
La Croatie en passe de devenir 28ème État membre de l’UE, les arrestations des derniers criminels de guerre serbes, la polémique de la libéralisation des visas… la question de l’élargissement aux Balkans occidentaux fait décidément partie de notre actualité. Pierre Mirel, directeur pour l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Serbie, et les dossiers Kosovo au sein de la DG Élargissement, nous éclaire sur ses différents aspects dans un entretien exclusif.
Depuis la conférence de Zagreb (24 novembre 2000), l'Union européenne a fait savoir aux Balkans occidentaux qu'ils ne seraient pas admis en bloc, mais chacun à son heure et selon ses mérites propres. Comment pouvez-vous expliquer depuis lors l'écart des avancées entre la Croatie, dont l'entrée dans l'Union est prévue pour janvier 2013, et la Bosnie-Herzégovine, qui en reste à un Accord de stabilisation et d'association ?
Déjà lors du cinquième élargissement, l'Union européenne avait clairement indiqué que chaque pays candidat à l'adhésion devait être traité selon ses mérites propres. Si les pays d'Europe centrale sont entrés dans l'UE à la même date, c'est parce que leurs états de préparation pour l'adhésion étaient alors semblables. En revanche, la Roumanie et la Bulgarie n'ont pas fait partie de cette vague. Le principe des "mérites propres" est appliqué avec constance depuis lors.
Il y a effectivement un écart très important entre la Croatie, qui devrait devenir membre au 1er juillet 2013, et la Bosnie-Herzégovine, mais aussi tous les autres pays des Balkans occidentaux puisque les négociations d'adhésion n'ont commencé avec aucun d'entre eux. La raison en est que ces pays, jusqu'alors, ne remplissaient pas les conditions pour l'ouverture des négociations. Celles-ci sont doubles : un respect suffisant des critères politiques d'adhésion, dits de Copenhague, et le respect de la conditionnalité du Processus de Stabilisation et d'Association - pleine coopération avec le Tribunal pénal d’ex-Yougoslavie (TPIY), coopération régionale et relations de bon voisinage.
La coopération avec le TPIY avait retardé l'ouverture des négociations avec la Croatie. Une fois atteinte en octobre 2005, les négociations ont été ouvertes et elles viennent d'être conclues techniquement en juin. C'est bien la difficile coopération de la Serbie avec le TPIY qui a retardé la signature de son Accord de Stabilisation et d'Association (ASA) puis sa candidature à l'adhésion. L'arrestation de Karadžić et de Mladić (NDLR : criminels de guerre serbes inculpés par le TPIY) a ouvert la voie à cette candidature et à l'Avis de la Commission sur celle-ci. La Commission a recommandé d'octroyer le statut de "candidat" à la Serbie en raison des réformes positives liées aux critères de Copenhague et de sa pleine coopération avec le TPIY, une fois que le dialogue avec le Kosovo aura repris et que les accords déjà enregistrés dans ce cadre continueront à être mis en œuvre. La Commission a également recommandé l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Serbie lorsque ce dialogue aura porté ses fruits sur les différents points que les deux parties souhaitent traiter, notamment la coopération régionale, ce qui traduirait une volonté effective de normaliser graduellement les relations entre les deux parties.
La Commission vient de recommander l'ouverture des négociations d'adhésion également avec le Monténégro, estimant que ce pays remplissait suffisamment la double conditionnalité indiquée précédemment. Elle a rappelé sa recommandation en ce sens pour l'Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), toujours bloquée toutefois par la question du "nom" avec la Grèce (NDLR : La Grèce refuse que le nom de "Macédoine", porté par une de ses provinces, soit aussi porté par ce pays : elle y voit des revendications territoriales). Par contre, la Commission a constaté que le blocage politique en Albanie perdurait, ne permettant donc pas à ce pays de satisfaire aux critères politiques de Copenhague.
Concernant la Bosnie-Herzégovine, l'incapacité jusqu'alors des "trois peuples constituant" (Croates, Bosniaques et Serbes) et des deux entités à remplir les deux conditions minimum fixées par le Conseil des Affaires étrangères en mars 2011 pour le dépôt de la candidature à l'adhésion ne permettent pas à ce pays d'aller de l'avant. Ni ne permet d'ailleurs au Conseil de mettre en œuvre l'ASA, pourtant ratifié par tous les États membres. L'une des deux conditions est l'élimination de la discrimination qui frappe les citoyens n'appartenant pas aux trois peuples constituant (Roms, juifs, etc) d'accéder à des fonctions électives, principe clé pour l'UE et le Conseil de l'Europe.
