Pays Baltes, UE et Russie, l'épine ou la chaussette ?

Par Philippe Perchoc | 1 décembre 2007

Pour citer cet article : Philippe Perchoc, “Pays Baltes, UE et Russie, l'épine ou la chaussette ?”, Nouvelle Europe [en ligne], Samedi 1 décembre 2007, http://www.nouvelle-europe.eu/node/346, consulté le 26 mars 2023

2004 a marqué une importante césure dans la politique étrangère des Pays baltes. L’entrée dans l’Union européenne a été vécue comme l’aboutissement de plus de 15 ans d’efforts. La question qui se pose aujourd’hui est celle de la création d’une nouvelle politique étrangère.

2004 : la fin d'une histoire

Dans les discours politiques baltes, l’année 2004 marque la fin d’une histoire. Celle d’une région pensée comme européenne, par son histoire et par sa culture, kidnappée durant cinquante longues années (1945-1991).  
Les adhésions à l’Union européenne et à l’OTAN ont été fixées peu après les indépendances comme des objectifs identitaires, sécuritaires et prioritaires.

Cet objectif était d’abord défini comme « identitaire ». L’Union européenne, par son extension continue vers l’Est du continent, monopolise peu à peu l’identité européenne. Aux marges d’un continent ouvert sur l’Asie, tout Etat se déclarant européen sécurise cette appartenance identitaire par son adhésion à l’Union européenne, même si sur la carte cette identité est controversée. 

A la marge du continent, l'appartenance à l'UE est un signe fort d'affirmation d'une identité européenne pour un Etat (au-delà des allégeances individuelles multiples des citoyens de ces Etats).  C'est un marqueur politique de l'identité nationale. Ainsi, par leur entrée dans l'Union européenne et dans l'OTAN, les Baltes entendaient rappeler leurs liens historiques avec la partie occidentale du continent depuis le Moyen-Age, tendant à mettre entre parenthèses leur histoire tsariste puis soviétique. 

Par exemple, par leurs entrées dans l'Union européenne, les Pays baltes se sont extraits de "l'ex-URSS ", Chypre et Malte sont devenues "européennes" autant que "méditerranéennes". Demain, si l'Ukraine ou la Turquie entraient dans l'UE, la question de leur "européanité" semblerait tranchée.
Comme le souligne Franck Debié dans sa dernière interview sur l’identité européenne de la Russie, cette dernière a été géographiquement rejetée à l’Est depuis le milieu du XVIIIe siècle. Ainsi, la question du statut des régions anciennement parties de l’Empire tsariste puis soviétique (Estonie, Lettonie, Lituanie, Biélorussie, Ukraine et Moldavie) était posée. Autant la plupart des Etats centre-européens étaient perçus par les décideurs européens comme ayant une vocation naturelle à entrer dans l’Union européenne, autant les pays Baltes semblaient être des Européens de second choix identitaire.

Du côté de Tallinn, Riga et Vilnius, la perspective d’une adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN était d’une toute autre importance : les Russes commençaient à parler « d’espace post-soviétique » ou de « zone grise » pour qualifier leur « étranger proche » et il était urgent de s’extraire de ce qui était perçu comme la tentative de justifier au plan international une sphère d’intérêts légitimes russes dans les pays Baltes. L’obsession balte consistait à éviter à tout prix de voir reconnaître leur inclusion dans une nouvelle « doctrine Monroe » venue de l’Est. On pourrait dire, sur un ton amusé, que les Baltes se cherchaient un « nouveau grand frère ».
La double adhésion semblait être l’outil le plus efficace pour sécuriser une identité européenne qui permettait de s’extraire de la sphère d’influence russe et d’être protégés de tout risque militaire par le parapluie américain.
Ainsi, l’objectif euro-atlantique a mobilisé toutes les énergies baltes pendant plus de dix ans. La question des minorités russophones vivant en Estonie et en Lettonie a été un élément qui a pesé lourd dans les négociations. Et l’intransigeance européenne (couplée avec les pressions des Etats-Unis et de l'OSCE) a beaucoup joué dans le quasi-règlement juridique du problème, même si sur un plan humain, la question restée posée.

