Religions et politique dans l'éclatement de la Yougoslavie

Par L'équipe | 21 juillet 2009

Pour citer cet article : L'équipe, “Religions et politique dans l'éclatement de la Yougoslavie”, Nouvelle Europe [en ligne], Mardi 21 juillet 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/680, consulté le 03 juin 2023

analyse.pngpatriarche_paul_serbie.pngLes Balkans ont souvent été qualifiés de « poudrière de l’Europe». En effet, quand on parle du cours du XXe siècle, on dit qu’il commence à Sarajevo en 1914 avec l’assassinat de Franz Ferdinand, Archiduc d’Autriche par un nationaliste serbe de 19 ans et finit avec le siège de Sarajevo entre 1992-1995 par les troupes serbes, moment fort dans la dernière guerre européenne du siècle, qui s’est déroulé sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. On parle aussi souvent dans le domaine de la géopolitique du concept de « balkanisation » pour désigner, justement, le processus de morcellement d’unités politiques et géographiques en une multitude d’États à la viabilité plus ou moins précaire.

analyse.pngpatriarche_paul_serbie.pngLes Balkans ont souvent été qualifiés de « poudrière de l’Europe». En effet, quand on parle du cours du XXe siècle, on dit qu’il commence à Sarajevo en 1914 avec l’assassinat de Franz Ferdinand, Archiduc d’Autriche par un nationaliste serbe de 19 ans et finit avec le siège de Sarajevo entre 1992-1995 par les troupes serbes, moment fort dans la dernière guerre européenne du siècle, qui s’est déroulé sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. On parle aussi souvent dans le domaine de la géopolitique du concept de « balkanisation » pour désigner, justement, le processus de morcellement d’unités politiques et géographiques en une multitude d’États à la viabilité plus ou moins précaire.
Le mot « Balkans » lui-même est un mot d’origine turque qui signifie « montagne » et les Balkans, à travers leur histoire ont été aux carrefours de civilisations et des empires byzantin, turc, austro-hongrois et russe. Ce statut de carrefour se reflète également dans une multiplicité ethnique, mais aussi religieuse, les Balkans se trouvant aux confins du Catholicisme, de l’Orthodoxie et de l’Islam. Qui plus est, cette géographie complexe et diverse a permis une perduration des identités à travers les siècles, voire même un isolement de certaines populations.

Le projet national yougoslave entre langues, religions et (liens de) sang : quelle définition de l’ « ethnie » ?
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C’est au XIXe siècle, après une cohabitation interethnique de quatre siècles sous l’emprise de différents empires que les Balkans commencent à se déchirer en États indépendants, c’est là que naquirent la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, l’Albanie et après la Première Guerre mondiale, le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes.

Selon les politistes, les concepts de Nation, ainsi que celui de « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » sont, sans doute, des concepts créés à l’Ouest et importés après par le reste du monde. Mais, comme le souligne Paul Garde, si à l’Ouest l’État précède la Nation, dans les Balkans la Nation précède l’État. Quel est alors l’arbre généalogique réel ou revendiqué de la Nation ? Gellner considère que la modernité est à l’origine des phénomènes nationalistes puisque dans une société industrialisée, le savoir-faire ne peut plus être transmis oralement. L’idéologie nationaliste naît lorsque les intellectuels d’origine rurale confrontés à la culture impériale dominante érigent la culture populaire en une nouvelle culture lettrée en définissant l’usage de la langue populaire selon les normes. La langue joue donc un rôle crucial dans la naissance des nouvelles nations.  Cependant, si on applique ce schéma dans les Balkans, on se heurte au constat que dans cette région, la différentiation linguistique ne suffit pas à expliquer les différents nationalismes (voir carte à côté). C’est pour cela que depuis l’éclatement de la Yougoslavie, on affirme souvent, non sans ironie, que chaque ex-Yougoslave est devenu polyglotte, puisqu’il parle au moins le croate, le bosniaque, le serbe etc. En conséquence, les peuples qui réclament leur indépendance ont besoin d’un élément supplémentaire pour justifier leurs demandes. Ce qui explique en partie le rôle crucial des religions dans la définition des identités et des frontières. 

Les religions comme ferment identitaire

L’Orthodoxie représente la plus importante confession chrétienne dans les Balkans et une des trois Églises patriarcales se trouve à Belgrade depuis 1922. Aujourd’hui, elle est la religion majoritaire en Serbie (82%), au Monténégro (75%) et en Macédoine (65%). En effet, la christianisation des Serbes remonte à la fin du IXe siècle et les premiers établissements religieux serbes furent liés au Patriarcat d’Ochrid (aujourd’hui en Macédoine). Même si elle n’est pas encore reconnue comme autocéphale, l’Église orthodoxe macédonienne est très importante. Elle a des liaisons très étroites avec l’Église orthodoxe de Bulgarie et est rattachée au Patriarcat de Constantinople.

