Que reste-t-il de la Litvakie ? (3/4) Le crépuscule d'une civilisation

Par Philippe Perchoc | 28 février 2008

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Que reste-t-il de la Litvakie ? (3/4) Le crépuscule d'une civilisation”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 28 février 2008, http://www.nouvelle-europe.eu/node/414, consulté le 26 mars 2023

litvakie_vilnius_x130.jpgAvec la fin de la Première Guerre mondiale, la Litvakie se trouve divisée entre la Lettonie, la Lituanie, l'URSS et la Pologne. Cette division marque une rupture dans l'histoire litvake alors que s'amoncèlent déjà les nuages noirs d'une vie toujours plus dure.

Vilnius polonaise

Après l'échec du rêve allemand de voir un royaume lituanien s'instaurer sous la couronne d'un prince germanique catholique, un gouvernement provisoire entra en fonction à Vilnius en 1918 et travailla à la rédaction d'une Constitution provisoire pour une Lituanie indépendante.

Néanmoins, les troupes bolchéviques ne restèrent pas inactives et occupèrent la ville, déclarant la naissance d'une république bolchevique le 16 décembre 1918. Il fut même question de reconstituer un Etat sur le territoire de l'ancien Grand-duché par une fusion avec la Biélorussie en 1919.

Finalement, la victoire des troupes lituaniennes entraîna la signature d'un traité de paix entre la Lituanie et l'URSS en 1920, traité qui attribua Vilnius à la Lituanie.

La frontière entre la Pologne et la Lituanie n'était toujours pas définitive et après de dures négociations, il fut décidé que Vilnius reste lituanienne. Deux jours après la signature du traité le 7 octobre 1920, le général polonais Zeligovski, occupa la ville par surprise. Les Polonais proposèrent alors de créer une « Lituanie centrale » composée environ de 500 000 habitants et qui pourrait entrer en fédération avec la Biélorussie et être intégrée à terme par la Pologne. Cette solution, repoussée absolument par les Lituaniens, n'était pas en faveur à l'Ouest où l'idée d'une autodétermination sous la tutelle de la SDN faisait son chemin.

Finalement, les Polonais décidèrent d'organiser des élections municipales auxquelles les minorités lituaniennes, juives et biélorusses refusèrent de participer. La majorité polonaise décida donc d'un rattachement à la Pologne.

C'est ainsi que pendant l'Entre-deux-guerres, Vilnius - devenue Wilno - fut coupée de la Lituanie qui prit Kaunas comme capitale provisoire, ce qui suscita une rancœur historique entre les deux pays.

Sous la protection de Pilsudski

Dans un premier temps, la vie des Juifs de Vilnius fut compliquée par le refus qui était fait à beaucoup d'obtenir la citoyenneté polonaise. En effet, il était demandé pour cela de justifier d'au moins cinq années de résidence dans sa commune et d'une inscription sur les registres de recensement. Or, ces derniers avaient largement disparu dans les ravages de la guerre et les mouvements de populations complexifiaient encore la situation des Juifs.

En 1926, les exigences administratives furent assouplies en parallèle d'une politique de polonisation de la population. Celle-ci s'incarna par exemple dans l'obligation de l'utilisation de la langue polonaise dans les écoles communautaires pour obtenir des subsides.

Malgré une montée de l'antisémitisme dans des groupuscules d'extrême-droite, la prise de pouvoir par le général Pilsudski installa au pouvoir un partisan de la protection des minorités et particulièrement des Juifs.

Il faut dire que le climat économique avait tendance à se dégrader. Dans cette conjoncture, la situation de Wilno était encore plus difficile : la ville avait été totalement coupée de son arrière-pays. D'un côté et de l'autre d'un corridor vers la Lettonie, les Lituaniens et les Russes ont rompu leurs relations avec la Pologne. La ville qui avait bâti sa fortune sur son rôle de carrefour se voit donc vite marginalisée dans les échanges.

Les métiers de la petite manufacture et du textile furent les premiers touchés et l'appauvrissement généralisé toucha gravement les Juifs de la ville. C'est ainsi que selon Henri Minczeles, plus de 40% d'entre eux devaient faire appel à des sociétés de secours pour fêter la Pâque dans la dignité !

