



Contexte : le Printemps de Prague
L'année 1968 débute en Tchécoslovaquie avec la démission le 4 janvier de celui qui était Premier secrétaire du Parti communiste (PC) depuis 1953 et Président de la République tchécoslovaque depuis 1957, Antonin Novotny. A la suite de son prédécesseur Klement Gottwald qui voulait faire de la Tchécoslovaquie une démocratie populaire modèle, Novotny n'a fait que le minimum en matière de déstalinisation : démolition du mausolée construit à Prague où reposait Gottwald (1961), élimination de quelques dirigeants staliniens en 1963 (dont le Premier secrétaire du PC slovaque), quelques mesures de libéralisation économique, le pays étant au bord de la faillite au milieu des années 1960. Novotny est critiqué tant par les libéraux que les partisans de ligne dure du Parti qui lui reprochent son manque de réaction face à la libéralisation de la société.
Alexandre Dubček, alors Premier secrétaire du PC slovaque depuis 1963, devient Premier secrétaire du PC tchécoslovaque (PCT). Autour de sa personne, s'est constitué dans les mois précédents toute une nébuleuse réformatrice.
Dubček et ses alliés veulent réformer le socialisme tout en lui restant fidèle. Le 5 avril 1968, le PC tchécoslovaque adopte un programme d'action qui prévoyait :
- La fin des pratiques dictatoriales, avec la liberté de réunion et d'association ; la transformation des Parlements en véritables assemblées législatives ; un partage net des pouvoirs entre l'Etat et le Parti ;
- Le retour de la liberté de la presse et la fin de la censure ;
- La liberté de mouvement, y compris de voyager, voire de s'installer, à l'étranger ;
- L'instauration d'un système fédéral avec égalité de droits entre les nations tchèque et slovaque ;
- Décentralisation de l'économie, indépendance dans les directions des entreprises et légalisation des petites affaires privées.
Dubček, dans ses Mémoires, fait le commentaire suivant à propos de ce programme : "La situation, qu'elle fût intérieure ou extérieure, ne permettait pas de rejeter carrément la doctrine soviétique, aussi la formulation utilisée était-elle prudente, sobre, et nous faisions un nombre suffisant de références rituelles aux clichés marxistes-léninistres habituels. Le programme était hérétique, mais nous faisions tout pour qu'il n'en eût pas l'air." (p. 201).
Ce programme, les mesures prises par le gouvernement Cernik et les débats au sein de la société tchécoslovaque inquiètent le Grand frère russe et les dirigeants des Etats voisins. Dans le même temps, les libéraux, les intellectuels et la jeunesse étudiante s'impatientent et souhaitent des mesures plus rapides et plus radicales. Dubček se trouve ainsi pris entre les deux et peut être dépassé par le mouvement qu’il a enclenché et les espoirs qu’il a sucité.
Le changement à la tête du Parti puis de l'Etat tchécoslovaque est le résultat de la convergence de trois forces, qui, tout au long de l'année 1967, se regroupent. Les réformateurs économiques, dont le plus connu est Ota Sik, les intellectuels (Milan Kundera, Pavel Kohout, Ludvik Vaculik) et les Slovaques, ces derniers réclamant un régime moins centralisateur s'allient. Alexandre Dubček, slovaque, appartchik du Parti ayant fait une partie de ses études à Moscou et n’ayant pas une réputation de libéral, n'inquiète pas Moscou et prend en janvier 1968 la tête du PC tchécoslovaque.
Il s'agit également pour eux de renouer avec la tradition démocratique de la Tchécoslovaquie de l'entre-deux guerres, car à la veille de la guerre c’était le seul Etat démocratique de la région et l’allié de la France. On peut ajouter qu’en 1946, le PC tchécoslovaque est le plus puissant des PC d'Europe centrale (même s’il avait beaucoup moins d’influence dans la partie slovaque de la république) et ancré dans une société démocratique. Cette spécificité tchécoslovaque nourrit la volonté de réforme au sein du Parti.
Ainsi, le Printemps de Prague se distingue-t-il de l'insurrection, de la révolution anti-totalitaire de Budapest de 1956. A Prague, on s'emploie dans un premier temps à rassurer Moscou et les autres démocraties populaires. L'action et les paroles des dirigeants tchécoslovaques sont dictées par le souvenir de la répression violente de Budapest d'octobre et novembre 1956, ses milliers de morts et emprisonnés.
Mais parmi les principales mesures de l'équipe Dubček, figurent la fin de la censure, le rétablissement des libertés publiques et la réhabilitation des victimes du stalinisme. Le débat et la réforme touchent non seulement le Parti mais également l'ensemble de la société, ce qui était étouffé est exposé en plein jour. Et la société va rapidement demander plus et plus vite. La société semble s’éveiller d’un long silence et elle profite au maximum des nouvelles possibilités pour s’exprimer et pour voyager. Des auteurs jusque là censurés sont publiés.
Conséquences : la réaction de Moscou
La situation tchécoslovaque en 1968 représente un danger pour l'URSS, bien qu'elle ait été initiée par le PC tchécoslovaque. Certes, Dubček et son équipe n'entendent pas quitter le socialisme, mais si Brejnev et Dubček utilisent le même mot, socialisme pour Brejnev signifie que le PC contrôle l'ensemble des pouvoirs. Le début de séparation entre le Parti et l'Etat qui a lieu en Tchécoslovaquie est proprement intolérable pour Brejnev.
A l'été 1968 Ludwik Vaculik, journaliste et membre de l’association à la pointe de la contestation - l’Union des écrivain - que l’on retrouvera en 1989, publie le Manifeste des 2000 mots, par lequel les intellectuels expriment leur soutien aux réformes de l'équipe Dubček, tout en appellant à l'accélération et l'intensification de celles-ci ; ce test précise également que la population agira indépendamment, voire par les armes, pour soutenir les réformes.
