire
Chanson de propagande, 1935
En 1986, Tchernobyl révèle au monde le « désastre écologique » soviétique. Pourtant, les mouvements écologistes en URSS même, qui prennent à la fin des années 80 des accents parfois nationalistes, n’ont pas attendu cette catastrophe nucléaire pour souligner l’ampleur du malaise écologiste de la société soviétique.
Les Soviétiques ne découvrent pas l’ampleur des dégâts environnementaux avec Tchernobyl : combien d’entre eux laissaient tremper à la campagne leurs légumes toute la nuit pour essayer d’en enlever les nitrates ? Ils étaient nombreux.
C’est dès le début des années 1960 qu’apparaissent les premières mobilisations écologiques en URRS. Des articles sur la destruction de la mer d’Aral soulignent alors la situation plus que préoccupante dans laquelle se trouve celle-ci. En effet, le détournement partiel des deux fleuves qui l’alimentent (l’Amou-Daria et la Syr-Daria) pour irriguer de grandes cultures d’Asie centrale a considérablement réduit sa surface. Ainsi la Syr-Daria a perdu 90% de son débit et la mer d’Aral meurt doucement dès les années 1960, ce qui alerte un certain nombre d’intellectuels et de scientifiques.
Par ailleurs, les rapports officiels même s’ils minimisent les taux de pollution (en omettant par exemple de calculer les pollutions aériennes) admettent les défis que pose la destruction de l’environnement à la société soviétique.
La désertification : les déserts et semi-déserts couvraient 8% des terres en 1960, un peu moins de 25% en 1990. Par ailleurs, plus de la moitié des sols est non-cultivable. La désertification doit beaucoup à l’érosion des sols et devient un enjeu car on note une diminution de la surface agricole utilisable
Par ailleurs, la déforestation est considérable. Elle est liée aux pluies et neiges acides mais aussi à une surexploitation prédatrice qui ne conçoit la forêt que comme un réservoir inépuisable. La coupe effective est largement sous-estimée et le braconnage est extensif, notamment en Sibérie. Des milieux très sensibles comme la Taïga sont dès lors très menacés, alors que celle-ci est l’un des principaux poumons de la planète.
La pollution nucléaire est aussi cruciale mais ignorée par la grande majorité des rapports officiels. Ainsi, entre 1949 et 1963, 113 essais nucléaires en plein air ont été organisés à Semipalatinsk au Kazakstan à seulement 150 kilomètres à l’Ouest de la ville sans que la population ne soit jamais informée des dangers.
Un nombre important d’essais en plein air ont aussi été réalisés sur l'archipel de la Nouvelle-Zemble sur la même période sans que l’on puisse dire aujourd’hui encore si le fragile écosystème septentrional pourra jamais s’en remettre.
Pourtant, comme le souligne le géographe Michael Bradshaw, la période de stagnation des années 1960 et 1970 fut une période d’accumulation de ces problèmes, une accumulation qui selon lui compte beaucoup dans la crise finale de la fin des années 1980. La dimension environnementale de cette crise est un effet un aspect important, même si non décisif.Dès les années 1960, de nombreux mouvements de protection de la nature naissent en URSS, souvent très liés à l’appareil bureaucratique du régime. Pourtant, d’autres mouvements, particulièrement estudiantins (les DOP) se développent dans les universités où ils sont officiellement autorisés. Ils entreprennent des actions de nettoyage et de sensibilisation tout en se tenant très à l’écart de la politique dans un premier temps. L’ensemble des mouvements écologistes aurait compté plus de 40 millions de membres à la fin des années 1970.
La première, et l’une des plus emblématiques causes écologiques, est la défense du lac Baïkal dans les années 1950-1960. Ce lac, dont le volume représente environ 260 fois celui du lac Léman, est un immense réservoir d’eau douce à l’échelle planétaire : 20% des réserves mondiales non gelées ! Pourtant son écosystème est très fragile et repose beaucoup sur une fine couche de plancton qui est essentielle dans le cycle nutritif de cet immense lac et deux usines de pâte à papier l’ont beaucoup déstabilisé, provoquant la première grande mobilisation écologique.