La crise de 1929 ne fit qu'aggraver la situation et pousser les groupuscules d'extrême-droite à s'en prendre aux Juifs. Ils prirent l'habitude, par exemple, de stationner devant les magazins juifs pour empêcher les non-juifs d'y acheter.

De manière générale, ces actions furent condamnées par le général Pilsudki qui tenta de faire rempart contre cette montée de l'antisémitisme. Néanmoins, avec sa disparition en 1935, des mesures de mise à l'écart devinrent de plus en plus systématiques comme des interdictions de servir dans les administrations, des entraves au crédit ou à l'accès aux marchés et aux foires. Le régime des colonels (1935-1939) instauré après le régime autoritaire de Pilsudski fut en effet beaucoup plus prompt à céder aux pressions des milieux ultra-nationalistes.

Une culture toujours vivante malgré les nuages qui s'amoncellent

Pourtant la culture resta très vivante même dans ces périodes difficiles et la langue yiddish continua à gagner ses lettres de noblesse : de 1930 à 1939 plus de 200 livres dans cette langue furent publiés par les cinq maisons d'édition de la ville, ainsi que cinq quotidiens et une vingtaine de périodiques.

La vie communautaire continua de se développer et la ville apparaissait toujours comme l'un des phares de la culture juive mondiale. De nombreux écrivains, professeurs et intellectuels y faisaient un voyage au moins une fois dans leur carrière.

Au fur et à mesure des années, cette culture survécut avec de plus en plus de difficultés, car les « attaques » contre la communauté se faisaient plus régulières. Par ailleurs, la censure tatillonne du régime des colonels tendait à minimiser ces évènements.

L'ouragan

En septembre 1939, l'Allemagne nazie envahit la Pologne. Au même moment et en vertu du Pacte Molotov-Ribbentrop, l'URSS impose des accords d'assistances mutuelles aux pays Baltes. En échange de la possibilité d'installer ses troupes sur le territoire lituanien, elle négocie le 10 octobre 1939, avec le ministre des Affaires étrangères Urbsys le retour de Wilno à la Lituanie. Le 28 octobre, les troupes lituaniennes prennent possession d'une ville dans laquelle s'amoncellent des réfugiés venus de la Pologne occupée par les Nazis et tentant de fuir une fin certaine. Quelques-uns parmi ces réfugiés ne s'arrêteront pas là et partiront plus à l'Est vers l'Asie centrale (et notamment vers Tachkent), voire jusqu'à Shanghaï !

Les autorités lituaniennes adoptèrent une politique assez libérale envers les Juifs. Les institutions juives purent fonctionner avec une autonomie, un maire adjoint juif fut accepté et les écoles rouvrirent leurs portes.

La ville restait relativement calme et ses Juifs n'étaient pas loin de penser qu'elle constituait un havre de paix quand ils se souvenaient de la politique des colonels et encore plus de ce qu'ils entendaient de la Pologne occupée par Berlin.

Le 15 juin, les autorités soviétiques lancent un ultimatum à Tallinn, Riga et Vilnius et occupent ces pays le lendemain. Selon Yves Plasseraud, les autorités soviétiques s'appuyèrent alors largement sur les communistes locaux pour administrer les nouvelles républiques soviétiques. Or, parmi ces administrateurs locaux, on aurait dénombré plus de 15% de Juifs, ce qui aggrava l'animosité des Baltes envers ceux-ci. Pourtant, les Juifs ne sont pas épargnés par les déportations (6000 sur 30 000 au total) : tous les responsables des institutions religieuses sont déportés vers de lointaines destinations soviétiques et ces institutions sont fermées. De plus, les nationalisations massives les privent de leurs outils de production.

Le 22 juin 1941, l'attaque nazie contre l'URSS se déclare. Les obus frappent Kaunas et Vilnius, redevenue capitale de la Lituanie. Certains tentent d'organiser des soulèvements anti-soviétiques pour mettre les nazis devant le fait accompli. En réalité, cet activisme est organisé depuis Berlin par le Front activiste lituanien (FAL), animé par l'ancien ambassadeur lituanien près Berlin, K. Skirpa. Il faut noter que les mots d'ordres de cette organisation constituaient de véritables appels aux meurtres antisémites.

