

Mémoire, identité et frontière L’individu se caractérise par une frontière : celle qu’il trace, depuis sa plus tendre enfance, entre lui et les autres. Cette frontière lui permet d’exister dans l’espace, comme personnalité indépendante : elle forme l’une des caractéristiques les plus fondamentales de l’existence individuelle. Il en va de même pour l’identité collective : elle est située dans le temps par une frontière qui donne signification au « soi » (la famille, la nation ou les multiples allégeances des individus) et à « l’autre » (tous ceux qui ne font pas partie de ce groupe) et elle organise au sein de cette fraction de l’humanité, la mémoire collective qui permet au groupe d’exister. |
Ce mois-ci dans le dossier de Nouvelle Europe
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Frontière et mémoire collective Il y a tout lieu de transposer ces remarques au niveau européen, car elles permettent de mettre en lumière les singularités de son identité. Tout d’abord, le projet européen n’a pas de frontière précise au sein de laquelle organiser sa mémoire et construire son identité. A chaque élargissement successif, l’identité européenne doit se réorganiser, la mémoire se recomposer. Dans l’Europe des Six, la mémoire de l’Empire romain, de celle de Charlemagne ou la mémoire de la Shoah formaient des piliers intangibles de la mémoire collective. Dans les frontières de l’Europe d’alors, ils étaient les éléments dans lesquels tous les Européens pouvaient se retrouver. Les forgerons de l’identité européenne pouvaient donc en appeler à ces jalons fondateurs pour raconter l’histoire d’un continent toujours divisé qui se réunissait enfin pour dire non à la barbarie (celle des Vandales contre les Romains, celles des païens contre Charlemagne, celle des Nazis contre l’humanité). Ils justifiaient ainsi un aboutissement, la CEE, et travaillaient à la constitution d’une mémoire et donc d’une identité commune. La question de la frontière, qui sépare le « soi » et « l’autre » est centrale dans l’identité européenne. La frontière, toujours repoussée au nom de « l’universalisme européen », ne permet pas à un cadre stabilisé de revenir sur son histoire, de sélectionner ses jalons, ses oublis. |
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Une frontière de retard : « le bon, la bête et le truand » ? Le rôle joué par la mémoire de la Shoah et de la lutte des Alliés contre le régime nazi a été central dans la constitution de l’identité des Européens après 1945. Cette lutte a été le jalon principal mis en avant par les « forgerons de la mémoire » comme la justification de l’union des Européens. Contrairement à tous les conflits précédents, dont la Première Guerre mondiale est l’exemple, la Seconde Guerre mondiale a permis à tous les Européens de se rassembler dans la communion et la dénonciation d’un régime, d’un ennemi commun. Ce qui est nouveau, c’est la participation des Allemands eux-mêmes à cette dénonciation et cela a posé la borne symbolique d’une mémoire réellement collective. Tous les Européens se sont rangés du côté des « bons », ayant mené la lutte contre la « bête ». Et dans cette célébration, les Soviétiques ont joué toute leur place, à juste titre quand on pense au rôle décisif de l’Armée rouge dans la défaite nazie. Pourtant, les Européens de l’Est qui ont vécu presque cinquante ans de domination soviétique prétendent que ces derniers, après avoir été du côté des « bons », se sont plutôt rangés du côté des « truands ». Et ils se placent dans le rôle de doubles victimes du nazisme et du stalinisme ; or, cette nouvelle physionomie de la mémoire leur est particulière. Dans la vieille Europe communautaire, cette nouvelle frontière pose la question d’une nouvelle mémoire et d’une nouvelle identité. Et les acteurs publics de la création d’une mémoire collective sont bien en mal d’assembler les morceaux du puzzle, dans une époque qui veut tout contrôler, tout classer, tout ordonner et rien oublier. L’oubli est pourtant une pièce essentielle de ce puzzle, qui ne pourra trouver sa place qu’avec le temps. Comme le souligne Todorov, dans un ouvrage publié récemment, il est vain de penser qu’on pourra forger une histoire commune, retraçant l’ensemble des événements connus dans les Etats européens et les ordonnant à des fins d’histoire unique. Ce projet a tout d’un projet totalitaire. |
Pour aller plus loin | |
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A lire |
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Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007 |
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TODOROV, T, Construire une mémoire commune ? in GEREMEK, B. & PICHT, R., Visions d'Europe, Odile Jacob, 2007, pp. 335-345 |
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Sur Nouvelle Europe |
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L’Europe face à son passé : réflexions sur les mémoires divergentes du XXème siècle |