C'est donc bien la conditionnalité qui freine la marche de certains pays vers l'Europe, soit du fait de l'absence de réformes intérieures suffisantes, soit du fait de questions bilatérales. Pour l'essentiel, à l'exception de l'Albanie, c'est la difficulté de la réconciliation qui ralentit le progrès. Et la Commission applique avec rigueur cette conditionnalité renforcée qui fait partie du "consensus renouvelé" sur l'élargissement adopté par le Conseil en 2006.
Pourquoi l'UE a-t-elle décidé la levée des visas pour les citoyens des Balkans occidentaux (avant tout élargissement) ? Quel en est le but ?
Avant les guerres dans l'ancienne Yougoslavie, les citoyens des républiques qui la composaient alors pouvaient voyager librement dans la Communauté européenne sans obligation de visa. C'est la guerre, avec son cortège de migrations et de crimes transfrontaliers, qui a poussé la Communauté à réintroduire les visas, à l'exception de la Croatie.
Les citoyens des nouvelles républiques issues de l'ancienne Yougoslavie ont trouvé cette situation de plus en plus discriminatoire. D'autant plus que la politique des visas n'a jamais été liée à l'élargissement. Face aux craintes que la levée de cette obligation n'ait des conséquences fâcheuses, l'UE a engagé une double opération : signature d'un accord de réadmission avec chaque pays et ouverture d'un dialogue sur la libéralisation des visas. Ce dialogue était basé sur une feuille de route détaillée dont la satisfaction des conditions a conduit à des réformes importantes dans chaque pays.
C'est ce qui a permis à l'UE de lever l'obligation de visas avec le Monténégro, l'ARYM et la Serbie fin 2009 et avec l'Albanie et la Bosnie-Herzégovine fin 2010. La Commission vient de proposer d'ouvrir un dialogue sur les visas avec le Kosovo, celui-ci ayant déjà signé 13 accords bilatéraux de réadmission avec des États membres de l'UE.
Pourquoi avoir prévu dès novembre 2010 un mécanisme de surveillance pouvant mener à la réintroduction de l'obligation de visa ? Pourquoi a-t-on assisté à des tensions sur le sujet récemment – la Commission ayant proposé fin mai 2011 d'effectivement réintroduire l'obligation de visa pour certains États des Balkans ?
Les États membres qui ont un régime d'asile libéral ont constaté courant 2010 un accroissement du nombre de demandeurs d'asile venant de Serbie et de l'ARYM. Face à cette situation et aux craintes du Conseil Justice et Affaires intérieures avec d'autres pays, celui-ci a demandé à la Commission de mettre en place une surveillance renforcée avec FRONTEX et de proposer un règlement permettant de réintroduire l'obligation de visas plus facilement au cas où la situation l'exigerait.
La Commission a fait cette proposition législative en mai 2011 non pas pour réintroduire les visas prochainement mais pour pouvoir le faire si des tensions devaient apparaître avec les Balkans occidentaux ou tout autre pays d'ailleurs. Les pays des Balkans ont lancé des campagnes d'information et pris des mesures de surveillance renforcée pour éviter que des groupes n'abusent de cette situation. La Commission a par ailleurs organisé dans chaque pays un séminaire avec les autorités et les ONG Roms pour pousser à des mesures d'intégration de ces communautés dans la société.
Mi-avril, la condamnation du criminel de guerre croate Gotovina par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a soulevé des vagues de protestations populaires en Croatie. Certes, cette instance de justice transitionnelle a permis, outre l’arrestation des principaux criminels de guerre des années 1990, de collecter un nombre important d’archives qui aident à clarifier la mémoire en ex-Yougoslavie. Mais au vu de son manque de légitimité pour les opinions publiques des Balkans occidentaux, diriez vous que le TPIY connaît-il un demi-échec ? Ou alors tout simplement que donner une vocation mémorielle à une instance judiciaire serait trop ambitieux ?
Les réactions populaires en Croatie et en Serbie tiennent d'abord et avant tout au fait que l'histoire récente continue d'être parfois manipulée et, le plus souvent, cachée. Une partie de la population continue donc à croire que certains de ces criminels de guerre sont des héros puisque les faces sombres de leurs actions et de l'histoire de leur pays continue à rester dans l'ombre. Rares sont les médias qui osent s'aventurer sur ce terrain, craignant les réactions violentes des milieux ultra-nationalistes. Et ne parlons pas des livres d'histoire qui restent marqués par les conceptions mêmes qui ont permis ces guerres.
