
Sur son site de campagne à la présidence de la Commission, Jean-Claude Juncker compare le numérique à la machine à vapeur au 18e siècle ou bien à l’électricité au 19e. Une technologie à même de révolutionner irrémédiablement le mode de vie de notre société. Celui qui se présente comme n’étant pas un « technie » a bien pris la mesure du potentiel de l’industrie du numérique pour redonner un peu de pixel à l’économie européenne.
Il y alloue aussi les moyens : avec deux Commissaires en charge du dossier : Andrus Ansip au marché intérieur du numérique et Gunther Oettinger responsable pour l’économie et la société numérique. Poursuivant le travail remarquable de Neelie Kroes à la DG Connect, les deux hommes auront pour mission la création du marché commun du numérique et devront aller chercher 250 milliards d’euros de croissance pour l’Europe.
Cela dit, comment s’y prendre pour concilier des intérêts nationaux sur des questions aussi fondamentales que les règles du droit d’auteur, la protection des données des citoyens européens et la réforme du « paquet télécommunications » ? Et surtout, comment réguler un secteur en perpétuel changement pour des hommes politiques qui ne sont pas nés une tablette à la main ?
Cet article cherche à soulever des questions, explorer des enjeux au-delà de la politique européenne traditionnelle autour du défi de réguler un outil qui transforme de plus en plus nos modes de vie.
L’économie numérique : à quoi correspond-elle ?
La définition de l’économie numérique fournie par l’Insee et l’OCDE englobe une réalité bien plus large que les réseaux sociaux, moteurs de recherche ou les services en ligne. Pour ces deux organisations, le secteur des TIC associé à l’économie numérique regroupe toutes les entreprises qui produisent des biens et services supportant le processus de numérisation de l’économie.
L’observatoire du numérique identifie quant à lui quatre types d’acteurs : Les entreprises des secteurs producteurs des services des technologies de l’information et de la communication (STIC) au sens de l’OCDE ou de l’Insee, dont les activités s’exercent dans les domaines de l’informatique, des télécommunications et de l’électronique, les entreprises dont l’existence est liée à l’émergence des TIC (services en ligne, jeux vidéo, e-commerce, médias et contenus en ligne…) mais aussi les entreprises qui utilisent les TIC dans leur activité et gagnent en productivité grâce à elles (banques, assurances, automobile, aéronautique, distribution, administration et tourisme…) et enfin les particuliers et les ménages qui utilisent les STIC dans leurs activités quotidiennes, pour les loisirs, la culture, la santé, l’éducation, la banque et les réseaux sociaux.
Level playing field et champions européens ?
Le marché intérieur est censé créer un jeu égal entre tous les acteurs qui y participent. Pourtant, tous ne se battent pas à armes égales. Les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) apparus en premier sur le marché et ultra innovants tiennent le haut du pavé, tandis que le numérique européen peine encore à se faire entendre. Et pourtant, les Européens ne manquent pas de talent en la matière. Rien que pour la France, d’après le Consul de San Francisco : « toutes les sociétés du numérique ou du logiciel qui comptent aux USA ont entre un et quatre français dans le Top 10 de l’entreprise. »
Un marché intérieur finalisé, des sources de financement et une vraie reconnaissance des entrepreneurs du numérique manquent encore trop cruellement. Rappelons que dans le secteur, c’est l’idée qui est reine et que le « Cream Soda Computer », le premier ordinateur conçu par Apple, tire son nom d’un soda bu par ses concepteurs pendant qu’ils élaboraient leur machine dans un garage à partir de pièces détachées jetées par des entreprises locales.
L’Europe doit croire en ces startups innovantes et les soutenir autant que le font ses partenaires et concurrents internationaux. En mai passé, le Conseil National du Numérique regrettait, dans un rapport rendu à la sous-secrétaire au commerce extérieur de l’époque Fleur Pellerin, l’absence de stratégie offensive de l’Europe dans le chapitre de l’accord du Partenariat Transatlantique de Commerce et d'Investissement (TTIP) sur le numérique, alors même qu’elle y a d’importants intérêts.
Vers une société hyperconnectée
Le programme de la Commission « Connecting Europe » vise à travers le développement d’infrastructures digitales à relier les habitants du continent européen et à effacer les distances entre eux. Cette volonté de créer un lien en passant par les nouvelles technologies prend tout son sens dans un continent où l’identité tend à se diluer dans sa diversité.
Au-delà de la politique, cette volonté d’hyperconnecter la société contribue à façonner nos modes de vie : du côté pratique de pouvoir être « relié » à tout moment aux siens jusqu’à une certaine esthétique de vie, où la jolie tablette dans sa jolie housse devient un prolongement du bras. Au delà d’un simple outil, le numérique soulève pour chaque instant du quotidien un ensemble de questions auxquelles le politique peine à répondre : démocratisation de l’accès à la culture ou uniformisation de l’offre culturelle, diffusion de l’éducation conçue auparavant comme privée et hautement exclusive notamment par les MOOC ou encore nouveaux modes de rencontre et de socialisation. Plus qu’un outil, les technologies numériques facilitent certaines formes de connexion des sociétés et des personnes qui en font l’un des grands vecteurs de la globalisation.
Cela pose bien évidemment de nouveaux défis aux décideurs et aux législateurs, par exemple pour ce qui est de la nature de l’internet : doit-il être un terrain vague ou toute innovation est permise et encouragée ou bien un jardin à la française réglé et organisé ? On peut aussi se demander jusqu’où la réglementation de cet espace numérique par différentes législations nationales a un sens alors même que l’outil est transnational par excellence. De telles réflexions s’imposent par exemple dans la détermination du degré de neutralité ou bien des moyens de protection des données personnelles, deux dossiers à l’étude par les institutions de l’Union et dont l’issue reste très ouverte.
Liberté virtuelle et dépendance réelle
Si le monde du numérique est virtuel, la production des appareils permettant d’y avoir accès repose sur des éléments bien réels dont la disponibilité n’est pas assurée. Ce qu’on appelle les « terres rares », des éléments comme les « aimants permanents » ou « les batteries alliages » sont tout à fait essentiels à la fabrication des smart phones ou des tablettes. Cependant, celles-ci se trouvent souvent en Chine qui possède a elle seule plus de « terres rares » que le reste du monde réuni et qui préfèrerait les conserver pour son propre développement. Elle est suivie de loin par les Etats-Unis et par l’Inde.
En fin de compte, l’Europe ne doit pas mettre de côté le reste du monde dans sa stratégie de développement dans tous les domaines et se doit de prendre en compte le jeu international dans sa globalité. Un agenda cette fois-ci bien réel pour la Commission de Jean-Claude Juncker.
Aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
Sur internet
- Observatoire du Numérique, « L ‘économie numérique »
- Jean-Claude Juncker, Europe’s next frontier: Creating digital jobs
- Site de l'association europeenne de l'industrie des technologies digitales Digital Europe
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Colin Blackman, Andrea Renda, The New Juncker Commission: The Digital Agenda, CEPS, 26 septembre 2014
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Patrick Behar, Laurent Colombani, La transition numérique des industries culturelles: une révolution inachevée, Huffington Post, 18 novembre 2012
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Conseil National du Numérique, Avis sur le volet numérique du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), 7 mai 2014
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L'Express, Numérique: "Il faut mettre le paquet sur les PME et start-up françaises!", 13 octobre 2014
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Wikipedia, Histoire d'Apple
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Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, Coup d'oeil sur les produits de base - Edition spéciale sur les terres rares, 2014
Source photo: Atelier Europe digitale