Alors que les Estoniens et les Lettons affrontaient l’enjeu minoritaire, les Lituaniens devaient régler la question épineuse du transit vers Kaliningrad, enclave russe qui intégrerait l’Union européenne.

D’autre part, les réformes socio-économiques ont été intenses : les pays Baltes sont les seuls pays membres de l’Union européenne à avoir fait le chemin non seulement de la désocialisation mais aussi de la désoviétisation. Leurs économies planifiées étaient d’autant plus intégrées au système économique de l’URSS qu’elles en étaient les fers de lance.
On peut donc considérer que l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN ont été un immense soulagement pour les gouvernements baltes, ainsi que le couronnement d’une décennie de formidables réformes socio-économiques.
D’autant que pendant les années 1990, les relations avec Moscou se sont peu à peu dégradées. Les sujets de contentieux étaient multiples : la question des minorités russophones en Estonie et en Lettonie, le tracé de la frontière entre ces deux mêmes pays et la Russie, la question de Kaliningrad pour la Lituanie, et pour les trois, le dilemme de la dépendance énergétique ainsi que la « bataille de la mémoire ».

Maîtriser un jeu à quatre

L’entrée dans l’Union européenne n’a pas réellement simplifié les relations bilatérales de chacun des pays Baltes avec la Russie. En effet, il faut aujourd’hui maîtriser les subtilités d’un jeu à quatre : selon les sujets, l’Union européenne est seule compétente pour discuter avec Moscou (par exemple sur les questions agricoles), sur d’autres les compétences sont partagées entre Bruxelles d’une part et Tallinn, Riga ou Vilnius de l’autre (ex : sur les question énergétiques), enfin certaines questions restent purement bilatérales (ex : la mémoire).
Tout ne s’est donc pas simplifié : il faut convaincre à Bruxelles mais aussi à Washington (le quatrième facteur de notre équation), puis monter une stratégie nationale et aller la défendre à Moscou.
Influencer les partenaires européens du bien-fondé des revendications baltes, en termes d’énergie ou de mémoire, n’est pas toujours simple : les pays Baltes sont considérés comme des « petits », voire, selon les termes d’un diplomate en poste à Bruxelles, des « empêcheurs de négocier en rond ».
Même la coopération inter-balte n’est pas toujours efficace, comme on a pu le constater lors du 60e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale à Moscou le 9 mai 2005. Alors que les trois présidences baltes avaient déclarées vouloir répondre d’une seule voix à l’invitation de Vladimir Poutine, Vaira Vike Freiberga a finalement déclaré qu’elle se rendrait à Moscou. Ce qu’elle fit, seule …
Pourtant, en 2007, les Baltes ont pu faire l’expérience de la solidité de la solidarité européenne au moment de l’affaire de la statue soviétique de Tallinn. En avril, le gouvernement estonien décida de déplacer vers un cimetière cette statue du centre-ville à la gloire des soldats soviétiques morts lors de la libération du pays du joug nazi .

La mesure provoqua la colère de la substantielle communauté russophone du pays et plusieurs nuits d’émeutes. Le Kremlin ne tarda pas à faire connaître son indignation et l’ambassadrice d’Estonie à Moscou fut agressée en pleine rue. Au même moment, l’ensemble des serveurs informatiques estoniens fut la cible de dizaines de milliers d’attaques pirates qui mirent à mal le fonctionnement de l’Etat.
La réponse européenne fut ferme et rapide : le Président du Parlement européen déclara vite « Nous sommes tous Estoniens ». Les autorités européennes apportèrent un soutien ferme au gouvernement estonien.
Ainsi, on peut dire que si les Baltes ont du mal à faire valoir leurs options à Bruxelles dans le dialogue russo-européen, ils peuvent compter sur l’Union européenne pour protéger leurs intérêts vitaux. Néanmoins, Kristian Nielsen estime que la possibilité de faire sortir certaines questions brûlantes des relations balto-russes du cadre bilatéral peut être un avantage qui surpasse les inconvénients inhérents au fait d'être de petits acteurs dans une politique multiforme.