Certes, la réconciliation ne se décrète pas. Mais c'est d'abord aux autorités d'avoir le courage de faire des gestes en ce sens. Or on a assisté à des avancées significatives en ce sens au cours des deux années passées : visite du président Tadić à Srebrenica, déclaration du parlement serbe sur Srebrenica, rencontre entre les présidents Tadić et Josipović à Vukovar. La Commission contribue à ces avancées par ses coopérations transfrontalières et son soutien aux ONG qui oeuvrent en ce sens, comme l'Initiative Igman. Mais pour ces gestes positifs combien d'autres qui nuisent tellement à la réconciliation, comme de récentes déclarations au plus haut niveau en Croatie !
Ce n'est donc pas le TPIY qui connaît un demi-échec mais bien plutôt la frilosité et l'absence de vision des autorités qui maintiennent un climat de suspicion envers le tribunal alors qu'il a un rôle nécessaire à jouer. Cette attitude s'observe d'ailleurs non seulement envers le TPIY, qui juge les criminels les plus importants, mais aussi envers les cours nationales dans les Balkans qui jugent en fait la grande majorité des criminels de guerre. Mais ce rôle n'est pas suffisant. Encore faut-il mieux expliquer ce que fait le TPIY, faire connaître dans les pays les faits et ses décisions motivées. C'est le projet que le TPIY vient de lancer, sur financement de l'UE, en direction des écoles, des médias et des ONG.
Comme dans d'autres pays précédemment, la réconciliation ne viendra réellement que de la société elle-même dans un processus de recherche de la vérité et d'explication de celle-ci sans considération de l'ethnie des victimes. C'est le sens de l'initiative RECOM lancée par quelques ONG courageuses à Zagreb, Sarajevo et Belgrade, et soutenue par la Commission européenne et le Parlement européen. Les porteurs de RECOM ont lancé une pétition pour recueillir un million de signatures de citoyens et l'appui officiel des autorités, gouvernements et parlements.
Mais alors que l'initiative semblait prometteuse il y a quelques mois, elle paraît maintenant piétiner comme si, proche de réussir, elle faisait soudain peur à certains gouvernements plus désireux de tourner la page que d'en réécrire les lignes les plus douloureuses. Gagner des voix aux prochaines élections semble une priorité bien partagée ! Et l'on assiste à des attaques aussi perfides qu'injustes envers les ONG porteuses de l'initiative et notamment les activistes qui les animent. Espérons que RECOM poursuivra son travail de mémoire indispensable pour que les faits soient mieux établis, connus et reconnus et afin d'éviter que l'histoire ne se répète.
Quel est le sens du processus d’élargissement aujourd’hui pour les Balkans occidentaux, quand le soutien de leurs opinions à l’adhésion semble baisser au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’adhésion, et que plusieurs leaders politiques européens parlent d’échec du multiculturalisme ?
Il reste dans le droit fil des fondateurs de l'Europe, c'est-à-dire établir la paix et la sécurité sur le continent européen. Si ce processus a un sens c'est bien dans les Balkans occidentaux, cette région que l'on appelait il n'y a pas si longtemps la "poudrière" et où la situation reste fragile compte tenu de l'histoire, de la difficile réconciliation et de l'extrême diversité ethnique, dans une période de crise économique sérieuse.
Les Balkans occidentaux ont besoin de l'UE pour dépasser leurs clivages traditionnels et engager les réformes indispensables à leur stabilité et à leur développement. L'Europe a besoin d'eux pour garantir paix et sécurité. Les récentes recommandations de la Commission sur le Monténégro et la Serbie devraient encourager tous les pays à aller de l'avant puisque lorsqu'ils tiennent leurs engagements, l'UE tient les siens. C'est le sens même de la conditionnalité renforcée, articulée autour des valeurs et principes de l'UE qui doivent permettre aux groupes et ethnies différents de vivre ensemble. Il n'y a pas d'alternative à ce projet. Ou s'il y en a, nous devrions en avoir peur. Pour réussir il faut un leadership ici et là-bas, profondément engagé vers les réformes et la réconciliation, et qui parle aux citoyens le langage de la vérité.
Pour aller plus loin
- Dossier de novembre 2011 : Les Balkans occidentaux : dépasser les tensions
Source photo : Pierre Mirel pour Nouvelle Europe