Pour les Allemands et les Tchèques, la notion de « mémoire commune » s’articule tout entière autour des legs de la Seconde Guerre mondiale. Mis en sommeil au cours des décennies de Guerre Froide, ce « passé douloureux » resurgit avec une vigueur nouvelle à partir de 1989.
Pour les Allemands et les Tchèques, la notion de « mémoire commune » s’articule tout entière autour des legs de la Seconde Guerre mondiale. Mis en sommeil au cours des décennies de Guerre froide, ce « passé douloureux » ressurgit avec une vigueur nouvelle à partir de 1989. Pesant sur les relations bilatérales au gré de polémiques récurrentes, la question des Sudètes permet aussi d’aborder l’élargissement de l’Union européenne sous un angle original, celui de l’apport « mémoriel » de chaque nouveau membre à l’ensemble communautaire.
Le projet européen pour panser les blessures de l'histoire
La construction européenne porte en elle l’ambition de réconcilier les peuples. En réunissant Allemands et Français, Italiens et Belges autour d’un projet commun, ses promoteurs visaient à conjurer les antagonismes nationaux. Dans sa fameuse déclaration du 9 mai 1950, Robert Schuman est on ne peut plus clair : « L’Europe n’a pas été faite : nous avons eu la guerre ». En instaurant la CECA, c’est « le ferment d’une communauté plus large et plus profonde » que l’on cherche à introduire, un véritable dispositif de paix pour « des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes ». Improbable au sortir de la guerre, la consolidation progressive d’un « couple » franco-allemand reste l’un des succès les plus marquants de cette entreprise de pacification.
La partition de Guerre Froide a confiné les avancées communautaires à l’Ouest du « rideau de fer ». Cette frontière politique et idéologique, aussi tragiquement hermétique qu’elle fût, n’a cependant pas effacé le vécu commun des peuples vivant de part et d’autre du Mur. Comment oublier les souvenirs d’une guerre qui commence, pour l’Europe centrale, dès 1938 ? Condition nécessaire aux élargissements successifs de ces dernières années, l’effondrement de l’Union soviétique a également permis un dialogue inédit entre des nations dont la mémoire commune est souvent douloureuse, toujours complexe. A ce titre, l’exemple germano-tchèque mérite une attention particulière, tant les enjeux qu’il soulève illustrent les interactions entre les faits historiques, leur appropriation et l’impact des mémoires dans les débats contemporains.
La Seconde Guerre mondiale et les ruptures dans le vécu germano-tchèque
Débutons notre analyse par un bref retour historique sur les deux ruptures principales qui marquent les relations germano-tchèques au XXe siècle. La présence d’Allemands sur les territoires de Bohême et de Moravie remonte au XIIIe siècle, lorsqu’ils décident de s’établir dans les régions frontalières, les Sudètes. Au début des années 1920, ces Allemands comptent pour près de 25% de la population tchécoslovaque. La volonté expansionniste, formulée puis mise en œuvre par Hitler au cours des années 1930, s’appuie largement sur cette réalité démographique. Une fois assurée l’inertie des puissances signataires des accords de Munich, l’Allemagne nazie y fonde la justification du démembrement de la Tchécoslovaquie puis de son occupation. A l’époque, les Allemands des Sudètes soutiennent avec enthousiasme l’initiative pangermanique. Lors des élections libres de mai-juin 1938, ils s’étaient prononcés à plus de 90% pour le SdP de Konrad Henlein, favorable au discours d’Hitler. Ce vote fut perçu comme une véritable trahison par le reste de la population tchécoslovaque, comme un traumatisme annonciateur des malheurs à venir.