Le Catholicisme est une autre confession importante de l’espace ex-yougoslave et la religion dominante de la Slovénie et de la Croatie. On trouve également des Hongrois catholiques en Voïvodine, région de la Serbie. De plus, aujourd’hui, les  représentants de la hiérarchie catholique romaine sont présents dans chacune des capitales balkaniques. Dans les Balkans, il importe de distinguer le Catholicisme romain et le Gréco-catholicisme. Les Gréco-catholiques sont une branche du Catholicisme qui est apparue pendant la contre-réforme et qui s’inscrit dans la tradition d’union entre les deux Églises catholique et orthodoxe. Historiquement, ils ont joué un rôle important dans la diffusion de la philosophie politique des Lumières et se sont faits parfois les porte-paroles de revendications d’émancipation nationale. Aujourd’hui, ils sont largement minoritaires dans les Balkans et encore présents en Macédoine (0,5%), mais l’existence de cette Église empoisonne toujours les relations entre le Vatican et les Églises orthodoxes.

Dans les Balkans, la distinction première, au moment où au XIXe siècle les nations se mettent en place, est celle qui sépare les musulmans des chrétiens. Dans l’espace ex-yougoslave, le Kosovo, la Bosnie et la Macédoine abritent les populations converties les plus nombreuses. Pourtant, il faut aussi remarquer que pendant la domination de l’Empire Ottoman, les musulmans étaient vus comme Turcs et dénommés ainsi, même s’ils parlaient le serbo-croate, l’albanais, le grec ou le bulgare.

La notion biologique de sang et l’autochtonisme

Olivier Gillet, auteur du livre Les Balkans : religions et nationalisme, souligne par ailleurs l’importance de la notion de « sang » dans la conception de la Nation dans les Balkans. Il cite les nombreuses thèses relatives à l’autochtonisme, l’émigrationnisme, la transhumance ou le nomadisme qui sont utilisées pour prouver l’antériorité de tel ou tel peuple sur un territoire donné et donne comme exemple le cas de la Macédoine, où se développe des nos jours l’idée que le peuple macédonien n’est pas un peuple slave, mais un peuple autochtone descendant d’Alexandre le Grand qui a adopté le slave comme langue au cours des invasions slaves. Voilà encore un élément qui se rajoute à la religion pour prouver que la langue n’est pas le seul critère qui sert à distinguer les nations. Cependant, comme Gillet le montre, ces histoires déterministes qui créent une véritable mythographie nationale sont destinées à prouver la pérennité des nations sur des territoires parfois communs. 

Les guerres des Balkans : quel rôle pour les religions ?
Avant même l’éclatement de la Yougoslavie, l’Église orthodoxe serbe a marqué l’espace politique de la « Grande Serbie » en amenant dans ce qu’ils considéraient comme des territoires serbes les reliques de l’Empereur Lazar, prince tué lors de la bataille de Kosovo Poljé par les Ottomans. Par la suite, en 1982, 21 prêtres et moines serbes ont fait appel aux autorités pour défendre « la survie spirituelle et biologique du peuple serbe au Kosovo ».

Il est indéniable que la hiérarchie orthodoxe et certains prêtres ont joué un rôle actif dans les guerres avec la Croatie et la Bosnie dans le but déclaré de « réunir tous les Serbes dans un seul État ». Le Patriarche Paul et ses évêques ont fait le tour des territoires contrôlés par les forces serbes, en encourageant la défense des « territoires ancestraux». 

Finalement, quand Milosevic a signé les accords de Dayton, la faction militante du clergé l’a dénoncé comme « traître à la nation » et a demandé la démission du Patriarche Paul. C’est le moment qui est à la base de la division de la hiérarchie orthodoxe en deux factions : une modérée autour du Patriarche Paul et une radicale, dont, par exemple, le métropolite du Monténégro, Amfilohjie Radovic. Le métropolite a glorifié l’intégration du Monténégro dans la Serbie dans une cérémonie religieuse tenue le 26 novembre 2000 à Podgorica.   

Comme l’Église catholique a été moins soumise aux autorités communistes, le régime yougoslave (sous pression internationale) a accordé des concessions, en incluant le droit d’organiser des manifestations religieuses et, le plus souvent, lors de ces manifestations les symboles nationaux étaient souvent associés au Catholicisme. De plus, il y avait une presse religieuse relativement libre qui soutenait ces positions ethnico-religieuses. Après la déclaration d’indépendance des deux pays, le Vatican a été parmi les premiers pays qui a reconnu les nouveaux régimes qui, à leur tour, ont utilisé la bénédiction de l’Église catholique pour consolider leur popularité.

En Croatie, surtout pendant les cinq mois de la guerre, l’Union chrétienne démocrate qui était au pouvoir s’est décrite comme le défendeur le plus fidele de la « Sainte cause croate » et le Catholicisme à été promu de facto religion d’État. Cependant, cette situation a changé à partir de 1994, année qui marque à la fois la visite de Jean Paul II à Zagreb et la nomination d’un nouveau archevêque : Josip Bozanic, un défenseur du message œcuménique adopté à Vatican II. Pourtant, la religion catholique est toujours enseignée dans les écoles et dans l’armée et une faction d’évêques continuent à défendre la « Sainte cause croate » et accuse le gouvernement d’avoir criminalisé la guerre d’indépendance.

