Plongée au cœur du « Kosovo : récits sur la construction d’un Etat », un ouvrage collectif dirigé par Sébastien Gricourt et Gillet Pernet

Par Anaïs Delbarre et Capucine Goyet | 10 septembre 2014

Pour citer cet article : Anaïs Delbarre et Capucine Goyet, “Plongée au cœur du « Kosovo : récits sur la construction d’un Etat », un ouvrage collectif dirigé par Sébastien Gricourt et Gillet Pernet”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 10 septembre 2014, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1844, consulté le 27 mars 2023

(par Anaïs Delbarre et Capucine Goyet)

Comment le Kosovo s’est-il construit depuis ses balbutiements et quête d’indépendance jusqu’à son édification institutionnelle ? Tel est l’objet du voyage protéiforme proposé par l’ouvrage collectif Kosovo : récits sur la construction d’un Etat.

L’approche choisie est originale : des acteurs de l’édifice Kosovo, qu’ils soient experts, militaires ou encore diplomates, reviennent sur leur expérience kosovare sous forme aussi bien d’essais et analyses que de récits et anecdotes. On y côtoie différents pans de la population : la classe politique dirigeante, des minorités ethniques (Serbes du Nord, Turcs…,), des victimes de guerre ou encore la jeunesse kosovare porteuse d’avenir. Par-delà la théorie (des relations internationales ou du droit), chaque texte apparaît comme une étude de cas pratique : comment garantir le système judiciaire? Quelle politique économique mener?

L’objectif recherché est celui du devoir de mémoire : "En tout état de cause, les divers témoignages qui constituent l’âme de ce livre contribuent au devoir de mémoire à transmettre aux jeunes générations qui prennent la relève." Cette notion apparaît d’autant plus essentielle que l’on commémore cette année le centenaire du début de la Première Guerre mondiale. La mémoire collective peut être considérée à la fois comme un discours historique sur le passé et comme un projet politique tourné vers l’avenir. En d’autres termes, les populations tendent à davantage réinterpréter le passé en fonction de l’avenir à construire plutôt que de faire face à une réalité sociologique donnée. Ces enjeux mémoriels sont essentiels pour comprendre comment un Etat se (re)construit. Et dans le cas de la région des Balkans, ce sont deux niveaux de mémoire qui cohabitent et se superposent: le national et le transnational (régional ou européen).

De la libération à l’indépendance

"Les raisons de l'intervention de la communauté internationale se trouvent inscrites sur le terrain. [...] Tout témoigne de l'ampleur des destructions, de l'âpreté de la lutte et d'une violence sans fin et sans frein", écrit un acteur de la reconstruction présent sur les lieux entre 1999 et 2008. En effet, l'intervention éclair de la KFOR en juin 1999 au Kosovo et le retrait des troupes serbes qui s'ensuit, laissant la petite province en ruine et en proie aux représailles communautaires, nécessite une intervention d'une toute autre ampleur que l'intervention militaire la précédant : une aide à la reconstruction étatique et institutionnelle et à la reconstruction économique et financière, une aide à la réconciliation, une aide transitoire qui permette aux différentes communautés kosovares de pouvoir vivre ensemble dans une nouvelle configuration politique encore à déterminer. Le temps de la libération laisse la place au temps de la reconstruction.

En juin 1999, ce sont la haine, le mépris, la méfiance et la crainte qui prédominent. La MINUK (Mission intérimaire des Nations unies au Kosovo) s'installe en automne 1999 sur les lieux du désastre. Forte de quatre piliers que sont la construction de l'Etat de droit, de la démocratie et des institutions, de l'administration civile et du développement économique, elle entend créer les bases d'un nouvel Etat et donner à ses habitants - majorité albanaise et minorités - des perspectives d'avenir. Le terme employé est la "kosovarisation". Il s'agit de conduire l'Etat naissant à une pleine prise de responsabilité politique, judiciaire, administrative, économique et financière. Donner au Kosovo les moyens d'être le Kosovo et de l'assumer pleinement.

