Que reste-t-il de la Litvakie ? (1/4) Quand le Grand Duc veillait sur les Juifs

Par Philippe Perchoc | 14 février 2008

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Que reste-t-il de la Litvakie ? (1/4) Quand le Grand Duc veillait sur les Juifs”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 14 février 2008, http://www.nouvelle-europe.eu/node/405, consulté le 26 mars 2023

litvakie_gd_duch_x130.jpgLa Jérusalem du Nord, voilà comment Vilnius était désignée quelques années encore avant la Seconde Guerre mondiale. Puis, la tourmente a tout emporté : l'un des plus grand foyers juifs du monde avant la création d’Israël est-il disparu sans laisser de traces ? Voyons tout d’abord comment cette communauté s’est créée.

Religion et religions dans le Grand Duché de Lituanie

La Lituanie a longtemps été le dernier Etat païen d'Europe. Les mentions de la Lituanie sont peu nombreuses avant le tournant du XIe siècle. C'est en 1009 que les annales de Quedlinburg rapportent que Saint Brunon et dix-huit de ses compagnons furent massacrés par les Lituaniens. C'est cette première mention qui servira de référence aux célébrations du millénaire du pays en 2009.

En réalité, les tribus lituaniennes sont divisées à cette époque et s'allient sporadiquement pour faire face aux attaques russes venues de l'Est et du Sud, souvent avec succès. C'est au tournant du XIIIe siècle que les tribus s'unissent non plus seulement pour se défendre mais aussi pour gagner des terres à l'Est et lancer des raids sur les grands comptoirs commerciaux comme Novgorod ou Pskov.

Mindaugas réussit, dans le premier tiers du XIIIe siècle, à unir les forces lituaniennes contre les Russes mais aussi contre les Chevaliers Teutoniques. Néanmoins, pour éviter la liaison des terres prussiennes et livoniennes (lettones et estoniennes) de l'Ordre et ôter tout prétexte aux attaques germaniques, il conclut une alliance avec les Livoniens en 1250, se convertit au catholicisme en 1251 et devient Grand Duc.

Cette conversion est en réalité largement tactique et superficielle : une fois chrétien, Mindaugas doit composer avec des révoltes nobiliaires et populaires. Il perd une partie de ses territoires au profit des Teutoniques et choisit donc de soutenir les tribus dans leurs attaques contre l'Ordre.

Il est tué par une coalition de ses vassaux en 1263 et le Duché est de nouveau dirigé par des Grands Ducs païens. Le duché est alors plusieurs fois ravagé par des raids de la Horde d'Or avant d'être réunifié et restauré par Gediminas (1316-1341).

De manière générale, la tolérance religieuse se développe alors dans le Duché. Pour lutter contre les raids des chevaliers, Gediminas garantit aux Dominicains et aux Franciscains un certain nombre de privilèges. Il reprend contact avec le Pape pour demander sa conversion, mais abandonne néanmoins le projet devant l'hostilité de ses sujets païens.

A la même époque, le Duché, par ses conquêtes orientales, aux dépens de la Rus kievienne, incorpore des régions christianisées de plus en plus nombreuses et le Grand Duc règne sur un Etat toujours plus composite.

En 1385, le Grand Duc Jagellon, ayant refusé la proposition russe de se convertir à l'orthodoxie, accepte finalement l'idée d'une conversion au catholicisme et prend la couronne de Pologne. La plupart de sa suite se convertit alors, comme ses frères.

Ses relations complexes avec son cousin Vytautas l'obligent à laisser à celui-ci le titre de Grand Duc et la gestion effective de la Lithuanie en échange d'une christianisation progressive du pays et d'un retour du Duché sous la domination directe de la Pologne après la mort de Vytautas.

Sous la protection du Grand Duc

Les Karaïms, une communauté singulière. Ils furent implantés par Vytautas depuis leur Crimée d'origine. Juifs ne suivant pas le Talmud et la Torah orale, ils forment un groupe spécifique au sein du judaïsme. Ils ne seraient pas plus de 250 aujourd'hui en Lituanie Les historiens s'accordent à dire que la terre lituanienne fut toujours plus tolérante que la Pologne sur le plan religieux. Le Grand Duc Gediminas (1316-1341) est le premier à lancer un appel aux étrangers pour développer son Etat : les Allemands et les Russes affluent pour profiter de l'exemption d'impôts de dix ans pour tous ceux qui s'installent à Vilnius, sa nouvelle capitale. Il est possible que les premiers Juifs arrivent à cette époque. 