Voulant à tout prix éviter un bain de sang, les autorités demandent à l'armée tchécoslovaque de ne pas défendre le territoire. Les armées prennent rapidement possession des points stratégiques et rentrent dans Prague. La population procède néanmoins à diverses manoeuvres non-violentes désorganisant la progression des troupes du Pacte de Varsovie (inversion des panneaux d'indications, démotivation,...) et la radio tchécoslovaque, protégée par la population, continue de diffuser des informations opposées à Moscou et l'invasion. Face à cette résistance passive, militairement la conquête des populations est difficile. La photo d'un homme sans arme qui oppose à un tank soviétique sa seule poitirne, photo diffusée à l'Ouest, est l'un des emblèmes de la réaction de la population tchécoslovaque.

Bratislava, 21 août 1968 / Photo de Ladislav Bielik
A Prague, au niveau politique, les armées trouvent Dubček et son équipe qui les attend. Après avoir emprisonné et emmené la direction du PC tchécoslovaque à Moscou, les Soviétiques, qui n'arrivent pas à former un nouveau gouvernement de collaboration comme à Budapest en 1956, la remette au pouvoir (26 août). A Moscou, sous pression psychologique et physique, la direction du PC tchécoslovaque signe les accords de Moscou, qui justifie l'intervention armée contre dérives anti-socialistes et autorise le stationnement "provisoire" des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie.
L'opposition de la population continue de s'exprimer dans les mois qui suivent : émigration massive juste après la répression ; manifestations étudiantes en novembre 1968 ; immolation par le feu de Jan Palach le 16 janvier sur la place Venceslas et dont l'enterrement rassemble plusieurs centaines de milliers de personnes, suivie de deux autres immolations ; massives manifestations de joie lorsque l'équipe nationale de hockey-sur-glace tchécoslovaque bat l'équipe soviétique (28 mars 1969) suivies d'attaques d'une vingtaine de garnisons soviétiques ; manifestations commémorant le premier anniversaire de l'invasion, etc.
Dans ses Mémoires Dubček précise : "A aucun moment avant avril 1969 [la retraite] ne ressembla à l'équipée désastreuse de Napoléon abandonnant Moscou. Au moins pour mes alliés et moi-même, ce fut un repli organisé, au cours duquel pas un pouce de terrain ne fut évacué sans une résistance calculée. Jusqu'à ce que Husak fût installé au poste de Premier secrétaire du PC tchécoslovaque, il n'y eut ni purges, ni arrestations, ni persécutions. [...] Malgré tout, la presse était encore relativement libre, aucun journaliste, aucun savant ne lavait les vitres pour pouvoir vivre, la vie culturelle reprenait et même les voyages à l'étranger ne connaissaient pratiquement aucune restriction." (p. 304)
Gustav Husak succède à Alexandre Dubček le 17 avril 1969 ; la "normalisation" du pays s'intensifie : élimination des libéraux (Dubček lui-même, après avoir été un court temps ambassadeur à Ankara, devient mécanicien de l'Office des forêts de Krasnany, près de Bratislava), profonde épuration du Parti, renforcement de la planification centralisée au niveau économique, nombreux emprisonnements et divers chantages familiaux, etc.
Après le Printemps de Prague, le régime communiste entame une nouvelle phase de son histoire. Des élites issues des couches technocratiques du parti remplacent la vieille garde stalinienne. Les méthodes politiques héritées de la période stalinienne sont alors abandonnées au profit d’un type de domination basée sur une nouvelle forme d’arrangement entre pouvoir et société, qui se résigne à accepter le régime. Culturellement et politiquement brisée, la société tchécoslovaque des années 1970 et 1980 va vivre dans un conformisme et une passivité dont la généralisation semble mettre le pouvoir à l’abri de toute secousse. L’ampleur de la répression liée à la « normalisation » qui a suivi le Printemps de Prague crée un profond découragement. L’épuration frappe surtout les milieux intellectuels et le Parti. Des centaines d’intellectuels perdent leurs emplois pour devenir laveur de carreaux ou pompiste. Les plus grands artistes, comme l’écrivain Milan Kundera ou le cinéaste Miloš Forman, et les principales têtes pensantes du Printemps de Prague immigrent. 500 000 membres du PC sont exclus du parti.
Les troupes du Pacte de Varsovie, essentiellement soviétiques, restèrent en Tchécoslovaquie jusque 1991.
Pour aller plus loin :
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Sur Nouvelle Europe |
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Fiche-pays République tchèque |
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Fiche-pays Slovaquie |
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Russie - République tchèque, des relations ambiguës |
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Compte-rendu du café européen de novembre 2007 - les politiques de la mémoire |
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Sur Internet |
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Les réactions internationales face à l’écrasement du Printemps de Prague sur le site de Radio Prague international |
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Tchécoslovaquie 1968 : Printemps de Prague, invasion soviétique, résistances et conseils ouvriers, par Anna Libera et Charle-André Udry sur le site Europe solidaire sans frontières |
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Eurotopics : "1968 : un mouvement européen ? " |
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Les caricatures d'époque et autres documents rassemblés par le Centre Virtuel de la Connaissance sur l'Europe . |
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A lire : |
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C'est l'espoir qui meurt en dernier, Alexandre Dubcek, Fayard, 1993. |
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Histoire de l'Europe de l'Est, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, Jean-François Soulet, Armand Colin, 2006. |
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Courrier international n°894-895, 20 décembre 2007. "Que reste-t-il de 68 ?" |