Que reste-t-il de la Litvakie ? (2/4) Le Gaon, le sionisme et le Bund, la passion des idées

Par Philippe Perchoc | 21 février 2008

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Que reste-t-il de la Litvakie ? (2/4) Le Gaon, le sionisme et le Bund, la passion des idées”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 21 février 2008, http://www.nouvelle-europe.eu/node/410, consulté le 26 mars 2023

litvakie_gaon_x130.jpgLa Litvakie a été, au moment où disparaissait le Grand-duché de Lithuanie, marquée par l'émergence de grandes figures intellectuelles, comme le Gaon de Vilnius. C'est dans ce terreau multiculturel que se sont développés deux grands mouvements qui ont marqué le siècle : le sionisme et le Bund.

La ban-lieue d'un Empire : essais de géographie

Avec les partages de la Pologne, le Grand-duché de Lithuanie est entré tout entier dans le giron russe. Ces territoires cosmopolites n'ont pourtant pas perdu leur originalité au sein de l'Empire des Tsars.

Comme le souligne Claire Lefoll, il est très compliqué de définir précisément le territoire de la Litvakie qui occupait une bonne partie de la Biélorussie actuelle, de la Lituanie et dans une moindre mesure de l'Ukraine et de la Pologne. Néanmoins, les historiens semblent s'accorder sur une dimension d'environ 250 000 km2 et une population de presque un million et demi de Juifs (10% de la population totale).

Catherine II (1729-1796) profita des partages pour assigner aux Juifs de Russie des « zones de cantonnement », spécialement dans les régions de l'ancien Grand-duché. Ces mesures renforcèrent le caractère juif de ces districts. Par ailleurs, les Juifs commencèrent à se concentrer dans certaines grandes villes à cause de règlements leur interdisant à la fois les campagnes et les bourgs, ainsi que certaines grandes villes comme Kiev.

Ainsi, la Litvakie devint peu à peu une « banlieue juive de la Russie », ce qui n'empêcha pas le développement d'une intense vie intellectuelle et culturelle pour les Juifs de Litvakie. Au sein de ces territoires, les Biélorusses étaient largement majoritaires. On y trouvait aussi un nombre important de Polonais, de sorte que les Baltes étaient largement minoritaires.

Par ailleurs, le nombre des Juifs ne cessa d'augmenter : ainsi, Yves Plasseraud rapporte qu'ils auraient été plus de 350 000 dans le « gouvernement du Nord-Ouest » en 1897, c'est-à-dire presque 40% de la population urbaine !

Le Gaon de Vilnius, figue emblématique du renouveau intellectuel litvake

Elyahou ben Shlomo Zalman Kramer (1720-1797) fut l'une des plus grandes figures intellectuelles juives de son siècle. Né au sein de la communauté juive de Vilnius, il fit très tôt preuve d'une mémoire inouïe et d'une grande précocité intellectuelle. Dès l'âge de 10 ans, il poursuivit son enseignement talmudique sans précepteur et, à 20 ans, recevait la visite de rabbins bien plus âgés que lui pour trancher des questions liées à la Kabbale.

Prisé pour ses inspirations dans les sciences comme l'astronomie, il fut le principal opposant du hassidisme, un mouvement né à l'autre bout de la Litvakie, en Ukraine, et qui faisait une grande place au domaine des sentiments à travers la mise à l'honneur des célébrations, des danses, des chants. Le Gaon, lui, privilégiait une étude des textes qui faisait place à la critique rationnelle et aux sciences profanes comme la géographie, l'astronomie ou les mathématiques. Pour lutter contre le développement du hassidisme, le Gaon voulut rendre plus démocratique l'étude de la Torah, héritage qui joua un rôle ensuite dans le développement du sionisme.

Sa postérité exceptionnelle dans de nombreux domaines, ainsi que la transmission de ses méthodes d'études des textes sacrés ont contribué à la renommée de Vilnius comme l'un des centres les plus actifs du judaïsme moderne. C'est pour cela que lui fut attribué le titre de « Gaon », c'est-à-dire « génie » et directeur d'une école talmudique, titre disparu depuis l'époque de Babylone (VIe siècle avant JC). Il mourut quelques années après le dernier partage de la Pologne mais son héritage irrigua toute la pensée litvake et juive du siècle suivant.

