
En 2004, la Cour de Justice des Communautés européennes (renommée Cour de Justice de l’Union européenne depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009) s’engouffrait dans des "brèches ouvertes par le droit communautaire" au travers de deux affaires : Viking et Laval. En statuant sur l’exercice du droit de grève dans un contexte de mobilité de la main d’œuvre, la Cour concluait, trois ans plus tard, à la primauté des normes de libre prestation de services ou d’établissement sur celles de protection des travailleurs.
Du droit social communautaire à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE)
Le droit social communautaire, apparu dès le traité de Rome en 1957, est un instrument européen de production de directives, c’est-à-dire de normes juridiques contraignantes (hard law). Il vise principalement à l’harmonisation des droits sociaux nationaux, et secondairement à la coordination des systèmes de protection sociale. Dans le premier cas, le droit social européen doit permettre une certaine homogénéisation entre les États-membres, ainsi que la garantie de droits sociaux a minima et de règles-planchers (certains pensent qu'on peut établir par exemple un salaire minimum européen).
De même, dans le cadre de la coordination, la portabilité des droits et l’unicité de la législation servent à garantir des droits aux travailleurs mobiles et à éviter qu’ils ne souffrent d’une concurrence ou de désavantages liés à leur détachement (notamment tout ce qui concerne les pensions complémentaires, la prime à l’ancienneté…). Toutefois, le problème des directives européennes est qu’elles demeurent parfois floues. Ce manque de précision et « d’application générale » explique pourquoi elles peuvent faire l’objet d’une interprétation de la CJUE, qui fait alors jurisprudence.
La fonction récente de dérégulation de la CJUE
La CJUE apparaît comme une institution normative, dans la mesure où elle doit assurer l'interprétation de la loi et son application uniforme en Europe. Sa vocation est de veiller au respect du droit communautaire, et en particulier aux articles 43 et 49 du traité CE (respectivement la liberté d’établissement et la liberté de prestation de services). C’est pourquoi la CJUE est souvent appelée la « Cour économique de l’Union européenne », en comparaison avec la Cour des Droits de l’Homme. Elle se démarque également des cours constitutionnelles nationales, dans la mesure où elle n’est pas vraiment un instrument de stabilisation de normes, mais plutôt un instrument d’impulsion de normes. Les arrêts qu’elle rend se veulent économiquement et politiquement libéraux puisqu’ils fonts prévaloir des grands principes tels que la libre circulation des produits, des capitaux, des services et des personnes, et qu’ils garantissent le respect de principes fondamentaux, telle que la non-discrimination.
Depuis quelques années, ces arrêts vont également dans le sens d’une dérégulation. Cette fonction dérégulatrice est liée à l’idée qu’avec l’élargissement, il faut faciliter le déplacement des salariés des nouveaux États-membres vers les anciens États-membres (sous la forme du détachement par exemple) et flexibiliser le marché du travail. Mais les acteurs qui incarnent une vision plus sociale de l’Europe y voient un risque de dumping social. C’est pourquoi la directive 96/71/CE sur le détachement des travailleurs a plusieurs fois fait l’objet de renvois préjudiciels et a été interprétée dans un sens favorable à la libre-circulation des entreprises et au détriment des normes sociales du pays d’accueil, comme l’ont illustré en 2007 les arrêts Laval (affaire C-341/05) et Viking (affaire C-438/05).
La directive 96/71/CE et les arrêts Viking et Laval de 2007
La directive de 1996 permet le détachement des travailleurs, tout en garantissant leur protection. Le problème résulte de l’effet dérégulateur de l’interprétation de la CJCE. Dans le cadre de l’arrêt Laval, l’entreprise éponyme détache des travailleurs lettons pour rénover une école à Vaxholm en Suède en 2003-2004. Elle refuse alors de signer la convention collective et de respecter la législation suédoise sur les conditions de travail et le salaire minimum de la branche. C’est ce refus qui conduit les syndicats suédois à entreprendre des actions collectives tout à fait légales selon le droit suédois, afin que les travailleurs lettons puissent bénéficier des droits du pays d’accueil. L’entreprise riposte en saisissant les tribunaux nationaux suédois pour qu’ils déclarent illégales ces actions. L’affaire est finalement soumise à la CJCE, qui estime que les actions collectives menées par les syndicats suédois, et notamment le blocus d’un chantier de construction, n’avaient pas lieu d’être dans la mesure où elles étaient « non proportionnées » et allaient à l’encontre du principe de libre prestation de services. Or, la conséquence, également disproportionnée, de cet arrêt est d’avoir supprimé l’égalité de traitement entre les travailleurs permanents (suédois) et les travailleurs migrants (lettons), et d’avoir donc favorisé la concurrence en matière de normes sociales (salaire etc.) entre les deux États-membres.