Mais la cause écologique centrale dans le mouvement de développement des préoccupations vertes en URSS est liée à ce que les Russes ont appelé le « projet de siècle ». Ces travaux titanesques évoqués dès la seconde moitié du XIXe siècle voulaient détourner certains fleuves de Sibérie vers l’Asie centrale. Le projet est lancé officiellement par Moscou en 1971 et une opposition s’organise autour de Sergueï Zalyguine, un écrivain très célèbre qui s’était déjà mobilisé dans les années 60. Cette mobilisation est doublée d’une opposition scientifique, venant non pas des spécialistes des questions hydrauliques (très liés au ministère) mais de spécialistes d’autres domaines qui questionnent, entre autres, la nécessité économique du projet et ses dangers pour la Sibérie même.
Ces thématiques étant alors montantes, d’abord dans le discours international de l’URSS qui attribue les défis écologiques aux méfaits du système capitaliste, mais aussi pour la première fois dans le débat politique interne de l’URSS.
Mais en URSS même, le sujet devient central :Youri Andropov, arrivant au pouvoir en 1982 en fait l’un des pivots de sa politique de réforme. Il n’est pas question dans le discours d’Andropov, comme plus tard dans la Glasnost ou dans la Perestroïka de Gorbatchev, d’attribuer les dégâts écologiques aux disfonctionnements du système socialiste mais de justifier la réforme de celui-ci pour aller plus avant. La propriété collective des moyens de production apparaît alors comme un enjeu central dans la résolution de la « crise écologique ». Le projet du siècle est définitivement écarté comme signe de la politique nouvelle en 1986.
Le terme de « crise écologique » apparaît très peu de temps avant le 28 avril 1986 lorsque les réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl explosent et révèlent au monde ce que nombre de Soviétiques savaient déjà. On assiste alors à une multiplication des associations écologistes que le système socialiste va peu à peu essayer d’associer aux décisions.
Mais face à cette écologie largement politisée et imposée comme un nouveau levier de mobilisation socialiste, nombre d’organisations très locales mais non politiques vont peser sur les choix des autorités.
Pour les élections de 1989, les grands mouvements, eux, ont créé une passerelle qu’il conviendrait d’analyser plus en avant avec les mouvements politiques et nationalistes qui tentent d’influer le pouvoir.
Dans certaines républiques fédérées, la question écologique est saisie par les mouvements nationaux pour critiquer l’inefficacité du pouvoir soviétique. C’est notamment le cas en Ukraine mais aussi en Biélorussie. La lenteur des secours, le secret des opérations, la contamination durable, le déplacement de plus de 350 000 personnes ainsi que l’irradiation de 500 000 Soviétiques sont des facteurs importants de mobilisation dans des sociétés où le nationalisme est plus faible que dans les pays Baltes par exemple.
Il est intéressant de noter que ces préoccupations furent finalement assez limitées dans le temps et on peut peut-être avancer l’idée que, si les préoccupations écologiques étaient véritables chez certains, d’autres s’en servirent sûrement comme une des seules possibilités de critique et de mobilisation hors-système.
La postérité de ces mouvements dans les anciennes républiques socialistes est très limitée et les seuls partis que l’on pourrait qualifier de « verts » sont souvent des partis agrariens mais la stabilisation des systèmes partisans à l’Est dans ces prochaines années n’interdit en rien leur (re)naissance !
Pour aller plus loin:
- Cet article doit beaucoup à la thèse fondamentale de RAVIOT, J-R, Ecologie et pouvoir en URSS. Le rapport à la nature et à l'espace: une source de légitimité politique dans le processus de désoviétisation, thèse de doctorat de 3e cycle détudes soviétiques et est-européennes, IEP Paris, 1995, 500 p.
- Sur le Lac Baïkal
- Sur la Mer d'Aral (dans le Monde Diplomatique)