Avec la défaite du IIIe Reich s’ouvre un autre épisode douloureux dans le vécu germano-tchèque. La libération s’accompagne de l’expropriation puis de l’expulsion des 2,5 millions d’Allemands des Sudètes, conformément aux décrets édictés au cours de l’année 1945 par le président Beneš depuis son exil londonien (voir, dans ce dossier, l’article de Laure Jipo). Cette expulsion d’ex-citoyens tchécoslovaques débute alors même que les troupes américaines et soviétiques sont encore présentes sur le sol national. Elle est d’ailleurs entérinée par les Alliés à la conférence de Potsdam le 2 août 1945. Au même titre que l’épuration pratiquée en France à la libération, l’expulsion des civils d’origine allemande fut accompagnée d’exactions et de réactions haineuses à l’égard d’une population tenue pour « collectivement responsable » des souffrances endurées par la nation tchécoslovaque pendant la durée du conflit.
L'occasion manquée de l'après-1989
Mise en sommeil tout au long de la Guerre Froide, la question allemande ressurgit avec une vigueur nouvelle à partir de 1989. L’optimisme est alors de rigueur, avec le retour de la démocratie en Tchécoslovaquie, la réunification d’une Allemagne fermement ancrée dans l’Europe et les promesses de l’intégration communautaire en toile de fond. Trois jours après son élection à la présidence tchécoslovaque, Václav Havel choisit l’Allemagne pour son premier déplacement officiel et présente ses excuses aux Allemands des Sudètes dans un discours fameux tenu à Munich le 29 décembre 1989. L’impact de ce geste audacieux reste mitigé. A l’incompréhension de ses concitoyens tchécoslovaques s’ajoute l’accueil, certes respectueux, mais finalement assez tiède d’une Allemagne tournée vers sa réunification. Néanmoins, avec la signature du traité de bon voisinage et de coopération de 1992, les gouvernements allemand et tchécoslovaque concrétisent la conjoncture favorable, affirmant leur souhait de voir une relation cordiale et sereine se développer entre les deux pays. Porteurs de ce volontarisme, les gouvernements d’Helmut Kohl et de Václav Klaus écartent prudemment les sujets de discordes qui pourraient assombrir l’horizon du rapprochement bilatéral. La question sudète, tue depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, est ainsi laissée en suspens.
La radicalisation des années 1990 ou l'inertie sanctionnée
Cette amnésie volontaire du leadership gouvernemental laisse le champ libre aux entrepreneurs identitaires qui, dès lors, prennent à leur compte l’ « agenda mémoriel ». Rassemblés au sein de l’association Sudetendeustche Landsmannschaft, les Allemands des Sudètes et leurs descendants font entendre leurs revendications : la reconnaissance du droit au retour, l’indemnisation des dommages subis lors des expulsions, la restitution des biens confisqués par les décrets Beneš et l’abrogation de ces derniers et, enfin, un accès privilégié à la citoyenneté tchécoslovaque afin de prendre part aux privatisations de l’ère post-communiste. Cette radicalité est d’autant mieux assumée que les Allemands des Sudètes bénéficient d’un levier politique considérable sur le gouvernement fédéral. Rassemblés, pour leur grande majorité, dans une Bavière déclarée « Land protecteur » en 1962, ils soutiennent massivement la CSU, alliée incontournable de la CDU de Kohl.
En 1994, alors que Bonn vote une loi d’indemnisation pour les victimes est-européennes de l’occupation nazie, les associations sudètes parviennent à faire exclure les Tchèques du processus. Démontrant son habilité en matière de lobbying, la Sudetendeustche Landsmannschaft obtient que soient liées la question des expulsés allemands et celle des victimes tchèques de l’occupation, de sorte que le règlement de l’une ne puisse se faire sans celui de l’autre. La radicalité n’est cependant pas exclusive à la Sudetendeustche Landsmannschaft. Rejetant les demandes d’indemnisation de la part des Allemands des Sudètes, Prague refuse en outre de dialoguer directement avec leurs associations. Le malaise se retrouve au sein de l’opinion. Méfiants à l’égard de l’Allemagne, les Tchèques voient dans les expulsions une « revanche légitime ».
