Depuis 2004, la Politique Européenne de Voisinage a tenté de donner un cadre aux relations que l'Union européenne élargie entretient avec ses voisins. L'application de l'idée de départ - d'éviter la création de nouvelles frontières en Europe - a-t-elle donné lieu, quatre ans plus tard, à une « politique de puissance » dans laquelle l'UE tente de maîtriser son voisinage ou doit-elle être plutôt conçue comme un élargissement masqué ?
La fatigue de l'élargissement
L'élargissement de 2004 a été mal préparé et mal expliqué aux opinions publiques des Etats membres. Le poids des peurs liées aux effets supposés de cet élargissement (immigration incontrôlée, dilution du projet européen etc.) a été primordial dans les votes négatifs aux référendums français et néerlandais de 2005.
Dès 2003, l'idée que la future politique européenne de voisinage devait être une alternative aux élargissements a été très forte et elle répondait à une certaine « fatigue de l'élargissement » dans les opinions publiques européennes. En effet, le rythme et l'ampleur de ceux-ci semblaient alors s'accélérer inexorablement : la Grèce en 1981, l'Espagne et le Portugal en 1986, la Suède, l'Autriche et la Finlande en 1995 et dix pays neuf ans plus tard. Entre 1957 et 2007, le projet européen est passé de 6 à 27 Etats membres : le nombre de ceux-ci a plus que quadruplé en 50 ans et presque doublé entre 1995 et 2004.
Par ailleurs, la « communauté européenne » paraissait alors en péril. Après cinquante années de coupure du continent par le Rideau de fer, les Européens, de part et d'autres du continent, avaient du mal à se reconnaître.
Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne, a donc toujours soutenu l'idée d'une politique de voisinage qui ne serait pas une promesse d'élargissement. Il répéta à l'envi sa remarque restée célèbre : « tout sauf les institutions ».
Comment créer un « dedans » et un « dehors » sans marquer de nouvelles frontières ?
Dès lors que la Politique Européenne de Voisinage était une alternative à l'élargissement, on peut considérer qu'elle avait pour but de marquer un « dedans » et un « dehors ».
On aurait d'un côté des Etats membres de l'Union européenne et des Etats à qui l'élargissement est promis (la Turquie et les Balkans), ainsi que des Etats qui seraient admis sans aucun doute pour peu qu'ils le demandent (les Etats de l'EEE - Norvège, Islande - et la Suisse).
De l'autre côté, on aurait un ensemble de pays amis, de mieux en mieux gouvernés, mais à qui l'élargissement n'est ni promis ni définitivement refusé. Comme nous l'avons souligné par ailleurs, ces « voisins » telle que la PEV les définit rassemblent les caractéristiques suivantes : des Etats en transition, volontaires, étant dans une relation asymétrique avec l'UE et qui n'ont pas vocation à en devenir membres à moyen et long terme.
Si l'on suit cette typologie, créatrice d'un dehors et d'un dedans, l'idée d'une PEV comme outil de la puissance de l'UE trouve son sens.
La puissance, telle que la définit Raymond Aron, a les caractéristiques suivantes : « j'appelle puissance dans la scène internationale la capacité d'une unité politique d'imposer sa volonté aux autres unités. En bref, la puissance politique n'est pas un absolu mais une relation humaine ».
Cette définition peut-elle s'appliquer telle quelle à l'Union européenne ? De nombreux auteurs, au premier rang desquels Zaki Laïdi en doutent. Ils parlent, eux, de puissance normative de l'Europe.
En effet, si l'Europe ne s'est jamais donnée les capacités militaires de contraindre l'un de ses voisins par la force, elle n'en exporte pas moins ses normes, ses concepts, ses manières de voir le monde.
Ainsi, la PEV serait l'espace naturel, pour l'UE, de l'exportation de sa puissance normative. Le cadre unique des accords signés avec tous ses voisins peut être analysé comme une expression de la puissance européenne.
L'Union crée une frontière - en menant une politique qui n'est pas celle d'un élargissement - et use de sa puissance pour relativiser cette même frontière en exportant son cadre normatif (droits de l'Homme, économie de marché etc.) et en incitant ses voisins à partager ses préoccupations (lutte contre l'immigration illégale ou protection de l'environnement) sans leur promettre l'intégration au club.