Quant au rôle de l’Église catholique en Slovénie, celui-ci peut être centré autour des deux personnalités emblématiques : l’archevêque  Sustar et l’archevêque Rode. La première période (jusqu’en 1997) est marquée par une certaine sécularisation. Alors que dans la deuxième période, après 1997, le nouveau gouvernement de droite, en coopération avec le nouvel archevêque, a introduit le catéchisme catholique dans les écoles d’État et a restitué la propriété ecclésiastique. En effet, c’est n’est pas juste le gouvernement de droite qui a soutenu l’Église, l’inverse étant également valable. L’archevêque Rode a soutenu activement son parti favori (le Parti chrétien-démocrate slovène) pour les élections de 2000. Pourtant, le Parti a eu un faible score (10,33% des votes).

Les musulmans étaient probablement le groupe religieux le plus sécularisé de la Yougoslavie. En effet, le terme « musulman » avait une connotation plus culturelle que religieuse. De plus, les musulmans habitaient traditionnellement dans des villes mixtes du point de vue ethnique, tout en étant séparés physiquement et culturellement du monde musulman depuis plus de 100 ans. Pendant la guerre, ils n’ont détruit aucune église orthodoxe ou catholique.

Néanmoins, la guerre qui leur a été imposée a engendré un changement de leur attitude. Ainsi, le premier Président de la République de Bosnie et d’Herzégovine a été Alija Izetbegovic, auteur de la Déclaration islamique qui le place dans la lignée des penseurs néo-fondamentalistes ; les manifestations religieuses islamiques sont devenues publiques pour la première fois depuis le XIXe siècle ; le voile a recommencé à être porté.

La Macédoine offre l’exemple d’un pays mixte du point de vue religieux (65% d’Orthodoxie, 33% d’Islam) où la communauté internationale a dû intervenir pour rétablir la paix entre les différents groupes religieux, notamment en modifiant la Constitution, dont l’article 19 offrait une position privilégiée à l’Église orthodoxe.

On assiste depuis le début des années 1990 à une désécularisation des sociétés dans la plupart des pays des Balkans occidentaux. Les religions, exclues de la vie publique par le régime communiste, sont de retour. En effet, ici, mais aussi dans d’autres pays de l’ancien bloc communiste, la religion a servi à remplir le vacuum créé par l’effondrement du projet communiste et a assuré un cadre d’intégration et de définition pour ces sociétés postcommunistes. Les religions ont été instrumentalisées par le pouvoir politique pour créer l’impression d’une continuité historique avant la période ante-communiste et pour soutenir les causes nationales. Mais elles aussi ont instrumentalisé parfois la politique pour devenir plus visibles et renforcer leur statut dans la vie sociale. Ce processus a donné naissance à une déchirure à la fois interreligieuse et intra-religieuse. Cependant, les guerres dans l’ex-Yougoslavie ne peuvent pas être qualifiées de guerres « religieuses » puisque la religion a été un moyen de mobiliser les différentes factions combattantes, mais elle n’a été ni la source ni le but original des conflits.

 
 
 
 
 
 
Pour aller plus loin :
 
 
 
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Sur Nouvelle Europe
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Dossier de janvier 2009 : Quelles mutations de la religiosité européenne ?
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Balkans et Balkans occidentaux 

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Fiches pays Balkans : Slovénie, Croatie, Serbie, Bulgarie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine, Albanie, Kosovo

   
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À lire
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BARKEY Karen et CHIROT David, States in Search of Legitimacy – Was There Nationalism in the Balkans of the Early Nineetenth Century?, dans “International Journal of Comparative Sociology”, volume 24, 1983
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DAVIE Grace, Borders, Boundaries and Frontiers in the Study of Religion : A Sociological Response, dans “Social Compass”, n°53, 2006
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GARDE Paul, Le discours balkanique. Des mots et des hommes, Fayard, 2004, Paris
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GELLNER Ernst, Nations et nationalismes, Payot, 1989, Paris
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GILLET Olivier, Les Balkans : religions et nationalisme, Ousia, 2001
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IVEKOVIC Ivan, Nationalism and the Political Use and Abuse of Religion: the Politicization of Orthodoxy, Catholicism and Islam in Yugoslav Successor States, dans  “Social Compass”, n°49, 2002
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MEYER Jean, De la violence à la religion : aller-retour, dans « Social Compass », n°49, 2002
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SIVIGNON Michel, Les Balkans. Une géopolitique de la violence, Belin, 2009
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VRCAN Srdan, A Preliminary Challenge : Borders or Frontiers?,  dans “Social Compass”, n°53, 2006. 

Source photo : Sa Sainteté Paul, en serbe Pavle, est l'actuel primat de l'Église orthodoxe serbe (depuis le 1er décembre 1990)

Source carte : Michel Sivignon, « Les Balkans : une géopolitique de la violence »