Les "passés douleureux" à l'heure de l'élargissement
L’euphorie de l’immédiat après-1989 montre des signes d’essoufflement, laissant la place à la crispation. Pour sortir de l’impasse, des personnalités de premier plan telles que Václav Havel ou la vice-présidente du Bundestag Antje Vollmer (Verts) prennent l’initiative du dialogue, à l’image du Forum de discussion tchéco-allemand. Ces efforts aboutissent à la Déclaration commune de réconciliation de 1997. Signé par les chefs de gouvernements et ratifié par les deux parlements avec de confortables majorités, le texte vise à dépassionner les débats. En envisageant de front, la question des Sudètes et les compensations pour les victimes tchécoslovaques du nazisme, les deux parties reconnaissent les « torts et injustices » subis de part d’autre entre 1938 et 1945. Cet apaisement n’est que passager cependant. Les années qui suivent sont marquées par une résurgence des tensions.
Dans le contexte de la candidature tchèque d’adhésion à l’Union européenne, les cercles conservateurs allemands et autrichiens trouvèrent opportun de réintroduire la question des Sudètes au cœur des débats. Dès 1999, la CSU bavaroise, l’ÖVP et le FPÖ autrichiens défendent devant les parlements nationaux et le Parlement européen des résolutions dénonçant l’incompatibilité entre l’ordre juridique européen et les décrets Beneš, et appelant à leur abrogation comme condition préalable à l’intégration au sein de l’UE. Là encore, la radicalité des propos n’est pas le monopole d’une des parties. Qualifiant, dans un entretien publié en 2002, les Allemands des Sudètes de « cinquième colonne » de Hitler, le Premier ministre tchèque Milos Zeman a pu, lui aussi, raviver les tensions. La vivacité des polémiques entourant la question des Sudètes n’a cependant pas empêché l’adhésion de la République tchèque à l’UE au 1er janvier 2004. L’élargissement a bénéficié de la coalition emmenée par Gerhard Schröder qui, pour sa part, a fait preuve de fermeté contre les revendications les plus radicales émanant des associations d’expulsés.
L’émotion suscitée par la question des Sudètes et les décrets Beneš demeure vive, en témoigne les démarches entreprises, au cours de l’année 2005 par les associations bavaroises auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme. De même, les débats ne sont pas circonscrits à la relation germano-tchèque. L’Autriche, mais aussi la Slovaquie et la Hongrie sont agitées, de manière récurrente, par des revendications et des déclarations houleuses mettant en cause les décrets de 1945, leur fondement moral et leur validité juridique. Toujours est-il, la teneur des débats tchéco-allemands, tels qu’ils se sont développés au moment de l’adhésion tchèque à l’UE, questionnent une des idées fondatrices du processus communautaire. Poser comme condition à l’intégration le règlement d’un contentieux bilatéral revient à inverser l’approche retenue aux origines de la construction européenne. La CECA puis le Traité de Rome ont progressivement bâti les conditions d’une réconciliation entre les peuples ouest-européens. Dans ce cas, la réconciliation et l’apaisement des mémoires ne sont pas les exigences préalables à l’intégration communautaire, mais son aboutissement.
Pour aller plus loin :
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Sur Nouvelle Europe |
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Dans ce même dossier, l'article sur les décrets Beneš dans les relations slovaco-hongroises |
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Sur Internet |
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LIEHM, Antonin, « Allemands et Tchèques face à leur passé, Tourner la douloureuse page des Sudètes », Le Monde Diplomatique, février 1996. |
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PÄTZOLD, Brigitte, « Le poids de la Seconde Guerre mondiale, Polémique sur les souffrances de l’Allemagne », Le Monde Diplomatique, avril 2004. |
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PLITCHA, Martin et Henri de Bresson, « Le contentieux des Sudètes empoisonne l’Europe centrale », Le Monde, 2 mai 2005. |
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A lire : |
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BLAIVE, Muriel, « De la démocratie tchèque et des décrets Beneš », in Georges Mink et Laure Neumayer (dir.) L’Europe et ses passés douloureux, pp. 118-127. |
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RUPNIK, Jacques et Anne Bazin, « La difficile réconciliation tchéco-allemande », Politique Étrangère, 2/2001, pp. 353-370. |