La première partie de l'ouvrage traite donc des années de transition que sont celles de 1999 à 2008, pendant lesquelles la multitude d'acteurs que l'on appelera communément la "communauté internationale" se presse autour du malade pour panser ses blessures.

La France est d'ailleurs dépeinte selon les témoignages recueillis comme l'Etat le plus impliqué, le contingent français étant d'ailleurs le plus important de la KFOR et trois Français exerçant durant cette période de hautes responsabilités (deux chefs de Piliers de la MINUK et un Commandant de la KFOR).

Les témoignages des auteurs de l'ouvrage indiquent les évolutions à la fois politiques, institutionnelles et sécuritaires que connaît le Kosovo en dix ans, jusqu'à la déclaration d'indépendance le 17 février 2008. Entre temps, c'est la fameuserésolution 1244qui prédomine. Les récits sont ponctués d'anecdotes, d'espoirs et de déceptions et souvent de critiques virulentes contre les manquements de la communauté internationale à cette époque (faiblesses de la KFOR, manque de coordination des acteurs sur le terrain, faible prise en compte des réalités sociologiques quant à la prise de décisions politiques, forme d'esprit colonial des interventionnistes internationaux, non-respect du libre-arbitre et de la légitimité politique des élus kosovars après les élections générales, instrumentalisation de la perspective d'adhésion à l'Union européenne, etc...). "Qu'est-ce que la communauté internationale? Ni une organisation, ni une institution. Seulement un être abstrait et impuissant, omniprésent dans les bouches, derrière laquelle on se cache", décrit un énième acteur. Cette prise de recul étonnante quant aux activités de l'ONU, de l'Union européenne (responsable du Pilier IV de la MINUK) et des autres institutions attachées à la reconstuction du Kosovo permet au lecteur de découvrir les multiples facettes de l'intervention internationale et d'en apprécier la qualité et les revers. Tous les pans de la reconstruction y sont abordés, de l'arrivée de la MINUK à la description détaillée des négociations diplomatiques difficiles pour l'indépendance.

Les témoignages souvent convergent sur le manque de clarté du mandat international et la mauvaise gestion du temps. Le manque de clarté du mandat est dû à l'appréciation du statut final du Kosovo. Un acteur du terrain l'affirme d'ailleurs en ces termes : "ne rien faire ou dire qui puisse engager une décision". De 1999 à 2008, la communauté internationale ne sait que faire de l'ancienne petite province yougoslave. Où ménera la construction de l'Etat ? Quelle sera sa nature ? En somme, cette intervention organisée et planifiée ne connaît pas d'objectif politique à long terme, ou en tout cas se refuse à y réfléchir en même temps que les travaux de reconstruction avancent.

On y comprend également que les actions de la communauté internationale sur le terrain ont un impact fort sur la construction et les évolutions du paysage politique kosovar (alternance entre le PDK, le LDK et la création du Mouvement pour l'Autodétermination, mouvement contestataire de gauche hostile à la présence étrangère), illustrant le mécontentement des différentes populations, leurs craintes tout comme leur satisfaction.

En 2007, les négociations entre les différentes parties pour trouver une continuité à la résolution 1244 sont douloureuses. Relatées dans cet ouvrage, elles donnent le sentiment que l'indépendance est inéluctable sans que Moscou, Belgrade, cinq Etats de l'Union européenne et tant d'autres ne s'y résolvent.

De l’indépendance vers un Etat souverain

La seconde partie de l’ouvrage traite de la construction de l’Etat de droit et aborde aussi bien des enjeux économiques (usage de l’euro) que politico-juridiques (système de tutelles, coopération judiciaire) ou encore sociétaux (représentation des minorités ethniques, jeunesse).

L’événement phare déclencheur, sur lequel reviennent de nombreux contributeurs, est bien sûr celui de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo du 17 février 2008. D’un essai à l’autre, le lecteur passe des rues en liesse de Pristina aux coulisses des centres de décision, jusqu’à la Cour internationale de Justice qui doit trancher sur la conformité de la déclaration au droit international.