L’épine et la chaussette

Deux solutions s’offrent donc aux pays Baltes, qui forment une partie de l’enveloppe extérieure de l’Europe. Devenir une épine dans la chaussure des relations euro-russes, ou une chaussette.
Bien sûr, l’éventail des solutions est possible pour les trois pays. En effet, les Lituaniens entretiennent des relations beaucoup plus cordiales avec les Russes que les Estoniens. Ils sont « plus chaussette qu’épine ».
À l’autre bout du spectre, les relations russo-estoniennes sont très tendues. Les intérêts des deux pays apparaissent divergents sur nombre de points : la question des minorités russophones des pays Baltes, la dépendance énergétique accrue ainsi que le tracé du nouveau gazoduc baltique entre la Russie et l’Allemagne ou, encore plus sensible, la problématique mémorielle.

L’adhésion à l’Union européenne a en partie transformé les relations russo-baltes : dans les domaines qui relèvent des compétences exclusives de l’UE (comme la PAC) ou partagées avec les Etats (comme les questions commerciales), les relations russo-baltes ont continué à s’apaiser et à se régler doucement.

On peut noter par exemple que dans le cadre des relations commerciales, l'entrée dans l'Union européenne a été très bénéfique pour les Pays baltes : l'extension aux nouveaux Etats membres des accords a permis de mettre fin au système de la "double tarification douanière" qui était appliquée à certains produits baltes vers la Russie.

Ainsi, dans ce domaine comme dans d'autres, le passage par Bruxelles permet de dépolitiser certaines questions techniques. Cet effet de l'européanisation des politiques étrangères baltes devrait aussi se traduire par une normalisation des relations de frontières : l'entrée dans l'espace Schengen permettra sans doute de faire de cette frontière, hautement symbolique pour les baltes, une "frontière comme les autres". Ainsi, la Lettonie a signé son traité de frontières avec la Russie en 2007, tandis que la frontière de l'Estonie avec la Russie reste toujours problématique. 

D’autres domaines, très sensibles, comme la question des minorités ou de l’énergie, relèvent essentiellement des pays Baltes et pour cela, l’adhésion a apporté une sécurité territoriale accrue. Mais les attaques informatiques ont rappelé que la sécurité n’est pas seulement territoriale au XXIe siècle.
Dans le domaine de la politique énergétique comme dans celui d’une politique étrangère européenne, les Baltes sont de fervents partisans d’une Union européenne qui puisse parler d’une seule voix.
Néanmoins, dans un domaine comme dans l’autre, les grands Etats membre de l’Ouest restent difficiles à convaincre malgré les avancées du nouveau traité de Lisbonne. Par ailleurs, en imaginant que ces deux politiques soient communautarisées, les pays Baltes devront utiliser d’importantes ressources pour mobiliser un grand nombre d’Etats membres (et de préférence des grands) autour de leurs préoccupations.

L’autre stratégie consisterait à continuer de placer des Baltes au sein des instances européennes à des poste-clefs reflétant leurs préoccupations, comme Andris Piebalgs, commissaire européen à l’énergie. Mais c'est bien sûr une stratégie de longue haleine.

Pour aller plus loin

A lire

  • KONONENKO, V.,   Les Etats baltes dans le contexte des relations euro-russes après l'élargissement de 2004, in Nordiques, n°8

  • NIELSEN, K. L., Opportunities and Limitations for the Baltic States of the EU-Russia Strategic Partnership, in Baltic Security and Defence Review, Vol 9., 2007 (en anglais)