L’Ukraine, l’étincelle européenne et la crise-passion russe

Par Aurélie Champag... | 12 mars 2014

Pour citer cet article : Aurélie Champag..., “L’Ukraine, l’étincelle européenne et la crise-passion russe”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 12 mars 2014, http://www.nouvelle-europe.eu/node/1803, consulté le 22 mars 2023

(par Aurélie Champagne-Morozov)

Alors que la place de l’Indépendance, à Kiev, se remplissait de manifestants en novembre 2013, suite au rejet par le président Viktor Ianoukovitch de l’accord d’association qu’il devait signer avec l’UE, l’Europe a redécouvert son pouvoir d’attraction. Il semble paradoxal qu’une Europe fatiguée, ébranlée par la crise de la dette, plus souvent divisée qu’unie, tant sur la scène internationale qu’intérieure, puisse convaincre au-delà de ses frontières au point que l’on veuille mourir pour elle.

Mais les « héros d'Euromaïdan », Ukrainiens, Géorgiens, Arméniens ou encore Biélorusses ne sont pas « morts pour l’Europe », ainsi que le sensationnel titre de Libération du 20 février 2014 le laissait entendre. Ils se sont battus pour promouvoir un changement de leur système politique, vers davantage de démocratie et une meilleure gouvernance. Ils ont été soudés par la lutte contre la corruption du pouvoir en place. La révolution ukrainienne, la détermination des manifestants, leur capacité d’auto-organisation et la très grande retenue qu’ils ont démontrée lors des perquisitions menées chez les anciennes figures dirigeantes (notamment à Mezhyhiria, ancien palais présidentiel) sont remarquables. En particulier, elles dénotent moins d’une volonté de rejoindre l’Union européenne que d’une adhésion à ses valeurs et à ses standards de démocratie.

Arseni Iatseniouk, confirmé en tant que Premier Ministre par le Parlement ukrainien, la Rada, le 27 février dernier, a d’ores et déjà annoncé des réformes ; ces réformes ne sont pas faites « pour l’Europe » (bien que certaines correspondent à la transposition de l’ « acquis communautaire ») mais pour donner corps au changement politique réclamé. Le renvoi de nombreux fonctionnaires pour faits de corruption et la création de départements de lutte contre la corruption au sein des différents ministères en sont emblématiques. Si l’étincelle européenne que constitue l’accord d’association a bien joué un rôle dans la révolution ukrainienne, elle n’explique pas, à elle seule, une mobilisation d’une pareille ampleur.

Du côté russe, la révolution ukrainienne a été perçue comme un rejet de la Russie et de l’alternative qu’elle voulait offrir : Vladimir Poutine avait convaincu Viktor Ianoukovitch de renoncer à la signature d’association avec l’Union, cherchant par là-même à promouvoir son projet d’Union eurasiatique. La destitution du président ukrainien, considérée comme anticonstitutionnelle par le pouvoir russe, constitue à la fois un problème et une opportunité.

Problème tout d’abord car elle amorce un renouveau politique, potentiellement moins favorable à Moscou que le maintien de Viktor Ianoukovitch, représentant d’un pouvoir certes corrompu mais « ami ». Le renversement d’un dirigeant par un peuple revendiquant davantage de démocratie, une bonne gouvernance et moins de corruption, inquiète Vladimir Poutine alors que la Russie voit sa croissance faiblir et sa monnaie chuter. Enfin, la propagande russe sur les événements alimente largement la thèse selon laquelle le mouvement euromaidan serait noyauté de « fascistes » ukrainiens. Si, ainsi que le souligne Timothy Snyder, il ne faut pas négliger la place de l’extrême droite dans la politique et l’histoire ukrainiennes (une place qui par ailleurs s’est accrue durant la période Ianoukovitch), les informations russes diffusent des mensonges éhontés aussitôt contredits sur la toile. Un nouveau pouvoir ukrainien démocratique pourrait achever de les mettre au jour. Sur le plan intérieur, Vladimir Poutine est donc placé dans l’embarras : après avoir décrié la révolution et affirmé que celle-ci était fomentée par « l’interventionnisme occidental », le triomphe de celle-ci porterait atteinte à sa réputation et pourrait fragiliser sa position.

La question ukrainienne est également pour Moscou une opportunité. L’escalade des tensions que favorise Vladimir Poutine en Crimée pourrait lui permettre de freiner le rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne, et de gagner du temps pour pousser l’Ukraine à intégrer l’Union eurasiatique. Elle vient justifier l’idée selon laquelle l’Ukraine devrait être une zone neutre entre l’Union européenne et la Russie. Elle offre également à Vladimir Poutine l’occasion d’un éventuel rapprochement avec la Chine qui peine à dégager une position claire sur la question de la Crimée, tant ce précédent pourrait lui être utile.

Entre étincelle européenne et crise passion russe, la presse européenne débat largement, et s’interroge : l’affrontement est-il un renouveau de la guerre froide ? Que doit faire l’Union européenne ? Quelle sera la stratégie russe ? Les analyses foisonnent mais ne rendent sans doute pas assez honneur à la diversité du pays. La société ukrainienne est trop souvent dépeinte comme clivée de manière brutale entre un Est pro-russe et un Ouest nationaliste, ballotée entre les négociations de grande puissance. Les clivages qui traversent l’Ukraine sont plus profonds et complexes que ceux que nous propose la grille de lecture traditionnelle. Le plus prégnant d’entre eux semble être l’âge, ainsi que le prouve un sondage mené par le Fonds Initiatives Démocratiques Ilko Kucheriv et l’Institut international sociologique de Kiev. Les plus de 55 ans sont trois fois plus favorables à une unification avec la Russie que les moins de 30 ans. La grille de lecture traditionnelle ne rend pas non plus compte de la diversité des populations présentes en Ukraine, et tout particulièrement de la minorité tatare largement présente dans l’Ouest du pays, mais aussi des minorités arménienne, polonaise, bulgare, roumaine, ruthène, hongroise ou encore grecque. Notons par ailleurs que des initiatives visent à dépasser ces clivages : la ville de Lviv, à l’Ouest du pays, a récemment instauré une « journée russe » au cours de laquelle ses habitants sont invités à échanger en langue russe. Une initiative miroir vient d’être lancée en Crimée, et nombreux sont les Ukrainiens bilingues. Une meilleure compréhension du pays est donc absolument nécessaire, afin de réfuter une grille de lecture usée jusqu’à la corde et favorable à Vladimir Poutine.

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Source photo : © Alexandra (Nessa) Gnatoush - Ukraine - 01.12.13