Il faut néanmoins noter que la provenance des Juifs du Grand Duché reste très débattue entre spécialistes car les indices sont peux nombreux. Les historiens évoquent plusieurs vecteurs de mobilité : Juifs arrivés avec les commerçants allemands et russes, Juifs khazars arrivés du Sud après la destruction de leur Empie par les Russes à la fin du Xe siècle ... Mais ils restent peu nombreux.

C'est au moment de la Grande Peste (1348-1351) que les premières grandes vagues de migrations juives atteignent la Lituanie : les Juifs sont alors chassés d'Allemagne car ils se voient imputer la responsabilité de l'épidémie, selon un réflexe antisémite bien connu.

En 1388, le premier privilège en faveur des Juifs de Brest (en actuelle Biélorussie) est accordé par Vytautas, alors Duc de Grodno. Ce privilège est étendu au fur et à mesure que grandit l'autorité de Vytautas sur le Duché (il devient officiellement Grand Duc en 1392). Les Juifs sont alors placés sous la protection directe du duc, comme les nobles. Ils acquièrent une autonomie complète pour la gestion de leurs affaires communautaires et versent un impôt forfaitaire pour la communauté. Ils peuvent commercer toutes les marchandises (y compris le blé et le pain), se déplacer librement et posséder des terres (ce qui est interdit aux Polonais dans le Grand Duché). Les Juifs ne peuvent être jugés que par un « juge des Juifs » dépendant de l'autorité du Grand Duc.

Il semble que les Juifs aient été 6000 à vivre dans le Grand Duché dès le règne de Vytautas. Malgré des difficultés de cohabitation avec les nobles et le clergé polonais, les Juifs profitent largement de la protection ducale et leurs conditions de vie s'avèrent bien plus favorables qu'en Pologne ou dans les autres Etats médiévaux d'Europe centrale et orientale. Une preuve en est la croissance continue de la communauté juive qui atteint les 157 000 âmes en 1766 !

Vilnius, nouvelle capitale du Yiddishland

Dans un premier temps, les communautés juives se concentrent surtout hors du territoire de la Lituanie ethnique, sur le territoire de l'actuelle Biélorussie, dans des villes de taille moyenne pour échapper aux puissantes guildes des marchands.

A partir du XVIe siècle, alors que la Pologne adopte une législation de plus en plus discriminatoire pour les Juifs, tout se passe comme si cette dernière n'avait pas d'application effective sur le territoire du Grand Duché. Une première synagogue est construite à Vilnius en 1573 et elle sera transformée en Grande Synagogue en 1630.

Néanmoins, l'extinction de la dynastie des Jagellon avec Sigismond Auguste en 1572 marque un tournant pour les Juifs du Grand Duché : les nouveaux rois élus sont beaucoup plus soumis aux volontés des nobles et de l'Eglise catholique et peuvent moins facilement protéger les Juifs. Les volontés des souverains se heurtent au pouvoir de la Diète et à une application plus uniforme du droit commun sur les deux territoires de la Rzeczpospolita.

Par ailleurs, la tourmente des guerres polono-russes et polono-suédoises, ainsi que le démantèlement progressif du royaume à la faveur de ses voisins, mirent à mal toutes les tentatives de revenir au statut antérieur des Juifs.

Si bien qu'au moment de la disparition définitive du Royaume polono-lituanien, la situation des Juifs s'est plutôt détériorée. La communauté s'est néanmoins développée au point de connaître une densité jamais égalée en Europe : plus de 40% des habitants des villes sont Juifs. C'est ici qu'est né un territoire dans le territoire, une communauté qui va irriguer les autres : la Litvakie.

Pour aller plus loin

À lire

  • CHAMPONNOIS, S. & De LABRIOLLE, F., Dictionnaire historique de la Lituanie, Armeline, Crozon, 2001  
  • KARVELIS, U., "Un Grand Duché multiculturel : 1251-1772", in PLASSERAUD, Y. & MINCZELES, H., Lituanie juive, 1918-1940, Autrement : Paris, 2007, 286 p., pp. 35-55
  • PLASSERAUD, Y., Les Etats baltiques, les sociétés gigognes, Armeline, Crozon, 2003