Par ailleurs, la Cour avance l’argument que « l’État membre ne possédant pas de système de déclaration d'application générale des conventions collectives », l’entreprise n’est pas obligée d’appliquer un salaire minimum et des conventions collectives. En d’autres termes, le système de conventions collectives de la Suède n’est pas considéré comme de la hard law, mais comme de la soft law, et par conséquent ne répond pas au principe d’application générale. Cette argumentation se répercute implicitement sur l’Etat-membre, qui se voit désormais contraint de faire évoluer sa réglementation nationale vers un principe d’application générale (en faisant voter une loi contraignante sur le salaire minimum par exemple). C’est pourquoi, à la suite de l’arrêt, le gouvernement suédois a réuni une commission d’experts qui a proposé que les syndicats ne soient plus autorisés à engager une action collective pour contraindre une entreprise étrangère à adhérer aux conventions collectives du secteur, dès lors que celle-ci apportait la preuve qu’elle respectait les conditions minimales requises par la directive de 1996.
La même année, la société Viking qui assure la liaison maritime entre Tallin et Helsinki, décide de changer le pavillon de son ferry Rosella, afin de passer des conditions de travail définies par le droit finlandais à celles définies par le droit estonien - et d'employer ainsi des ouvriers estoniens à plus bas coût. Avec la menace de grève du syndicat Finnish Seamen’s Union (FSU), appuyé par ITF (Fédération internationale des syndicats d’ouvriers employés dans le transport), la société Viking saisit préventivement les juridictions britanniques (ITF étant basé à Londres) pour déclarer l’action d’ITF et de FSU contraires à l’article 43 du traité CE sur la liberté d’établissement. La CJCE, finalement saisie, tranche alors sur les rapports entre liberté d’établissement et droit de grève, et conclut en déclarant que : « L'article 43 CE empêche une politique coordonnée d'actions collectives menées par un syndicat et une association de syndicats qui, en restreignant le droit à la liberté d'établissement, a pour effet de cloisonner le marché du travail et d'entraver le recrutement de travailleurs originaires de certains États membres […] ».
L’Europe sociale « subordonnée » à l’Europe économique ?
Deux conclusions s’imposent au travers de ces deux arrêts : d’une part, il n’y a plus d’équilibre, mais une supériorité du principe de libre prestation des services sur l’objectif de protection des travailleurs ; d’autre part, on assiste à la mise en concurrence des systèmes nationaux de protection sociale. Pour reprendre les termes d’A. Supiot, l’Europe sociale se subordonne à l’Europe économique. Or, les traités actuels ne consacrent plus l’hégémonie de l’Europe économique sur l’Europe sociale puisqu’ils stipulent que les droits sociaux doivent être considérés comme des exceptions aux libertés économiques.
Ainsi, le droit social communautaire est supposé être un rempart plus efficace contre la concurrence des États-membres sur le terrain des normes sociales. Afin d’y parvenir, la solution serait de le rendre plus précis et d’application générale (pour qu’il ne fasse plus l’objet d’attaques). À cet égard, le Parlement européen a récemment montré une volonté progressiste de remédier à ces manquements en votant en avril 2009 une résolution demandant la révision de la directive de 1996 pour qu’y soient clairement inscrits un délai limite de détachement et une explicitation de la « protection minimale » et du cadre de transposition.
Pour aller plus loin
Sur Nouvelle Europe
- Dossier de décembre 2011 : Où en est l’Europe sociale ?
Sur Internet
- Articles 43 et 49 du Traité CE
- Directive 96/71/CE
- Arrêt Laval : affaire C-341/05
- Arrêt Viking : affaire C-438/05
- Session ordinaire du Sénat français sur la révision de la directive 96/71/CE proposée par le Parlement européen
À lire
- LAULOM, S. et LEFRESNE, F., « Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes – Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ? » La Revue de l’IRES, n° spécial "Flexicurité", mars 2010, p. 127-152.
- SUPIOT, A. « L’Europe gagnée par l’économie communiste de marché », Revue permanente du Mauss, 30 janvier 2008.
Source photo: CJCE-ECT - Way out Cédric Puisney sur flickr.com