On assiste donc à une forme particulière - peut-être la plus forte - de la puissance normative de l'Europe. Celle-ci s'exprime aussi dans d'autres domaines au niveau global : OMC, préférences environnementales etc. Mais aucune zone géographique n'en est autant la cible que celle de la Politique Européenne de Voisinage.

Cette carte montre bien comment le « bloc européen » tente de médiatiser son espace, tracer une ligne, mais mettre en œuvre les procédures qui évitent d'y voir une étanchéité qui soit génératrice de frustration et d'instabilité dans son voisinage.
En ce sens, la politique européenne est-elle différente de celle que mène les Etats-Unis sur le continent américain ?
Sûrement : en mettant en place une dialectique « incitation / sanction » sans qu'aucun Etat du voisinage ne puisse espérer jamais devenir un Etat des Etats-Unis, la politique américaine ressemble à la politique européenne quant à ses instruments.
Mais il semble qu'une différence fondamentale existe : l'ambiguïté d'une adhésion possible est sous-jacente dans la politique européenne de voisinage, au moins pour les partenaires de l'Est et notamment l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Ce non-dit est le plus puissant des outils européens.
La frontière découplée : un outil européen ou un élargissement masqué ?
La particularité de la frontière européenne, c'est le découplage de ses multiples fonctions. Là où un Etat couple la frontière de sa monnaie nationale, la douane pour les personnes, la douane pour les marchandises et la limite de sa législation nationale, l'Europe les découple.
Sa frontière est floue : monétaire, elle dépasse celle de ses Etats membres (euro utilisé dans des pays non-membres et non-utilisé dans tous ses Etats membres). L'espace Schengen ouvre celle de ses visas, son espace est découplé des frontières de l'Union. Sa frontière douanière et élargie aux Etats de l'Espace Economique Européen et puissance normative qui exporte le droit de l'Union au-delà de ses frontières.

Cette mise en schéma permet de mettre en doute l'idée qui peut apparaître à la lecture de la carte précédente de la mise en œuvre d'une nouvelle frontière, d'un bloc européen qui s'oppose et s'impose à son voisinage.
L'Union européenne ne forme pas des cercles concentriques en son sein, organisant d'autres cercles concentriques dans son voisinage : elle forme des cercles avec son voisinage. Certains Etats non-membres participent à des politiques qui forment le cœur de l'intégration européenne (Schengen et l'Euro) alors que d'autres, au sein de l'UE, ne participent pas à ses politiques.
Dans ce sens, on pourrait évoquer un élargissement masqué, régulièrement dénoncé dans un certain nombre d'Etats membres et espérés dans d'autres.
Pourtant, il existe une distinction fondamentale entre les Etats qui sont membres de l'Union européenne et les autres : les premiers décident les autres subissent / profitent. Le cas de l'Espace Economique Européen est symptomatique : l'Islande, par exemple, participe aux discussions mais quitte la salle du Conseil au moment du vote.
La Politique Européenne de Voisinage a les mêmes caractéristiques. Dans l'environnement asymétrique que nous avons décrit dans le second volet de cette série, un certain nombre d'Etats bénéficiaires de la PEV préfèreraient être membre du club décisionnaire !
On ne peut donc pas réellement parler d'élargissement masqué, ni de véritable politique de puissance européenne.
La Politique Européenne de Voisinage est sûrement une sorte de créer une sorte de « sas » vers la mondialisation : un espace de pays voisins dans lequel l'altérité se réduit de plus en plus par l'exportation du cadre normatif européen sans que l'élargissement soit promis d'aucune manière.
Pour aller plus loin :
Sur Internet
- Le site de la Commission Européenne sur la Politique Européenne de Voisinage
- Touteleurope.fr : Politique Européenne de Voisinage
A lire
-
BALZACQ, T., “La politique européenne de voisinage, un complexe de sécurité à géométrie variable.” in Cultures et Conflits, n°66, Construire le voisins, pratiques européennes, 2007, p. 31-59
-
JEANDESBOZ, J., “Définir le voisin. La genèse de la Politique européenne de voisinage.” in Cultures et Conflits, n°66, Construire le voisins, pratiques européennes, 2007, p. 11-29Photo : Flickr "vents limités à 70km/h " par Lycid