Passée cette première étape, d’autres épreuves attendent le Kosovo. Le défi majeur auquel a dû et doit encore faire face le pays est celui du contrôle démocratique : comment le cadre institutionnel local est-il élaboré, puis mis en œuvre ? Qui gouverne au Kosovo ? Une question judicieusement posée par Odile Perrot qui revient sur les acteurs internationaux en présence, ce que l’on appelle parfois la "nébuleuse institutionnelle".

Comment garantir une justice effective ? Plusieurs auteurs abordent ce thème qui est un leitmotiv de la construction étatique kosovare. On apprend notamment pourquoi le système judiciaire est devenu un système partagé entre la tradition romano-germanique et la common law anglo-saxonne. Du retentissant procès avorté de Milosevic pour cause de décès au célèbre procès des six, les récits n’en oublient pas pour autant les simples victimes de guerre et leurs familles.

A travers le regard du député français Christian Ménard, on observe également les rouages de la diplomatie parlementaire. On y découvre comment la petite histoire peut apporter sa pierre à l’édifice et ainsi s’insérer à long-terme dans la grande Histoire. Tel est par exemple le cas de l’anecdote racontée sur Jean-Pierre Dufau, qui était alors président de deux groupes d’amitié a priori antithétiques : Kosovo- France et Serbie- France. Or, ce qui aurait pu être source d’incident diplomatique a été à l’époque utilisé afin de faciliter une réconciliation serbo-kosovare rappelant que la France elle-même avait su se réconcilier avec son ennemie d’outre-Rhin.

Etre jeune au Kosovo

Les jeunes constituent la majorité de la population kosovare, puisque 50 % des citoyens ont moins de 25 ans. Signe de dynamisme économique ? Pas nécessairement, dans la mesure où ils représentent le taux de chômage le plus élevé avec près de 70 % de chômeurs chez les 18-25 ans. Ce fardeau commun à de nombreux Etats membres de l’Union européenne touche ainsi la "périphérie de la périphérie" de l’UE (Michel Roux). Quelles réalités caractérisent donc cette jeunesse ? Quels rêves l’animent ? Ces questions sont au cœur de deux essais qui dressent le portrait concret de jeunes rencontrés sur place au gré du hasard. Le bilan apparaît nuancé : si les jeunes reconnaissent les progrès accomplis en termes de scolarisation et de communication et croient encore en l’idée d’un "tout est possible", ils sont lucides sur la persistance de certains problèmes, tels que le népotisme ou la précarité facteur de montée de l’extrémisme, et sur la nécessité de déconstruire certains mythes afin de bâtir un meilleur vivre ensemble.

A l’instar de Rome, Pristina ne s’est pas faite en un jour

Ainsi la compréhension des enjeux kosovars peut être vue comme la somme synthétique de ces différents témoignages rassemblés. L’ouvrage a le mérite de donner à voir un Etat en train de se construire. Il ne s’agit pas de dresser un bilan absolu, mais plutôt de plonger le lecteur au cœur d’un processus, de comprendre les choix effectués et de mieux percevoir les interactions des acteurs.

Par-delà les nombreuses avancées et progrès, les défis restent grands, non seulement pour le Kosovo, mais aussi pour ses voisins balkaniques et pour la communauté européenne et internationale. Ainsi, la construction de l’Etat kosovar se poursuit, et la perspective européenne reste prégnante. Peut-être qu’un second ouvrage reviendra sur ces nouvelles phases de la vie kosovare. 

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

A lire

  • DERENS, Jean-Arnaud, Kosovo, année zéro, Non Lieu, 2006.
  • GRICOURT, Sébastien et PERNET, Gilles, (sous la dir.), Kosovo : Récits sur la construction d’un Etat, Non Lieu, 2014.
  • PERROT, Odile, Les Equivoques de la démocratisation sous contrôle international. Le cas du Kosovo (1999-2007), LGDJ, 2007.

Sources photos : © Couverture de l’ouvrage « Kosovo : Récits sur la construction d’un Etat »;

Et New Born sign in Pristina Kosovo sur Wikimedia Commons.