Le yiddish pour patrie

Ce qui rapproche tous les Juifs de Litvakie, c'est l'utilisation quotidienne de la langue yiddish, dans plusieurs variantes qui singularisaient des zones au sein de la Litvakie : il faut ainsi distinguer un yiddish lituanien et des variantes ukrainiennes ou biélorusses.

Néanmoins, cette langue a été le vecteur d'une véritable renaissance culturelle dans la communauté juive, en parallèle avec l'hébreu et les langues locales comme le lituanien, le russe ou le biélorusse. Il faut néanmoins noter que les Juifs avaient tendance à parler russe plutôt que lituanien ou polonais.

L'imprimerie de Vilnius est alors la seule autorisée à imprimer en yiddish dans l'Empire russe, ce qui contribue au rayonnement de cette ville comme capitale du Yiddishland. Les livres litvakes de Vilnius sont alors exportés dans le monde entier, tout comme l'édition du Talmud publiée en 1854 par l'imprimerie Romm. Les institutions communautaires rythment la vie quotidienne des habitants : tribunal ou hôpitaux, elles permettent à la communauté de se développer dans une relative sérénité.

Pourtant, cette quiétude des Juifs de Russie est troublée par les pogroms qui se multiplient à la fin du siècle, de 1881 à 1917. On a pris l'habitude de les appeler ainsi à la suite des violences qui eurent lieu entre 1881 et 1883 qui suivirent, en Ukraine et au Sud de la Russie, l'assassinat du Tsar Alexandre II. Explosions non préméditées de violences envers les populations juives de l'Empire, elles sont souvent le fait de Cosaques encouragés en sous-main par certains ministres pétersbourgeois. Il faut dire que la relative réussite des Juifs dans les grandes villes de la zone de cantonnement n'était pas sans susciter la jalousie d'une partie des populations locales.

Un goût pour l'eschatologie : foyers du sionisme et du socialisme

A la même époque se développèrent en Litvakie un certain nombre d'idéologies à dimension eschatologique pour échapper à l'hostilité ambiante : le départ, à travers le sionisme d'une part et le dépassement dans un avenir bouleversé qui ne connaîtrait plus aucune distinction, le socialisme d'autre part.

Le Gaon de Vilnius fut le premier à prescrire à ses fidèles un retour en Terre sainte, ce qu'ils firent en 1808. Cet événement fondateur n'est pas le seul à avoir eu un impact décisif sur le développement du sionisme en Lituanie. En effet, le mouvement sioniste est né près d'Odessa en actuelle Ukraine, mais il trouva un terreau favorable en Lituanie pour plusieurs raisons.

La première tient à l'enseignement du Gaon : par ses commentaires ouverts aux sciences profanes, sa tradition a permis un rapide développement de l'Haskala, un mouvement juif très influencé par les Lumières. Une seconde est liée à la faiblesse du hassidisme dans la région.

Contrairement à l'Europe de l'Ouest où l'Haskala conduisit un mouvement d'intégration dans les sociétés nationales, à l'Est elle renforça l'esprit communautaire en développant une véritable culture populaire. Celle-ci fut notamment entretenue par les multiples publications en hébreu et en yiddish.

C'est dans ce contexte que les pogroms de 1881 en Ukraine donnèrent naissance aux sociétés des « Amants de Sion ». Bien que la Lituanie fut relativement épargnée, on y vit l'alliance d'une intelligentsia juive russifiée et issue de l'Haskala avec un certain nombre de religieux orthodoxes unis dans l'idée d'un retour en Terre sainte.

L'opposition de la majorité des rabbins orthodoxes traditionnels freina le développement du mouvement (500 « amants de Sion » à Vilnius au début des années 1880) mais n'empêcha pas de créer un milieu très favorable à la seconde génération de sionistes, menés par Théodore Herzl.

Malgré les dissensions au sein de la communauté entre partisans du Bund, folkistes et sionistes, ce dernier lui-même parcouru par des tensions, le mouvement de retour vers la Terre sainte gagna peu à peu en influence et apporta une contribution décisive à la création de l'Etat d'Israël à travers des figures comme Hermann Schapira, Chaïm Weizmann et David Ben Gourion.