Plusieurs milliers de réfugiés tentent de partir pour l'Est. En réalité, les communistes et les membres de l'administration soviétique sont privilégiés sur les autres réfugiés. A l'été 1941, on estime que 15000 Juifs ont pu trouver refuge en URSS.

Avant même l'arrivée des Nazis, de nombreux massacres « spontanés » eurent lieu un peu partout dans le pays et en particulier à Kaunas. Comme le rappelle Plasseraud, cette folie ne fit que redoubler avec l'arrivée des Allemands. Elle fut d'ailleurs en partie mise en scène par les services secrets nazis. « Ainsi à Kaunas, le service de sécurité du Reich (le Sicherheitsdienst ou SD) organisa un détachement de « patriotes » de 300 hommes sous la responsabilité de l'ancien journaliste Jonas Kimaitis. Cette formation, dûment cornaquée par le SD, se livra à plusieurs pogroms comme celui de la nuit du 25-26 juin 1941 qui fit quelques 1500 victimes. »

Entre le 11 juillet et la fin août, des massacres de grande ampleur eurent lieu, avant même l'installation du ghetto. Selon Mincseles, au cours de cette période 35 000 Juifs furent conduits à Ponerai, un petit village forestier où ils furent exterminés par les Einsatzkommando. Par la suite, deux ghettos furent installés à Vilnius où furent regroupés tous les habitants juifs de la ville.

Il paraît incroyable qu'une vie communautaire ait pu continuer dans ces conditions, mais il apparaît bien que ce fut le cas. Des écoles, notamment, s'ouvrirent dans le ghetto. Il faut dire que celui-ci vivait au rythme des rafles mais connu une certaine stabilité entre 1941 et 1943 en raison des besoins nazis en main d'œuvre.

Par ailleurs, une résistance au sein du ghetto mêlant sionistes et communistes s'organisa et réalisa quelques coups d'éclats. A l'extérieur, de très nombreux Juifs rejoinrent les partisans dans les marais biélorusses.

La disparition d'une civilisation

C'est au printemps et en août 1943 que les Nazis décidèrent de la liquidation des ghettos de Kaunas puis de Vilnius. Les Juifs survivants furent exterminés puis enterrés dans des fosses des forêts environnantes avant que les Nazis ne tentent de brûler les 70 000 corps devant l'avancée soviétique. Le bûché brûla plus d'une semaine.

Lorsque le général Tchernykhovski entra dans Vilnius le 12 juillet 1944, il restait environ 6000 Juifs dans la ville, ses alentours et les forêts avoisinantes. 600 avaient survécu à la destruction du ghetto.

Paradoxalement, ce furent les Soviétiques qui donnèrent le dernier coup de gomme aux restes de la civilisation litvake : les chars rasèrent tout ce qui n'avait été qu'à moitié détruit, notamment la Grande Synagogue de Vilnius. Les pierres de la Jérusalem de Lituanie servirent à la construction de logements soviétiques pour les classes moyennes.

La communauté juive, avec à peine 14 000 membres dans les années d'après-guerre, ne se remit jamais de cette catastrophe. Les idéologues soviétiques voyaient d'un très mauvais œil toute tentative de renaissance communautaire et ont préféré une « folklorisation » inoffensive des fêtes restantes. Une seule synagogue continua son activité dans la ville, et elle fut parfois bien en peine de trouver le quorum de 10 hommes pour célébrer ses rites.

Que reste-t-il du Yiddishland ?

La question reste posée. Les survivants sont bien en mal de retrouver aujourd'hui dans une Vilnius colorée de ses magnifiques restaurations les rues de leur enfance. La plupart des Juifs restant sur place pensent vivre le crépuscule de leur civilisation alors que tant d'entre eux ont choisi de partir pour Israël.

Pour aller plus loin

À lire

  • PLASSERAUD, Yves "La catastrophe" in PLASSERAUD, Yves & MINCZELES, Henri, Lituanie juive 1918-1939, Paris : Autrement, 1996, p. 17-31 
  • MINCZELES, Henri, Vilna, Wilno, Vilnius : la Jérusalem de Lituanie, Paris : Découverte, 1993, 485 p.

À voir

  • Exposition de photographies anciennes sur la Vilnius litvake (en lituanien)

Illustration : peinture murale à Upite, Vilnius, Philippe Perchoc