Au final, le nombre de départs effectifs vers la Palestine fut faible (environ 6000 personnes) mais il fut en pourcentage le plus important d'Europe : 9 fois plus que pour la communauté de Hongrie, qui était trois fois plus importante !

A la même époque, un autre mouvement s'enracina dans la communauté juive de Litvakie, le socialisme. En effet, le caractère urbain des Litvaks tout comme le décollage des industries tsaristes à la fin du XIXe siècle permirent aux thèses marxistes de trouver un accueil favorable auprès des ouvriers de la région.

La création d'industries lourdes en Ukraine méridionale ainsi que le développement de lignes de chemins de fer Nord-Sud et Est-Ouest connectant Moscou et Saint-Petersbourg à Varsovie et Berlin mirent Vilnius au cœur d'un réseau d'échanges sans cesse grandissant. Les ateliers de la ville se transformèrent en petites manufactures, surtout textiles qui employèrent un prolétariat toujours plus nombreux.

Les conditions de travail se dégradèrent rapidement et les institutions religieuses réunissant patrons et employés remplirent de moins en moins bien leur rôle de lien social. Dans ces conditions et auprès d'une population marquée par l'enseignement du Gaon de Vilnius puis par l'Haskala, le marxisme trouva un écho très favorable.

Les premières grèves eurent lieu à Bialytosk dans les années 1870 avant que les cercles marxistes fassent leur apparition entre 1875 et 1895, tout comme les caisses de solidarité.

Finalement, le mouvement se développa par les deux vecteurs qu'étaient le russe parlé par les élites mais surtout le yiddish pour aboutir en 1897 à la création du Der Yiddisher Arbeter Bund ou plus simplement, le Bund.

Ce dernier joua un rôle décisif dans l'histoire pré-révolutionnaire de la Russie grâce à plusieurs dizaines de milliers d'adhérents mais ne trouva jamais d'appui ni chez les Bolcheviks qui lui reprochaient son penchant fédéraliste ni chez les Mencheviks qui refusaient l'idée d'une nation non territoriale pour les Juifs.

Il disparut finalement, après maintes péripéties et la victoire des Bolcheviks, d'abord en URSS sur les terres biélorusses. Son affaiblissement en Lituanie et en Pologne, ainsi que l'extermination des Juifs, ne lui laisseront pas plus de chances.

Peu avant la révolution de 1917, aucune des grandes idéologies qui se sont développées au sein du peuple litvak n'a réussi à prendre le dessus, pourtant, la situation des Juifs ne s'est pas réellement améliorée. Foyer intellectuel extraordinairement prolifique, la Litvakie sera finalement divisée par la Première Guerre mondiale.

Pour aller plus loin

À lire

  • EKTES, Immanuel, et al. The Gaon of Vilna: the man and his image, University of California Press, 2002  
  • DICKHOFF, Alain, "Litvakie : le terreau sioniste" in PLASSERAUD, Yves & MINCZELES, Henri, Lituanie juive 1918-1939, Paris : Autrement, 1996, P.158-166
  • LE FOLL, C., « Les Juifs de Biélorussie dans l’historiographie occidentale et russe », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem,11, automne 2002, [En ligne ],mis en ligne le 13 novembre 2007. Consulté le 27 janvier 2008.
  • MINCZELES, Henri, "Identité et révolution" in PLASSERAUD, Yves & MINCZELES, Henri, Lituanie juive 1918-1939, Paris : Autrement, 1996, p. 146-157
  • MINCZELES, Henri, Histoire générale du Bund : un mouvement révolutionnaire juif, Paris : Austral, 1995, 526 p.
  • MINCZELES, Henri, Vilna, Wilno, Vilnius : la Jérusalem de Lituanie, Paris : Découverte, 1993, 485 p.
  • PLASSERAUD, Y., Les Etats baltiques, les sociétés gigognes, Armeline, Crozon, 2003
  • STRAUSS, J.,La Haskala. Les débuts de la littérature hébraïque moderne, Presses Univrsitaires de Nancy, Nancy, 1992

À voir

  • Exposition de photographies anciennes sur la Vilnius litvake (en lituanien) 

Illustration : Le Gaon de Vilna, Wikipedia